La Presse Anarchiste

L’en dehors

[/​À Marius Berger./]

Le « Mau­rice-Eugène » était signa­lé depuis la veille, en par­tance de Nou­méa. À huit heures du matin, Georges Oxford avait bra­qué vingt fois sa longue-vue sur la passe. Ber­nard, sor­ti dès l’ou­ver­ture des ate­liers, n’é­tait pas même venu aux informations.

Ti-Nam et Roï, les deux chi­noises, ache­vaient en silence de ran­ger le salon. M. Georges remar­qua un siège mal pla­cé, ne dit rien, et, rec­ti­fia lui-même l’a­li­gne­ment. Puis il retour­na sur la véran­dah qui lon­geait le bun­ga­low, face à la mer, et prit le « Bul­le­tin du Com­merce » qui traî­nait sur un gué­ri­don de bam­bou. Sa haute taille se tas­sa tout à coup, se voû­ta, tan­dis qu’il s’as­seyait dans un fau­teuil. Le visage était jaune et sillon­né de rides, avec des yeux bleus très jeunes et des che­veux gri­son­nants. Un bec-de-lièvre rele­vait la lèvre à droite, la figeait en une espèce de sou­rire qui ajou­tait à l’ex­pres­sion incer­taine des traits.

Entre les deux pointes rocheuses, la baie ouvrait un quart de cercle tout ver­doyant. Des îles loin­taines par­se­maient la mer de corail ; sans un fré­mis­se­ment, au soleil déjà chaud, s’é­ten­daient les flots bleu fon­cé sous un ciel de cobalt. Près du bord, les hauts fonds de sable rosis­saient la lente pro­gres­sion de la marée mon­tante. Les wharfs sur leurs pilo­tis étaient deux griffes noires implan­tées dans l’ou­tre­mer pro­fond, comme pour une prise de pos­ses­sion. Les cha­lands, noirs aus­si et lourds, dor­maient dans l’é­ten­due satu­rée de lumière.

Lorsque le « Mau­rice-Eugène » parut au sud-est, Georges Oxford don­na l’ordre de mettre en marche la « Chris­tine », et les explo­sions assour­dies du moteur se déta­chèrent net­te­ment sur le rythme plus rapide et plus régu­lier des ateliers.

L’ad­mi­nis­tra­teur sui­vait l’é­troit sen­tier le long de la plage, et de temps en temps aper­ce­vait à tra­vers les éclair­cies des palé­tu­viers la sil­houette du « Mau­rice-Eugène » qui gran­dis­sait rapi­de­ment. Il fran­chit le tour­ni­quet et cou­rut presque, grim­pant comme un jeune homme l’es­ca­lier qui accé­dait à la voie du Decau­ville. Le tra­fic était arrê­té pour la mati­née, tous les cha­lands ayant été rem­plis de mine­rai à l’a­vance, afin de hâter le char­ge­ment. À l’ex­tré­mi­té du wharf, la « Chris­tine » ron­ron­nait, acco­lée à l’une des lourdes embarcations.

Georges Oxford, sau­tant sur l’a­vant pon­té du cha­land, gagna le remor­queur qui, aus­si­tôt après, vira de bord et se diri­gea vers le car­go, au mouillage à deux cents mètres dans la baie.

Le « Mau­rice-Eugène » était un bateau de huit mille tonnes appar­te­nant à la mai­son Bal­lande. Il venait char­ger à Hieng­hène quatre mille tonnes de mine­rai fie, chrome à des­ti­na­tion de l’A­mé­rique. Gla­dine Oxford, arri­vée depuis huit jours à Nou­méa par le « La Pérouse », occu­pait l’une des six cabines pour pas­sa­gers, ins­tal­lées tant bien que mal à bord du cargo.

Sur la « Chris­tine », tout le monde, depuis Pro­vi­ni le capi­taine jus­qu’aux canaques du cha­lan­dage, savait que le patron atten­dait sa fille. D’ailleurs, il ne pou­vait se tenir d’en par­ler, ni dis­si­mu­ler son impa­tience. Gla­dine n’a­vait pas vou­lu, comme son frère aîné Ber­nard, pour­suivre ses études à Syd­ney, ce qui lui eût per­mis de reve­nir chaque année pour les vacances. Depuis neuf ans, elle vivait en France, par­tie à dix-huit ans, après l’ob­ten­tion du bachot au col­lège de Nou­méa — doc­teur en méde­cine depuis trois années, pen­dant les­quelles elle était demeu­rée dans la métro­pole pour par­faire, disait-elle, son appren­tis­sage. Théo­ri­que­ment, Georges Oxford avait confié sa fille à une parente habi­tant la ban­lieue pari­sienne ; pra­ti­que­ment, la jeune fille avait de suite affir­mé son indé­pen­dance en louant une chambre sur la rive gauche.

Mélange d’in­quié­tude, de joie et d’a­mour, les regards de M. Georges fixaient la vieille car­casse du « Mau­rice-Eugène ». Gla­dine, pen­chée à la cou­pée, sou­riait ten­dre­ment au matin splen­dide, au petit remor­queur qui s’es­souf­flait sur l’eau calme.

Sou­riant encore, elle fixait le vieil homme qui, l’ayant ser­rée dans ses bras, expé­diait quelques for­ma­li­tés, pour, débar­ras­sé de tout sou­ci, entraî­ner jalou­se­ment sa fille. Un vieil homme ? Oui, bien qu’il n’eut guère plus de cin­quante-cinq ans. Mais ces neuf années avaient dure­ment mar­qué sur lui. Gla­dine revoyait les che­veux blond ardent, reje­tés en arrière d’un mou­ve­ment juvé­nile, la taille bien droite, le teint clair. Cher papa ! c’é­tait bien encore le même regard rêveur et enthou­siaste, l’es­pèce de gau­che­rie char­mante qui don­nait à l’homme de qua­rante ans, mal­gré la défor­ma­tion de la lèvre, une séduc­tion d’être tou­jours jeune.

Dès qu’ils eurent des­cen­du l’é­chelle au flanc du car­go, la « Chris­tine » décri­vit un demi-cercle et revint vers le rivage, lais­sant accos­té le cha­land que les canaques déchar­geaient avec des chants et des cris aigus. Ils n’a­vaient rien à se dire ; il fal­lait lais­ser aux hôtes intimes le temps de se recon­naître, de reprendre contact. Côte à côte, ils regar­daient s’ap­pro­cher les mai­sons à tra­vers la ver­dure ; et dans le fond, le long pla­teau du Katé­pa­bié, aux épe­rons paral­lèles jetés vers la plaine, sépa­rés par des cas­cades d’un blanc éclatant.

Ils trou­vèrent, sur le wharf, Ber­nard tout affai­ré. Le char­geur avait une panne, et ne serait sans doute pas répa­ré à temps pour l’a­près-midi ; il fal­lait prendre une équipe de chi­nois en atten­dant, afin que le char­ge­ment ne fut pas retar­dé. Mon­sieur le direc­teur tech­nique était en colère contre le méca­ni­cien, contre le chef d’a­te­lier : ces gens-là n’é­taient bons à rien, il devait s’oc­cu­per de tout lui-même. Il s’in­for­ma si sa sœur avait eu une bonne tra­ver­sée et s’ex­cu­sa de ne pou­voir l’ac­com­pa­gner à la mai­son. On se retrou­ve­rait à onze heures et demie pour le déjeu­ner : il ne pou­vait négli­ger son tra­vail, il n’a­vait pas une minute à lui.

Son père l’ap­prou­va ; mais Gla­dine eut un léger rire en recon­nais­sant le coup d’œil com­plice qu’il jetait de côté. C’é­tait comme autre­fois, peu de temps avant son départ, lorsque Ber­nard, jeune ingé­nieur et gon­flé de son impor­tance, reve­nait de Syd­ney avec le titre de sous-direc­teur de la Katé­pa­hié, chan­gé après le départ de Ram­say en celui de directeur.

― Qui a rem­pla­cé Ber­nard, là-haut ? deman­da Gladine.

— Un autre anglais, Ellis Bla­ck­way ; d’ailleurs, il des­cen­dra sans doute quelque dimanche, tu le connaîtras…

— Tu vois, conti­nua le père, Ber­nard n’a pas chan­gé, tou­jours actif, empres­sé, autoritaire…

— Et toi, papa ?

— Moi, je suis fatigué !…

Gla­dine voyait avec plai­sir la véran­dah char­gée de lianes bleues et rouges, et l’é­norme buis­son de lau­rier-rose à côté du per­ron. Elle accro­cha son cha­peau de feutre au dos­sier d’un pliant et reti­rant quelques épingles de l’é­paisse masse de ses che­veux roux, lais­sa retom­ber les tresses sur ses épaules. C’é­tait là sa manière, et Mon­sieur Georges retrou­va l’a­do­les­cente dans cette grande jeune femme dont les yeux gris se posaient sur toutes choses avec calme.

Bien sûr, il sem­blait fati­gué : un reste de palu­disme, rap­por­té des Hébrides, le foie aus­si sans doute. Aujourd’­hui, il n’y fal­lait pas pen­ser. Toute une connais­sance à refaire. Au fond, n’a­vait-il pas tou­jours pré­fé­ré Gla­dine, qui lui res­sem­blait phy­si­que­ment ? Ren­fer­mée et muette près de la mère trop dis­tante et trop froide, elle s’a­ni­mait lorsque son père l’emmenait avec lui dans la brousse ou chez les enga­gés qu’il soi­gnait béné­vo­le­ment. Ber­nard au contraire pro­fes­sait l’or­gueilleuse supé­rio­ri­té intel­lec­tuelle de Madame Oxford. Quand celle-ci était morte, Gla­dine à dix-sept ans venait de sor­tir du col­lège, et Ber­nard, depuis un an déjà sous-direc­teur de la mine, habi­tait au vil­lage même édi­fié sur le Katé­pa­hié, et ne des­cen­dait à Hieng­hène qu’une fois par quin­zaine. Georges Oxford avait donc vécu toute une année avec sa fille dans une affec­tueuse, inti­mi­té, et il s’en sou­ve­nait comme de la période la plus heu­reuse peut-être de sa vie. En l’a­do­les­cente déjà sérieuse et réflé­chie, avec des accès d’en­fan­tine gaie­té. Il avait trou­vé un com­pa­gnon de pen­sée et de tra­vail, comme jamais sa femme ne l’a­vait été ; en même temps qu’un récon­fort dans les moments difficiles.

Ber­nard blâ­mait en son père une bon­té trop com­mode, trop de fami­lia­ri­té avec les employés, un manque de convic­tions sévères. L’u­sine devait mar­cher comme une caserne, et depuis qu’il était direc­teur il s’ef­for­çait de faire ren­trer dans l’ordre tout ce qui n’al­lait pas à son gré. Lais­sant la rési­dence d’en haut à Ellis Bla­ck­way, il était. venu habi­ter avec Mon­sieur Georges, qui regret­tait presque la triste soli­tude où l’a­vait lais­sé le départ de Gladine.

— Enfin, que comptes-tu faire ? deman­da Ber­nard à la fin de ce pre­mier déjeu­ner en famille. Papa t’a dit que j’é­tais fian­cé avec May Williams. Nous t’at­ten­dions pour fixer la date du mariage. Puisque te voi­là, je vais écrire à May de venir pas­ser quelque temps à la mai­son. Lorsque je serai marié, je m’ins­tal­le­rai dans la mai­son actuel­le­ment vide située près des bureaux. Tu pour­rais res­ter ici avec papa, exer­cer comme méde­cin de colo­ni­sa­tion. et obte­nir une sub­ven­tion de la mine pour soi­gner les employés.

— Je n’ai pas du tout réflé­chi à cela, dit Gla­dine. À vrai dire, je ne pen­sais pas…

— Ce serait pour­tant le mieux, tran­cha Ber­nard. Le doc­teur Lieh­mann est à Oua­ré : qua­rante kilo­mètres. Et l’é­tat des routes ne lui per­met pas de pas­ser aisé­ment. Papa, qui est tou­jours le même, hésite à le…déranger, et pré­fère se char­ger du rôle d’in­fir­mier. Ce n’est ni son métier, ni sa place. Il ne s’é­coule pas de jour sans qu’il ne rende quelque visite, non seule­ment à l’in­fir­me­rie, mais dans les cases mêmes des java­nais ou des ton­ki­nois. Ce n’est pas là besogne d’un admi­nis­tra­teur. Ces gens-là deviennent déjà beau­coup trop familiers.

— Mais papa sait aus­si bien que toi ce qu’il doit faire ! dit vive­ment Gla­dine. Pour moi, je n’ai vrai­ment pas l’in­ten­tion de m’en­ter­rer ici, dû moins à la manière dont tu l’en­tends. Et d’ailleurs…

La jeune femme vit l’ex­pres­sion attris­tée du père, et son regard comme un appel.

― …et d’ailleurs, reprit-elle en se levant et en bai­sant le visage flé­tri, je veux d’a­bord jouir de mes vacances. Nous ver­rons .plus tard.

(à suivre)

[/​P. Madel/​]

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