Mon cher E. Armand,
… En parlant du mouvement au Canada, j’entends le mouvement anarchiste chez l’élément de langue française ; je laisse de côté celui de langue anglaise qui comprend surtout des juifs de toutes provenance : Russie, Hongrie, Bohème, etc… et qui, entre eux, emploient cette langue, qu’il parlent atrocement, pour se comprendre mutuellement.
La population canadienne de langue française est importante au Canada. On l’estime à trois millions. Tout Québec parle français, trois à quatre cent mille habitants ; à Montréal, les trois-quart de la population, soit 700 mille ou plus, sont français de race et de langue. Leur dialecte est un patois normand ou breton orné de locutions anglaises francisées et très pittoresques.
Et qu’est cette population « françoise » ? Quelle mentalité accuse-t-elle ? Quelles mœurs a‑t-elle ? Dans quel sens évolue-t-elle ? Voilà des questions qui, certainement, intéresseront le français de France, et que je vais traiter superficiellement, mais à coup sûr.
Tout ceux qui ont passé par le Canada et sont restés en contact avec les canadiens français sont unanimes à reconnaitre que ce « français » est un français périmé. Notre bonhomme date du moyen âge, il est visiblement en retard, il est resté tout au moins au point où il se trouvait quand il est arrivé au pays des Iroquois, et cela remonte à deux cents ans. La cause de ce retard ou de cette stagnation est connu : le curé…
Le curé a conservé la langue avec l’hypocrisie catholique, avec son immoralité, son incurie, sa passivité, sa superstition. Tout ceux qui ont vécu à Montréal en connaissent la prostitution qui s’étale ingénuement à tous les carrefours. « Quatre-vingt-dix pour cent en sont », me disait un habitant, dernièrement, en parlant des… dames. Et je crois qu’il était au dessous de la réalité. Je passerai sous silence la perversion si connue de l’école chrétienne qui produit avec ampleur les pédérastes et autres invertis de toutes natures. Tous cela paraît co-exister avec l’éducation religieuse dispensée par les ordres de toutes espèces pullulant dans les villes et villages du Canada, et faisant bon ménage avec la prostitution, et les habitudes dites contre-natures, à peine dissimulées chez cette race qui en est encore au
Le Canadien français n’est certes pas mauvais bougre à première vue ; ce n’est pas ce qu’on appelle un mauvais coucheur, il semble cordial, ingénu ; ce qui fait fondre la première bonne opinion qu’on se forme de lui est sa fausseté évidente aussitôt qu’on opère quelque transaction avec lui. La quantité de roublards français « de France » qui se sont faits rouler par lui est légion. Il roule le monde avec une allure candide, avec une honnêteté apparente de paysan innocent. J’ai sur ce sujet recueilli bon nombre d’anecdotes, et les opinions ne sont jamais divergentes ; le peu que j’ai observé, après de fréquentes visites au Canada et de nombreux contacts avec ses habitants, ont corroboré ces affirmations. Le canadien, comme type d’homme, n’a pas la mentalité forte, sincère, droite, libre et indépendante que l’on rencontre chez une race évoluée, dans une espèce émancipée par la science, par les idées modernes, par l’affranchissement de la superstition ancestrale ou héréditaire.
Si vous voulez vous faire bien voir, soyez pieux et affichez votre croyance. N’allez pas étaler votre scepticisme ; ne pas croire en Dieu est un, crime là-bas, et le français, est surtout détesté pour son incrédulité native qui ne cadre pas avec la foi moyenâgeuse du canadien. « Tu n’crois pas en Dieu toi, maudit França… » (le mot « maudit » est employé constamment par eux, c’est encore un reste du passé, et la terminaison « ais » se prononce comme « a ») voilà l’exclamation à laquelle vous vous exposez.
En essayant de peindre le canadien français je parle naturellement ici du peuple en général ; l’élément progressif, bien qu’entaché aussi peut-être de « moyen-âgisme », ne mériterait pas une critique acerbe, à cause de ses efforts et sa bonne volonté pour s’affranchir de l’ambiance.
Le mouvement révolutionnaire est donc en rapport avec les mentalités auxquelles il s’adresse, et vous ririez en entendant les démagogues du crû prêcher leurs doctrines antédiluviennes. J’en ai entendu une douzaine en divers lieux et à diverses occasions, et les arguments employés et les raisons données sont aussi pittoresques que le langage qu’ils emploient. L’ignorance épouvantable dans laquelle croupit ce peuple obscurci ne lui permet pas de comprendre et d’accepter autre chose que des images barbares et des notions élémentaires. L’individualisme, sous quelque aspect que ce soit, n’a aucune chance de succès chez une race qui ne se possède pas encore, qui n’a pas encore découvert ses droits et sa propriété.
Cependant il y a des anarchistes et un embryon de mouvement. Il y a des anarchistes au Canada au même titre qu’il y en a toujours eu à travers les siècles, et comme il y en aura toujours. L’anarchiste conçu en ce sens est, pour moi, simplement l’ennemi de l’oppression, de l’erreur, et l’ami de l’émancipation individuelle. Rien de plus naturel qu’il y ait toujours eu des individus opposés aux volontés extérieures à eux-mêmes, que ce soit l’Église, l’État, le Peuple, le Socialisme ou autre courant. Nos anarchistes canadiens sont donc des anarchistes « naturels » qui ont accepté a priori l’idée générale d’opposition à toutes contraintes, et nous ne, pouvons que les approuver d’une façon tout aussi générale. Mais une attitude ne fait pas l’état normal, il y faut joindre les éléments de culture et les connaissances essentiels à la mentalité de l’affranchi.
Ma conclusion est qu’étant donné l’état psychologique de l’individu généralisé, nous nous trouvons en présence d’une espèce préhistorique, un peu au-dessus de l’esquimau, qui ne peut accepter nos vues et qui retiendra encore quelque temps ses instincts, ses goûts, ses habitudes de penser, et son indifférence pour la vie individuelle si chère à certains types de notre vieille culture.
Voici mon diagnostic exposé, le seul traitement que je préconiserais serait l’homéopathie. La douceur ne convient pas à mon système, parce que trop chrétienne, et le christianisme est précisément ce qui infecte cette malheureuse race, saine de corps et décrépite d’esprit. Je préconiserais donc de ne pas transiger et de ne pas se ravaler au niveau d’un type si différent de nous mentalement. Le canadien est un gobe-mouche, il ne croit que l’imposteur flagrant, il n’a de passe-temps intellectuel que ceux du gosse à l’école ; il faut en faire un homme en méprisant davantage ses goûts de serf, et ne pas hésiter à le choquer. Notons encore qu’il est suprêmement vicieux, libidineux, comme tous les catholiques de vieille race. Porter les idées régénératrices est un art, et les arts ne s’adressent pas aux masses. Puisque se faire comprendre de tous est impossible, limitons-nous aux seuls individus qui puissent apprécier un ordre d’idées différent de l’ordinaire. Restons même avec eux individualistes décidés ; ne nous cachons pas, notre attitude même pourra les inciter à abandonner les vieilles notions d’altruisme qui poussent les individus à s’occuper du bien public, avant le leur. Le mal est donc chez l’individu avant d’être dans la race ; un peu de retour sur lui-même pourra seul changer le Canadien français.
Le mouvement anarchiste au Canada est donc simplement latent, et cela est dû aux difficultés qu’il y a pour les propagandistes à se faire comprendre. Les copains là-bas sont comme désemparés, comme des poissons dans la bouillie, les mains dans les poches, les bras croisés. Montréal, la ville la plus active et la plus libre, nous offre un tableau de cet état de chose lamentable pour ceux qui aiment à s’extérioriser et changer les idées de leur entourage, ou les remuer.
Peut-être y a‑t-il à Montréal cent ou deux cents anarchistes qui désireraient une petite agitation, mais c’est à peine vingt à trente camarades que j’ai pu compter lors de mes séjours à différentes époques. Ces camarades peu enthousiastes se bornent à discutailler, assez intelligemment il est vrai, en été, le soir au square Vigier, ou dans une taverne de la rue Sainte-Catherine. Ces copains manifestent à chaque propos leur dégoût et leur mépris de la populace, de la race, des coutumes. Ils ont beau jeu, Montréal, la ville des curés, leur offre un champ inépuisable de railleries… Il y a un sanctuaire, un pèlerinage à guérisons ébouriffantes, des scandales de sacristie, et, plus grotesque peut-être que le reste, un mouvement communiste enfantin avec ses leaders, son bluff et ses manœuvres ouvriéristes.
Le tort que les copains ont, à mon avis, est précisément de rester trop chez le « peuple », chez un tel peuple… Qu’espèrent-ils lui faire comprendre ? Le populo au Canada veut des prêcheurs, des processions, ou des cérémonies d’un goût antique ou oriental. Le peuple ne s’affranchit qu’en cessant d’être peuple, d’être foule, de suivre les processions ou manifestations. On connaît en France ce que peut faire le peuple et ses enthousiasmes pour un drapeau ou un héros. La foule ici est la même, avec 500 ans en moins.
Le mouvement anarchiste, toujours à mon avis, ne s’adresse donc pas à la masse, mais à l’individu ; étant donné ce fait que la « masse » représente toujours l’élément le plus réactionnaire, primitif, barbare et sauvage. Si donc au lieu d’essayer de faire, comprendre à la brute des idées qu’elle ne peut assimiler, les propagandistes sélectionnaient leur élément, ils auraient des chances de succès certain. La tâche au Canada, comme partout, est de former un courant qui gagne de la force en s’établissant, et fructifie au point de devenir un mouvement. L’important est de faire entendre sa voix, et les, anarchistes au Canada ne se font pas entendre encore parce qu’ils restent… travaillistes.
Une bonne idée qui me fut soumise dernièrement par un camarade intéressé à la propagande est celle de la création d’un point de repère, telle qu’une entreprise de librairie sociologique, c’est-à-dire l’établissement d’un commerce d’apparence neutre et indépendant, où se débiteraient les « bonnes idées ». Il y a un avenir pour une telle initiative à Montréal, et sa réalisation ne manquerait pas de