La Presse Anarchiste

L’individualisme de Colette

Pour les curieux de psy­cho­lo­gie fémi­nine, voi­ci quelques pas­sages de l’é­cri­vain Colette tirés de « La Vaga­bonde ». Il ne faut pas se méprendre sur le titre. Cette vaga­bonde n’est pas ce que l’on pour­rait croire, au pre­mier abord, une femme qui se donne et se reprend, puis se redonne et se reprend encore. L’hé­roïne de l’ou­vrage qui nous inté­resse mène une vie moins banale. L’ac­tion gra­vite autour d’un refus, ou plu­tôt d’un débat au terme duquel une jeune femme lève le pont sur elle-même, se déga­geant com­plè­te­ment de toute emprise mas­cu­line. Je fais grâce de com­men­taires plus abon­dants. Colette est à prendre telle quelle. Elle est natu­relle, elle est lucide, elle est sin­cère. J’es­time que ce sont des qua­li­tés de poids. Et puis, elle pense femme. Ses écrits parlent le sceau de son sexe. Qui le lui repro­che­rait ? N’est-ce pas là ce qu’on appelle être indi­vi­dua­liste ? Colette ne s’é­gare pas dans les voies sans issues des dis­cus­sions abs­traites et des­sé­chantes. Rien d’autre dans ses œuvres que l’ex­pres­sion de sa sen­si­bi­li­té, de sa réso­nance propre.

Voi­ci, tout d’a­bord, une opi­nion sur les ami­tiés féminines :

Ma main sur le rebord du bal­con, froisse le der­nier billet de mon ami qui répond à ma lettre de Lyon. Il s’y sou­vient hors de pro­pos que ma cama­rade Ama­lia n’ai­mait pas les hommes ! Il n’a pas man­qué, en être « nor­mal » et « bien équi­li­bré » qu’il est, de flé­trir un peu, en la raillant, ma vieille amie, et de nom­mer « vice » ce qu’il ne com­prend pas. À quoi bon lui expli­quer ?.… Deux femmes enla­cées ne seront jamais pour lui qu’un groupe polis­son, et non l’i­mage mélan­co­lique et tou­chante de deux fai­blesses, peut-être réfu­giées au bras l’une de l’autre pour y dor­mir, y pleu­rer, fuir l’homme sou­vent méchant, et goû­ter, mieux que tout plai­sir, l’a­mer bon­heur de se sen­tir pareilles, intimes, oubliées. À quoi bon écrire ― et plai­der — et dis­cu­ter ?… Mon volup­tueux ami ne com­prend que l’amour…

Quelques lignes, main­te­nant, qui pié­tinent le mythe de la fra­gi­li­té féminine :

L’i­so­le­ment, oui, je m’en effrayai, comme d’un remède qui peut tuer. Et puis, je décou­vris que je ne fai­sais que conti­nuer à vivre seule. L’en­traî­ne­ment datait de loin, de mon enfance, et les pre­mières années de mon mariage ne l’a­vaient qu’à peine inter­rom­pu : il avait repris, aus­tère, dur à pleu­rer, dès les pre­mières tra­hi­sons conju­gales, et cela, c’est le plus banal de mon histoire…

Com­bien de femmes ont connu cette retraite en soi, ce replie­ment patient qui suc­cède aux larmes révol­tées ? Je leur rends cette jus­tice en me flat­tant moi-même : il n’y a guère que dans la dou­leur qu’une femme soit capable de dépas­ser la médio­cri­té. Sa résis­tance y est infi­nie ; on peut en user et abu­ser sans craindre qu’elle ne meure, moyen­nant que quelque pué­rile lâche­té phy­sique ou quelque reli­gieux espoir la détournent du sui­cide simplificateur.

« Elle meurt de cha­grin… Elle est morte de cha­grin… ». Hochez, en enten­dant ces cli­chés, une tête scep­tique plus qu’a­pi­toyée : une femme ne peut guère mou­rir de cha­grin. C’est une bête si solide, si dure à tuer ! Vous croyez que le cha­grin la ronge ? Point. Bien plus sou­vent elle y gagne, débile et malade qu’elle est née, des nerfs inusables, un inflexible orgueil, une facul­té d’at­tendre, de dis­si­mu­ler, qui la gran­dit, et le dédain de ceux qui sont heu­reux. Dans la souf­france et la dis­si­mu­la­tion, elle s’exerce et s’as­sou­plit comme à une gym­nas­tique quo­ti­dienne pleine de risques… Car elle frôle constam­ment la ten­ta­tion la plus poi­gnante, la plus suave, la plus parée de tous les attraits : celle de se venger.

Et voi­ci la même héroïne dans un rôle moins brillant :

… Heu­reux, pas­sif, il (l’a­mou­reux) se laisse ser­vir, et je le regarde boire comme s’il m’ac­cor­dait une grande faveur. S’il veut, je lui noue­rai sa cra­vate, et je veille­rai au menu du dîner… Et je lui appor­te­rai ses pan­toufles… Et il pour­ra me deman­der d’un ton de maître : Où vas-tu ? Femelle j’é­tais, et femelle je me retrouve, pour en souf­frir et pour en jouir.

Nous ter­mi­ne­rons par la pro­fes­sion de foi d’un être qui se veut libre :

…Peur de vieillir, d’être tra­hie, de souf­frir… Un choix sub­til a gui­dé ma sin­cé­ri­té par­tielle, pen­dant que j’é­cri­vais cela. Cette peur-là, c’est le cilice qui colle à la peau de l’A­mour nais­sant et se res­serre sur lui, à mesure qu’il gran­dit. Je l’ai por­té ce cilice, on n’en meurt pas. Je le por­te­rais de nou­veau, si je ne pou­vais pas faire autrement…

« Si je ne pou­vais pas faire autre­ment… » Cette fois, la for­mule est nette ! Je l’ai lue écrite dans ma pen­sée, je l’y vois encore, impri­mée comme une sen­tence en petite, capi­tales grasses… Ah ! je viens de jau­ger mon piètre amour et de libé­rer mon véri­table espoir : l’évasion.

Com­ment y par­ve­nir ? Tout est contre moi. Le pre­mier obs­tacle où je bute, c’est ce corps de femme allon­gé qui me barre la route — un volup­tueux corps aux yeux fer­més, volon­tai­re­ment aveugle, éti­ré, prêt à périr plu­tôt que de quit­ter le lieu de sa joie… C’est moi, cette femme-là, cette brute entê­tée au plai­sir. « Tu n’as pas de pire enne­mie que toi-même ! » Eh ! je le sais, mon Dieu, je le sais ! Vain­crai-je aus­si, plus dan­ge­reuse cent fois que la bête gou­lue, l’en­fant aban­don­née qui tremble en moi, faible, ner­veuse, prompte à tendre les bras, à implo­rer : « Ne me lais­sez pas seule ! » Celle-ci craint la nuit, la soli­tude, la mala­die et la mort, — elle tire les rideaux, le soir, sur la vitre obs­cure qui l’ef­fraie, et se lan­guit du seul mal de n’être point assez ché­rie… Et vous, mon adver­saire bien-aimé, com­ment vien­drai-je à bout de vous, en me déchi­rant moi-même ? Vous n’au­riez qu’à paraître, et… Mais je ne vous appelle pas !

Non, je ne vous appelle pas. C’est ma pre­mière victoire…

… … … … … … … … … … …

Car je te rejette et je choi­sis… tout ce qui n’est pas toi. Je t’ai déjà connu, et je te recon­nais. N’es-tu pas, en croyant don­ner, celui qui acca­pare ? Tu étais venu pour par­ta­ger ma vie… Par­ta­ger oui : prendre ta part ! Être de moi­tié dans mes actes, t’in­tro­duire à chaque heure dans la pagode secrète de mes pen­sées, n’est-ce pas ? Pour­quoi toi plu­tôt qu’un autre ? Je l’ai fer­mée à tous.

Tu es bon, et tu pré­ten­dais de la meilleure foi du monde, m’ap­por­ter le bon­heur, car tu m’as vue dénuée et soli­taire. Mais tu avais comp­té sans mon orgueil de pau­vresse : les plus beaux pays de la terre, je refuse de les contem­pler, tout petits, au miroir amou­reux de ton regard…

Le bon­heur ? Es-tu sûr que le bon­heur me suf­fise désor­mais ?… Il n’y a pas que le bon­heur qui donne du prix à la vie. Tu me vou­lais illu­mi­née de cette banale aurore, car tu me plai­gnais obs­cure. Obs­cure, si tu veux : comme une chambre vue du dehors. Sombre et non obs­cure, sombre, et parée par les soins d’une vigi­lante tris­tesse argen­tée et cré­pus­cu­laire comme l’ef­fraie, comme la sou­ris soyeuse, comme l’aile de la mite. Sombre, avec le rouge reflet d’un déchi­rant sou­ve­nir… Mais tu es celui devant qui je n’au­rais plus le droit d’être triste…

Je m’é­chappe, mais je ne suis pas quitte encore de toi, je le sais. Vaga­bonde et libre, je sou­hai­te­rai par­fois l’ombre de tes murs… Com­bien de fois vais-je retour­ner à toi, cher appui où je me repose et je me blesse ? Com­bien de temps vais-je appe­ler ce que tu pou­vais me don­ner, — une longue volup­té, sus­pen­due, atti­sée, renou­ve­lée… la chute ailée, l’é­va­nouis­se­ment où les forces renaissent de leur mort même… le bour­don­ne­ment musi­cal du sang affo­lé… l’o­deur de san­tal brû­lé et d’herbe fou­lée… Ah ! tu seras long­temps une des soifs de ma route.

[/​Emma­nuèle/​]

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