I. Avant-propos
Beaucoup de personnes pensent qu’il n’est pas nécessaire de parler de l’amour, que ce sentiment doit avant tout être « vécu » et qu’il est superflu, sinon nuisible, d’en discuter. Je suis, certes, d’accord quant à la préférence de « vivre » l’amour plutôt que de discourir à son sujet. Il n’empêche que c’est là une attitude, non seulement peu philosophique, mais aussi peu rationnelle. Cela ressort encore d’une mystification de mauvais aloi qui tend à faire d’un sentiment généralement mal compris, une sorte de « tabou ». En parler, serait en quelque sorte sacrilège, ce serait profaner le « tabou ».
Heureusement, la psychanalyse est venue renverser dans ce domaine les vieilles superstitions et nous apporter quelques lumières.
Ce n’est d’ailleurs pas au point de vue psychanalyse que je désire me placer ici, n’ayant que la modeste intention d’exposer quelque-unes de mes idées sur l’amour tel que je le conçois.
C’est, peut-être, le sujet qui depuis que l’homme réfléchit, pense et écrit, a fait prononcer le plus de paroles et couler le plus d’encre. Et, cependant, il n’est que d’écouter les propos échangés dans des conversations, voire des conférences, et de lire certains écrits sur la question, pour se rendre compte du peu de consistance de nos opinions et de la superficialité de nos conceptions en la matière. Seuls, comme je l’ai dit plus haut, les psychanalystes ont quelque peu approfondi le sujet.
Ce que je reproche aux idées généralement émises est leur manque de généralité. Elles expliquent souvent quelques cas particuliers, mais se montrent impuissantes à définir correctement l’amour sous ses diverses formes, tel que le narcissisme ou l’homosexualité et ne permettent pas d’expliquer correctement ces déviations.
Je leur reproche également une imprécision marquée quant aux termes descriptifs utilisés. Il est certes difficile, et même tout à fait vain, de vouloir assigner des domaines strictement délimités aux diverses formes du sentiment affectif ; on aimerait néanmoins pouvoir s’entendre, au cours d’une discussion sur le sens des termes : affection, amitié, amour, désir, etc.
Enfin, je reproche aux idées communes sur l’amour de manquer de sincérité. On ne veut pas regarder les choses en face, on ne veut pas se voir tel que l’on est ; on s’imagine aimer par altruisme, aimer autrui pour lui-même, on se vautre dans l’illusion pour se faire croire à soi-même que l’on est « bon », et, d’illusion en illusion, pour ne pas vouloir considérer les choses sous leur angle véritable (qu’il soit « moral » ou « immoral »), on devient « l’esclave » dans la pleine acceptation du terme, d’un sentiment qui devrait être pour nous le plus [grand] moyen de perfectionnement.
II. Quelques définitions
C’est en tenant compte des idées exprimées ci-dessus que j’ai rédigé cet essai. Aussi bien, avant d’aborder la question de l’amour, proprement dite, vais-je donner quelques courtes définitions des termes généralement employés dans le domaine affectif. Ces définitions n’ont d’autre prétention que de préciser le sens que j’attribue à chacun de ces mots. Elles ne prétendent pas amoindrir ni remplacer les définitions de ces mots, données par d’autres auteurs ; leur but est simplement de préciser ma pensée pour la bonne intelligibilité de la suite de cette étude.
Sentiment (en général) : émotion psychique bonne ou mauvaise causée par un objet ou une personne. (Si un tableau me procure une émotion, je puis dire que je possède un sentiment artistique dans le domaine pictural).
Camaraderie : sentiment de cordialité ressenti entre individus ayant des affinités communes dans un domaine quelconque. La camaraderie est strictement indépendante du sexe.
Amitié : sentiment profondément affectif entre individus ayant entre eux de grandes affinités. L’amitié comme la camaraderie est strictement indépendante du sexe. Elle représente, à mon avis, la camaraderie poussée à son point ultime.
Attirance sexuelle : Tropisme physicobiologique poussant l’un vers l’autre deux individus de sexes opposés (ou deux individus de même sexe dans le cas de l’homosexualité). Il peut y avoir attirance sexuelle entre deux individus n’ayant aucune affinité, sinon l’affinité sexuelle qui est absolument indépendante de la conscience et que je considère comme un fait purement biologique. C’est l’attirance sexuelle qui unit deux cloportes, deux mouches, deux lions, ou deux animaux quelconques. Seules parlent les lois d’attirance biologiques (tropismes encore mal connus), à l’exclusion de toute activité psychique.
Sexualité : j’inclus dans ce domaine tout ce qui a trait à la manifestation de l’attirance sexuelle — tout acte direct ou dérivé, ayant en vue (consciemment ou non) la réalisation de l’acte sexuel.
Sentimentalité : je place dans ce domaine toutes les manifestations qui, bien qu’a mon avis dérivées de la sexualité, sont passées dans le domaine purement psychique. La sentimentalité n’existe à mon sens que chez l’homme où le psychisme occupe une place importante par rapport au psychique. Elle est, en ce sens, une déviation de la sexualité.
Les poésies amoureuses de nos poètes romantiques, par exemple, sont un splendide exemple de sentimentalité. Elles sont du pur domaine psychique.
Cette petite classification que je viens de faire ne doit pas nous induire en erreur. Les sentiments sont rarement simples et beaucoup plus souvent complexes, très complexes.
— La camaraderie s’observe à l’état pur entre individus de même sexe. Si les sexes sont différents elle est souvent teintée d’attirance sexuelle (consciemment ou non). De même pour l’amitié.
— L’attirance sexuelle est aussi rarement observée à l’état pur (ou bien alors, elle est fugitive). Elle se teint bien souvent de camaraderie ou d’amitié, ce qui est fort logique d’ailleurs, car le lien sexuel, bien que très puissant, se montre incapable d’inspirer une considération mutuelle suffisante pour justifier une fréquentation quelque peu suivie.
— Quant aux manifestations de la sentimentalité, elles accompagnent, dans presque tous les cas, celles de la sexualité. Ce qui est encore logique, d’après ma conception, puisque la sentimentalité n’est qu’une forme déviée de la sexualité. Ainsi donc, s’il est permis, pour la clarté d’un exposé, de classifier comme je l’ai fait, il faut se garder de croire que les choses sont aussi simples en pratique.
III. Vers une définition de l’amour.
Et nous en arrivons à l’amour. Ici encore, gardons-nous des considérations superficielles comme celle trop souvent entendue de :
amour = attirance sexuelle, ou d’un tas d’autres idées à courte vue, tendant à considérer comme simple un problème fort complexe, surtout s’il est envisagé non pas seulement du point de vue du comportement d’un individu, en particulier, mais surtout du point de vue général.
Ma conception est la suivante :
L’amour est la recherche de la perte conscience de notre moi individuel.
Il est évident que dans cette proposition, j’entends par « amour » le sentiment véritablement digne de ce nom qui ne doit pas être confondu avec une attirance sexuelle très prononcée.
Je dis également « la recherche » de la perte de conscience du Moi. Car en pratique, et même si l’on aime intensément, l’activité de notre vie sociale nous oblige à garder, la plupart du temps, une parfaite conscience de notre moi… et l’amour est la continuelle recherche que nous faisons pour perdre cette conscience.
Il est évident que l’état « d’amour parfait » est atteint lorsque la recherche n’a plus lieu d’être et que la perte de conscience du « moi » est constante. Je crois pouvoir dire que nous ignorons cet état, réservé aux seuls grands ascètes orientaux dont l’objet d’amour est évidemment différent du nôtre et qui passent la plus grande partie de leur vie en état d’extase (Ramakrishna par exemple).
Ceux-là seuls sont en droit de dire qu’ils ont atteint l’amour. Pour nous, contentons-nous de dire que nous le recherchons.
Voyons maintenant le mécanisme psychique de l’amour et son fonctionnement. Ici, nous avons recours aux psychanalystes dont la méthode est la seule qui puisse nous éclairer utilement, tout au moins en ce qui concerne le point de départ du sentiment amoureux.
Remarquons à ce sujet que l’amour embrasse un domaine extrêmement vaste. On aime non seulement son partenaire sexuel, mais ses enfants, ses parents, autrui — on aime également son village, les fleurs, la musique de Beethoven, le tabac et la crème au chocolat — on aime aussi la justice, la littérature ou le jeu.
Il y a lieu de distinguer dans cela : l’amour sentimental (pour le partenaire, les parents, les enfants, le village), l’amour intellectuel (pour la littérature, le jeu, la justice) et l’amour purement sensuel (pour le tabac, la crème au chocolat, etc.).
Cette classification a peu d’importance en soi, mais permet de mieux comprendre ce qui se passe chez l’homme dès sa naissance. Nous pouvons ainsi (toujours d’après les psychanalystes), distinguer plusieurs phases dans l’évolution de ce sentiment :
1° Chez le nourrisson : celui-ci intériorise les objets qu’il reconnaît comme bons et profitables. Il les sent et les considère comme faisant partie intégrante de lui-même. Si on lui relire son hochet ou le sein de sa nourrice (et le sein seul), la réaction est la même : on le prive d’une partie de lui-même qu’il considérait comme bonne.
L’amour à ce stade consiste en une inclusion dans le « moi » des objets environnants. On se rapproche beaucoup de l’instinct digestif (purement biologique) qui tend à faire absorber l’extérieur par l’individu pour le transformer en sa substance individuelle.
Il faut remarquer ici que beaucoup d’adultes ont fort peu évolué depuis ce stade et en fait d’amour en sont encore au stade « digestif ». Ce stade est fort peu intéressant pour l’être aimé qui est uniquement considéré comme objet de consommation et ne reçoit rien en échange.
2° Après l’amour « absorbant » que nous venons de voir, on peut distinguer l’amour « identification ». Le sujet élargit alors le champ de ses intérêts. La conscience de son « Moi » déborde alors les limites de son corps et elle arrive à inclure la personne aimée. Désormais, sa satisfaction ne dépend plus seulement de l’assouvissement de ses propres appétits, mais du bon état de l’objet aimé ou de son consentement.
L’amour-identification fait naturellement suite à l’amour-absorption de la même manière que l’aliment absorbé devient la substance du corps après le phénomène de l’assimilation.
Cet amour-identification est très fréquemment celui qui unit parents et enfants. C’est pourquoi les premiers sont prêts à tous les sacrifices, à condition que les seconds ne manifestent pas des goûts ou des idées trop violemment différents des leurs, auquel cas l’identification serait rompue.
Ce deuxième stade d’amour est conservé par la majorité des individus qui, dépassant le stade « digestif », veulent bien s’identifier à la personne aimée et sont prêts pour cela à toutes les concessions que cela représente.
Leur « moi » s’étend alors hors de leurs limites physiques et inclut la ou les personnes aimées.
3° Le troisième stade, le seul qui, à mon sens, soit vraiment profitable à l’individu (le deuxième n’étant qu’un échange de bons procédés et le premier une absorption pure et simple) consiste non plus en l’extension du moi vers l’extérieur, mais en sa fusion dans un ou plusieurs « moi » extérieurs, ou même, dans le cas de l’amour mystique (le plus puissant à mon sens) dans un moi cosmique et absolument impersonnel.
L’individu à ce stade perd alors conscience de son moi ce qui n’est pas une diminution de son individualité, mais ce que j’appellerai une « sublimation ».
Ce n’est qu’arrivé à ce stade que l’individu se libère du sentiment, qu’il n’en est plus esclave. Car, alors, il n’est plus de notion de propriété de l’objet aimé — on ne peut plus considérer celui-ci comme quelque chose ou quelqu’un faisant partie de soi, mais néanmoins susceptible de vous être retiré, enlevé ou volé par autrui ou par un quelconque événement.
On aime, non plus ce qui vous est bon ou agréable, ou ce qui vous procure un bénéfice d’ordre quelconque ; mais on aime parce que l’amour et quelque chose de bon en soi, que l’on a conscience de s’élever par lui, de surpasser soi-même ses propres possibilités ; et dans cet état psychologique, on s’aperçoit vite que la faculté d’aimer peut s’étendre très loin à tout ce qui vit et qui sent autour de nous.
Nous venons de voir que l’amour peut se distinguer sous la forme de trois tendances : absorption, association, fusion. En pratique, ces trois tendances coexistent en chaque individu et à tout instant ; seules les proportions varient. Et c’est ce qui explique le caractère dynamique de l’amour et son évolution incessante.
Je considère avec les psychanalystes que l’amour est pour le psychique ce que la nourriture est pour le physiologique, c’est-à-dire un moyen de se constituer, de s’affirmer, de s’enrichir, pour finalement s’échapper de son individualité qui nous isole totalement de l’univers et du milieu cosmique. Comme je le disais plus haut, l’amour n’est pas en général un état stable ; c’est un mouvement, une recherche, la recherche d’un état qui nous permette de sortir de nous-mêmes et de pénétrer dans le cosmos.
J’ai conscience, en ce cours exposé, d’une si vaste question, d’avoir traité bien superficiellement le sujet et d’avoir laissé dans l’ombre beaucoup de points importants. Mon seul but était de donner ici les grandes lignes de
IV. Erreur de la comparaison entre amour animal et amour humain
Je crois qu’il n’est pas besoin de s’étendre beaucoup sur ce point, bien que nombre d’auteurs se soient livrés à de telles comparaisons. Il n’est pas question de prendre l’homme pour une bête à part, mais il est incontestable que son psychisme est énormément plus développé que celui des animaux (surtout ceux que l’on prend généralement comme exemple : les scorpions, les pigeons, les mantes religieuses et autres, qui en sont tout simplement aux plus élémentaires des stades digestifs).
La gradation est d’ailleurs fort distincte puisque le singe et, en particulier, les anthropoïdes supérieurs, se montrent déjà fort complexes dans leurs manifestations affectives.
Ce n’est pas en considérant un morceau de fer que l’on explique une locomotive.
V. À propos des déviations de l’amour.
Il est juste, je pense, de toucher ici un mot de la principale déviation : l’homosexualité. Il y a peu à en dire en somme, sinon qu’il n’y a pas de raison psychique pour que l’amour se passe entre hommes et femmes exclusivement. Tout au plus peut-on objecter (je ne parle pas des considérations morales que je tiens comme parfaitement déplacées), une raison physiologique, laquelle est d’ailleurs discutée par les homosexuels. Mais cela est après tout, affaire de goût et peut-être de déterminisme.
Je remarque simplement que les mêmes forces d’amour existent chez les homosexuels et chez les hétérosexuels. Mêmes formes d’amour, mêmes déviations, mêmes défauts (jalousie, propriétarisme, sentimentalité maladive, etc.) et aussi le même « sentiment pur » à peu près dans la même proportion.
Quant au narcissisme, qui est, comme on le sait, l’amour de soi-même, il faudrait bien s’entendre sur le mot. Il est évident que l’amour vise toujours à une satisfaction personnelle de l’individu, même dans son sens le plus élevé. Quant à dire que c’est toujours soi que l’on aime en fin de compte, c’est peut-être aller un peu loin. Je crois que les véritables narcissiques, qui n’aiment réellement qu’eux, à l’exclusion de toute chose ou personne extérieure, sont fort rares et par surcroît malheureux : le but de l’amour n’est-il pas précisément de sortir de soi-même ?
[/(à suivre)