La Presse Anarchiste

Parmi ce qui se publie

Jacques Sau­ta­rel : La féli­ci­té du pauvre. (Ed. Mont­martre-Paris, 12 fr.). ― Les lec­teurs de l’en dehors connaissent Jacques Sau­ta­rel, l’au­teur de la Phi­lo­so­phie du Déter­mi­nisme, ouvrage que je qua­li­fie­rai de clas­sique, publié il y aura bien­tôt trente ans, dans la fameuse col­lec­tion socio­lo­gique de Stock, qui comp­tait Par­mi ses col­la­bo­ra­teurs Kro­pot­kine, Mala­to, etc… L’an-archie, « por­teuse de flam­beaux », comme disait Laurent Tail­hade, était belle alors. Sau­ta­rel se sen­tit atti­ré vers elle, et depuis cette époque il n’a ces­sé de lut­ter pour un idéal de vie meilleure. Tan­dis que cer­tains de ses cama­rades se conten­taient de « rêver »,Sau­ta­rel, lui, ne rêvait pas. C’est dans le pré­sent même qu’il pla­çait le bon­heur, c’est pour les hommes d’au­jourd’­hui, non pour ceux de demain, qu’il écri­vait, qu’il bataillait. La Cité Future était trop loin­taine pour satis­faire cet amou­reux de réalités.

L’au­teur de la Phi­lo­so­phie du Déter­mi­nisme ne se gri­sait pas de belles paroles. Il était poète, sans doute, mais à sa manière. Poète réa­liste, aimant la vie et vou­lant la « vivre en beau­té » il n’at­ten­dait rien du « Grand Soir », mais de sa seule volon­té. Nous le retrou­vons, tel qu’il était alors, tel qu’il n’a jamais ces­sé d’être, dans son der­nier livre : La Féli­ci­té du Pauvre. C’est sa vie même, mou­ve­men­tée, tour­men­tée, que nous sui­vons pas à pas dans cette « confes­sion ». L’au­teur s’y est mis tout entier, avec ses rêves, ses sen­ti­ments, ses espoirs, ses illu­sions et ses dés­illu­sions. Beau livre, parce que sin­cère, et qui n’a d’un roman que le nom, si l’on entend par roman une fable ima­gi­née de toutes pièces. Jaques Sau­ta­rel n’a pas eu besoin d’i­ma­gi­ner une « his­toire » pour nous inté­res­ser. Il n’a eu qu’à racon­ter sa vie sans cher­cher à y chan­ger quoi que ce soit, ne se don­nant pas pour un « héros » ni pour un paran­gon de ver­tu. Tel pas­sage de son livre pro­vo­que­rait des cris d’hor­reur et de répro­ba­tion de la part d’un cer­tain public habi­tué aux publi­ca­tions édi­fiantes chères à M. l’ab­bé Beth­léem. Ain­si, lorsque Sau­ta­rel nous déclare sans ambages qu’il a vou­lu « vio­ler sa fille », quel père de famille ne fré­mi­rait pas d’in­di­gna­tion ! Mais voi­là, Sau­ta­rel a le cou­rage de ses opi­nions (cou­rage que n’ont pas les bour­geois plus per­ver­tis que lui), et nous n’a­vons pas de peine à retrou­ver, dans la Féli­ci­té du Pauvre, l’au­teur de Para­doxes, Amants en Révolte, États d’âme, Lueurs Éco­no­miques, Désen­chan­te­ments, Un viol, Là Terre Pro­mise, et de cette petite bro­chure aujourd’­hui introu­vable : Quand égor­ge­rons-nous enfin ? Mais il n’y a pas que des viols ou des ten­ta­tives de viol dans La Féli­ci­té du Pauvre. Il y a des idées, des idées qui ne courent pas les rues, des idées qui sont à l’en­contre des « ‘idées reçues ».

Cette lec­ture est cap­ti­vante. Sau­ta­rel est un de nos meilleurs conteurs. L’es­prit de Rabe­lais et de Vol­taire, l’art de Mau­pas­sant et de Mir­beau se retrouvent dans les meilleures de ces pages. On n’a­na­lyse pas un tel livre. L’en­fance de Sau­ta­rel, ses pre­miers pas dans la vie, ses souf­frances morales et phy­siques, ses pri­va­tions, ses démê­lés avec l’au­to­ri­té, son effort pour ten­ter d’har­mo­ni­ser ses actes et ses théo­ries, ce sont là autant de « drames vécus », aus­si pal­pi­tants certes, plus pal­pi­tants que tous ces faits-divers dont la presse nous inonde, que toutes les prouesses d’a­via­teurs, que tous les com­bats de boxe ou autres. Le lec­teur ne sera pas déçu en fer­mant ce roman de 431 pages qui se ter­mine par un élan fra­ter­nel vers tous ceux qui souffrent, et une cri­tique ser­rée de toutes les ins­ti­tu­tions sociales, basées sur le crime et la bêtise.

[/​Gérard de Lacaze-Duthiers./]

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