La Presse Anarchiste

Sous le signe de l’Autonomie

Après l’é­coule­ment des espoirs que les syn­di­cal­istes avaient mis dans la C.G.T.U., il était naturel qu’ils cher­chas­sent un remède aux maux qui acca­blaient le syn­di­cal­isme ; mais, on ne reçoit pas impuné­ment des coups aus­si ter­ri­bles. Le juge­ment, la sagac­ité, la viril­ité même des syn­di­cal­istes sor­tait amoin­drie de ces dures épreuves.

Comme ces malades qui, au seuil du tombeau, con­ser­vent quand même une espérance suprême, ils crurent encore à un revire­ment pos­si­ble des choses et ils se refusèrent à faire ce qu’ils pen­saient devoir être l’ir­ré­para­ble : une nou­velle C.G.T.

Mais il fal­lait tout de même faire quelque chose ; se sépar­er d’abord des « fos­soyeurs du syn­di­cal­isme » et pren­dre une posi­tion qui les forçât à met­tre les pouces : ce fut la nais­sance du courant autonomiste.

L’au­tonomie devint la panacée par excel­lence : pri­vant les chefs des sub­sides que leur four­nis­saient les « cochons de payants », la toute-puis­sante autonomie allait les forcer à ren­dre leur tablier.

Remon­tant aux sources mêmes du syn­di­cal­isme, elle devait apporter un renou­veau tout fleuri d’e­spérances. Les « larges mass­es » devaient affluer, pressées, innom­brables dans les syn­di­cats, et ceux-ci, débar­rassés de l’im­pôt prélevé sur eux par les « fro­mag­istes » allaient con­naître des sit­u­a­tions finan­cières à faire pâlir d’en­vie M. le baron de Roth­schild lui-même.

Bref, c’é­tait la cure, la bonne cure d’au­tonomie qui devait guérir le syndicalisme.

Cette cure mer­veilleuse doit avoir main­tenant pro­duit tous ses effets, et il est temps, grand temps, d’ex­am­in­er ceux-ci. Hélas ! c’est le mot qui vient naturelle­ment sous la plume — hélas ! quelle désillusion !

Que sont dev­enues les organ­i­sa­tions autonomes ? Ont-elles prospéré ? Ont-elles vu leurs effec­tifs grossir, leur état financier s’amélior­er et, surtout, ont-elles accru leur prestige ?

À toutes ces ques­tions on peut répon­dre par un non retentissant.

Les vieux syn­di­cats passés dans l’au­tonomie, ont vu, dans la plu­part des cas, leurs effec­tifs dimin­uer d’une façon désolante.

Les syn­di­cats nou­veaux, après (pour quelques-uns) une poussée promet­teuse, con­nurent à leur tour l’amère dégringo­lade. Ceux qui avaient la chance de pos­séder des mil­i­tants act­ifs faisant de la pro­pa­gande, ressem­blaient au ton­neau des Danaïdes : on fai­sait sans cesse des adhé­sions, mais pour­tant, l’ef­fec­tif ne grossis­sait pas ; ces syn­di­cats étaient, et sont encore, des couloirs où l’on passe par­fois mais où l’on ne s’ar­rête jamais.

Au point de vue fédéral, n’est-ce pas un peu la même chose ?

Vieille Fédéra­tion du Bâti­ment, qui pou­vait, avant la guerre, met­tre des dizaines de mil­liers de francs-or à la dis­po­si­tion de la Bataille Syn­di­cal­iste, l’au­tonomie t’a-t-elle ren­du les forces que les menées moscoutaires t’avaient fait per­dre ? Encore une fois, hélas !

Quel est, après trois ans d’au­tonomie, le pres­tige des syn­di­cats autonomes ?

En ce qui con­cerne les vieux syn­di­cats, il a été, pour cer­tains, sin­gulière­ment dimin­ué ; d’autres ont su le garder presqu’in­tact au point de vue cor­po­ratif, mais au point de vue social il est presque partout inexistant.

Quant au pres­tige des syn­di­cats nés de l’au­tonomie, la tech­nique de l’op­tique ne per­met pas encore la fab­ri­ca­tion du micro­scope qui nous met­trait à même de l’apercevoir.

Ain­si, l’au­tonomie n’a pas apporté de forces nou­velles au syn­di­cal­isme. A‑t-elle au moins fait par­tir les chefs des autres clans ?

Jouhaux est tou­jours aus­si ron­douil­lard, bien calé dans son fau­teuil. Mon­mousseau est en pied, plus que jamais ; le nom­bre des « nour­ris­sons » n’a fait, au con­traire, qu’aug­menter ; on croirait presque que c’est à leur inten­tion que Dieu a dit : Crois­sez et multipliez !

Donc l’au­tonomie n’a atteint aucun des buts qu’elle se proposait.

Si l’au­tonomie est une véri­ta­ble fail­lite, les dégâts de cette fail­lite se lim­i­tent-ils aux effets préc­ités ? Non, et nous devons exam­in­er ses effets moraux sur les syn­diqués autonomes.

On con­state d’abord une désaf­fec­tion des syn­diqués vis-à-vis d’un organ­isme nation­al et inter­na­tion­al et une mau­vaise habi­tude d’é­goïsme qui fait ger­mer dans le cerveau des ouvri­ers cette idée stu­pide que des organ­ismes peu­vent vivre sans moyens matériels.

Ensuite, on se trou­ve en présence d’une incom­préhen­sion de plus en plus pro­fonde des grands prob­lèmes soci­aux qui sont dérobés aux yeux des syn­diqués par l’é­pais ban­deau corporatiste.

Et, enfin, le développe­ment d’un cor­po­ratisme étroit, ignare, qui veut revenir aux méth­odes préhis­toriques et qui se gar­garise de for­mules avachies, éculées, usées, qui n’ont plus le don d’ar­rêter un instant l’at­ten­tion même des moins avertis.

Et comme couron­nement à ce som­bre tableau : le doute en soi-même, en la pos­si­bil­ité de remon­ter le courant ; un scep­ti­cisme général, un manque de foi en l’avenir ; un décourage­ment et une las­si­tude sans bornes ; une vie syn­di­cale sans vigueur et sans hori­zon. Tels sont les som­bres spec­tres que l’au­tonomie traîne à sa suite.

Ce som­bre tableau serait en par­tie cor­rigé si l’au­tonomie avait eu pour résul­tat un sem­blant d’indépen­dance pour les autonomes ; mais il n’en a pas été ainsi.

L’au­tonomie n’a pas apporté avec elle la lib­erté et l’ini­tia­tive d’ac­tion, loin de là ; elle en a fait les jou­ets et les instru­ments incon­scients de l’une ou de l’autre C.G.T. et, par con­séquent, du par­ti social­iste ou du par­ti communiste.

En effet, lorsqu’il a plu aux C.G.T. d’en­gager une action ou de lancer un mot d’or­dre, les autonomes, dans la plu­part des cas, ont été for­cés d’emboîter le pas.

Échelle mobile, grève de 24 heures, etc., furent soutenus par des syn­di­cats autonomes ; comités mixtes où, en cas, d’in­suc­cès, ils jouaient le rôle que rem­plit l’âne dans « Les Ani­maux malades de la Peste » ; par­tic­i­pa­tion à des comités d’ac­tion où on leur fai­sait faire le « gros tra­vail » au prof­it de l’une ou l’autre C.G.T. Dans tous ces cas ils tra­vail­laient et mar­chaient sous une direc­tion étrangère à leur mouvement.

Et il leur était impos­si­ble de faire autrement, car ils ne voulaient ni ne pou­vaient paraître rechign­er à l’ac­tion. Donc, l’au­tonomie n’a pas apporté l’indépen­dance dans l’ac­tion, elle en inter­dit l’ini­tia­tive dès que cette action présente une cer­taine enver­gure. Elle a accou­tumé le syn­diqué à marcher dans le sil­lage d’or­gan­i­sa­tions dont les buts sont en oppo­si­tion avec les siens ; elle en a fait un pion que les politi­ciens, fût-ce d’une façon indi­recte, font mou­voir sur l’échiquier social et économique.

Je sais que tout cela n’empêche pas cer­tains cama­rades d’en­ton­ner encore les louanges de l’au­tonomie. Ils ne don­nent le change à per­son­ne et il n’est pas bien cer­tain qu’ils ss le don­nent à eux-mêmes ; ils ressem­blent un peu à ces enfants qui chantent bien fort dans l’ob­scu­rité pour se don­ner du courage.

Il n’en est pas moins vrai, mal­heureuse­ment, que tout ce qui précède est exact.

Pourquoi l’au­tonomie a‑t-elle pro­duit ce triste résultat ?

Parce qu’elle est la néga­tion du syn­di­cal­isme fédéraliste.

Fédéral­isme sig­ni­fie alliance. Pour qu’une alliance existe et pour qu’elle soit effi­cace, il faut réu­nir deux conditions :

1° Qu’il existe des forces ; 2° que l’al­liance soit pra­tique. Or, l’isole­ment est une cause de faib­lesse et ne peut y avoir d’al­liance sans rap­ports étab­lis entre les forces.

Donc l’au­tonomie com­prise comme elle l’a été dans le cas qui nous préoc­cupe ne peut être fédéraliste.

Le syn­di­cal­isme est un organe de défense con­tre la bourgeoisie.

Com­ment se défendre en se con­fi­nant dans son coin, alors que le patronat étend ses entre­pris­es dans tout le pays et, au delà des fron­tières, à tra­vers le monde. Com­ment rem­plir son devoir syn­di­cal si on n’a aucun lien, si on ignore le cama­rade en lutte d’une autre local­ité ou d’une autre industrie ?

Le syn­di­cal­isme est un organe d’at­taque con­tre la bourgeoisie.

Com­ment atta­quer effi­cace­ment cette dernière s’il n’ex­iste pas une coor­di­na­tion par­faite des efforts et du tra­vail des Syndicats ?

Le syn­di­cal­isme est un organe de révolution.

Quelle espérance peut-on avoir de men­er à bien cette tâche grandiose d’or­gan­i­sa­tion que sera la révo­lu­tion si on n’a pas su ou voulu pré­par­er en com­mun cette organisation ?

L’au­tonomie est donc bien la néga­tion du syn­di­cal­isme, quoiqu’elle infirme ses principes d’al­liance, qu’elle entrave son action d’at­taque et de défense et qu’elle s’op­pose à l’or­gan­i­sa­tion révolutionnaire.

On objectera que l’au­tonomie est une posi­tion d’at­tente, un état pro­vi­soire. Ce pro­vi­soire, comme, du reste, tous les pro­vi­soires, a ten­dance à dur­er. Il est temps, grand temps, qu’il fasse place à quelque chose de solide et de définitif.

Sup­posons main­tenant, mal­gré la logique des faits, que les cir­con­stances aidant, grâce à un sur­saut d’én­ergie que rien ne fait prévoir, les syn­di­cats autonomes parvi­en­nent à sur­mon­ter leur ter­ri­ble sit­u­a­tion présente et à vivre et prospér­er dans l’au­tonomie. Que se produirait-il ?

Nous assis­te­ri­ons à une exal­ta­tion de l’e­sprit cor­po­ratiste qui amèn­erait les ouvri­ers de chaque cor­po­ra­tion à se croire d’une autre essence que ceux de la cor­po­ra­tion voi­sine (cet état d’e­sprit existe déjà).

Un relâche­ment inévitable de la sol­i­dar­ité inter-cor­po­ra­tive se produirait.

Ce serait la démon­stra­tion par les faits que le syn­di­cal­isme ne peut pré­ten­dre à jouer un rôle social de pre­mier plan. Nous ver­rions peu à peu le développe­ment de puis­sances cor­po­ra­tives qui, voulant prof­iter des avan­tages que leur pro­cur­erait leur sit­u­a­tion priv­ilégiée dans l’in­dus­trie, auraient la pré­ten­tion de jouir de cer­tains avan­tages qu’elles refuseraient à d’autres.

Et, c’est là le point douloureux, nous seri­ons les spec­ta­teurs impuis­sants de la for­ma­tion de dif­férentes class­es dans la classe ouvrière, ce serait la rival­ité entre métiers, le mor­celle­ment à l’in­fi­ni des fores, la divi­sion, la ruine de toute espérance d’é­man­ci­pa­tion. Quelle facil­ité auraient alors nos maîtres pour nous tenir en esclavage ! Favorisant une cor­po­ra­tion au détri­ment de l’autre, amenant les dif­férentes caté­gories d’ou­vri­ers à se détester, ils créeraient une divi­sion mortelle à la classe ouvrière.

Ce serait alors le tri­om­phe du talon de fer !

Ces tristes con­sid­éra­tions nous démon­trent que l’au­tonomie doit être irrémé­di­a­ble­ment condamnée.

Comme, mal­gré tout, les syn­di­cal­istes ne sont pas encore décidés à dis­paraître ; comme, au con­traire, les événe­ments présents démon­trent d’une façon écla­tante que leur doc­trine est la seule sérieuse et la seule vraie, une ques­tion se pose : com­ment en sortir ?

L’U­nité, qui, du reste, ne résoudrait pas la ques­tion, étant impos­si­ble, deux solu­tions seule­ment restent en présence : ou la ren­trée dans les C.G.T. ou la créa­tion d’une nou­velle Confédération.

La pre­mière de ces deux solu­tions n’a pas l’a­gré­ment des syn­di­cal­istes ; il y a plusieurs raisons à cela, elles ont déjà été données.

Elles se résu­ment en ceci : Ce serait ‘une étrange façon de sauver le syn­di­cal­isme que de le livr­er pieds et poings liés à ses pires adversaires.

Res­ta donc la créa­tion d’une 3e C.G.T.

Il est incon­testable que cette solu­tion a pour elle un courant de sym­pa­thie très mar­qué ; cepen­dant, il est encore cer­taines réti­cences dont il faut con­naitre, non pas les raisons, mais la raison.

Les raisons nous ont été don­nées ; par­ti­sans de la ren­trée dans les C.G.T. et auton­o­mistes jusqu’à la cul­bute finale nous ont fourni des argu­ments con­tra­dic­toires et, il faut le dire, peu goûtés.

Ce qui gène surtout les adver­saires de la 3e C.G.T., ce sont leurs déc­la­ra­tions antérieures. Ils sont pris­on­niers du passé.

Ils ont trop dit que l’au­tonomie devait infail­li­ble­ment ramen­er l’U­nité et qu’à aucun prix on ne con­stituerait une 3e C.G.T.

Ils n’osent, main­tenant, avouer qu’il y eût mal­donne et ils préfèrent aller s’en­lis­er à la rue Lafayette ou mourir d’i­na­ni­tion dans l’au­tonomie plutôt qu’avouer qu’ils se sont trompés.

Ils ressem­blent un peu à ce devin qui, ayant prédit sa mort pour une date déter­minée, s’empoisonna ce jour-là pour ne pas faire men­tir, son ora­cle ; je suis même per­suadé que cer­tains entêtés seraient dis­posés à étran­gler la 3e C.G.T. pour démon­tr­er qu’elle ne peut pas vivre !

Il est cepen­dant des courages qu’il faut avoir.

Nous devons avoir celui de dire à nos syn­diqués que l’au­tonomie n’a pas don­né ce qu’on attendait d’elle.

Du reste, n’avons-nous pas de larges cir­con­stances atténu­antes ? N’avons-nous pas été vic­times de notre loy­auté ? Nous avons eu une foule de scrupules vis-à-vis de gens qui n’en avaient aucun. Nous nous sommes trop préoc­cupés, nous nous préoc­cupons encore beau­coup trop de ce que peu­vent dire ou faire uni­taires et confédérés.

Nous avons cru à l’U­nité, nous avons sac­ri­fié à cette chimère l’avenir même de nos organ­i­sa­tions. La duplic­ité de nos adver­saires étant main­tenant un fait ample­ment démon­tré, nous avons, à l’heure présente, le droit de couper les ponts der­rière nous.

L’ex­péri­ence de l’au­tonomie, pour si désas­treuse qu’elle puisse paraître, n’au­ra pas été inutile si nous savons nous res­saisir ; elle nous aura for­cés à choisir notre voie, elle nous aura appris que des chemins à l’ac­cès facile con­duisent sou­vent à une impasse.

Sor­tis des impass­es réformistes et com­mu­nistes, évadés des souri­cières de l’U­nité et de l’Au­tonomie, nous nous trou­vons main­tenant devant la route du Syn­di­cal­isme Fédéraliste.

Si quelques ronces en obstru­ent encore l’ac­cès, les syn­di­cats autonomes, frater­nelle­ment groupés dans la 3e C.G.T. les arracheront impitoyablement.

[/L. Huart/]


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