La Presse Anarchiste

Traits généraux de l’invention

Dans l’é­norme masse des docu­ments de l’His­toire de l’Ar­chéo­lo­gie et de l’Eth­no­lo­gie, il en est très peu dont on pos­sède l’acte de nais­sance. Lors­qu’on déclare que le che­val domes­tique appa­raît pour la pre­mière fois en Méso­po­ta­mie pré­his­to­rique, cela signi­fie sim­ple­ment que le plus ancien docu­ment est tiré de ces régions, mais on a de bonnes rai­sons pour croire qu’il s’a­git d’un emprunt. Il en est de même lors­qu’il s’a­git de la pote­rie, de la métal­lur­gie, du tis­sage ou de l’a­gri­cul­ture, mais avec cette aggra­va­tion que si l’on peut encore admettre que le che­val domes­tique soit la décou­verte d’un seul groupe, peut-être d’un seul homme, l’« inven­tion » de la pote­rie, du tis­sage ou de l’a­gri­cul­ture est une abs­trac­tion mythique qui ne signi­fie rien, sinon qu’à une chose exis­tante, on sup­pose un commencement.

Il est clair que si l’on tente de se repré­sen­ter l’in­ven­tion, c’est-à-dire l’o­ri­gine du tis­sage, dans les faits connus, on n’ob­tient rien, sinon, dans des docu­ments sou­vent contra­dic­toires, l’im­pres­sion géné­rale d’une évo­lu­tion à par­tir de formes rela­ti­ve­ment simples vers des formes tech­niques à meilleur ren­de­ment (non pas for­cé­ment plus com­pli­quées), à tra­vers une suite d’a­mé­lio­ra­tions sou­vent minimes. Jus­qu’à pré­sent, toutes les grandes tech­niques font remon­ter le cours des siècles par des exemples qui trouvent tôt ou tard un pré­cé­dent plus res­pec­table, qui ont tous l’air depuis long­temps fami­liers au groupe qui les pos­sède, et qui s’in­ter­rompent brus­que­ment au Néo­li­thique ou au Paléo­li­thique sur des témoins déjà très bien consti­tués. Il serait absurde d’ailleurs de sup­po­ser que l’ar­chéo­lo­gie décou­vri­ra indé­fi­ni­ment des pré­cé­dents, mais il fau­dra encore des siècles de fouilles sys­té­ma­tiques pour avan­cer avec une cer­taine vrai­sem­blance que telle contrée a connue le métal avant toute autre ; encore est-ce là l’exemple le plus facile. La même incer­ti­tude frappe la Paléon­to­lo­gie : qu’elle se fixe sur l’in­secte ou sur le mam­mi­fère, elle remonte le cours des périodes géo­lo­giques jus­qu’à des limites voi­sines de celles que l’être envi­sa­gé n’a pas pu dépas­ser, mais c’est pour décou­vrir au plus pro­fond du temps, des formes qui témoignent déjà d’une matu­ri­té appréciable.

Tout semble se pas­ser pour nous comme si, abs­trac­tion faite des cor­res­pon­dances chro­no­lo­giques entre les grands foyers de civi­li­sa­tion, maté­rielle, l’his­toire humaine était divi­sée en périodes com­pa­rables à ces périodes où le paléon­to­logue place, à quelques dizaines de mil­lé­naires près, l’ap­pa­ri­tion du rep­tile, celle du mam­mi­fère ou celle de l’oi­seau. En Eth­no­lo­gie, les débuts de ces périodes sont mar­qués par de grandes décou­vertes tech­niques : la pierre taillée, la pierre polie, l’a­gri­cul­ture, les métaux, le machi­nisme. Ces décou­vertes, prises de très haut, semblent avoir été faites par groupes simul­ta­nés, cou­pés de longues périodes de stag­na­tion appa­rente : néo­li­thique-agri­cul­ture-éle­vage, métal­lur­gie-tech­niques semi-indus­tria­li­sées, machi­nisme-tech­niques indus­tria­li­sées. Nous avons pré­cé­dem­ment déga­gé que si une cou­pure doit être faite dans l’é­vo­lu­tion tech­nique de l’Homo sapiens, c’est entre le Paléo­li­thique et toute la suite, le Néo­li­thique étant une pré­face des métaux ; on com­prend ain­si pour­quoi la métal­lur­gie et le machi­nisme ne font qu’am­pli­fier en les por­tant à la semi-indus­tria­li­sa­tion, puis à l’in­dus­tria­li­sa­tion , les tech­niques déjà plei­ne­ment affir­mées au Néolithique.

Le Paléo­li­thique étant très mal connu, l’ob­ser­va­tion ne peut por­ter que sur cette courte période de quelques mil­lé­naires, qui nous sépare des hommes de la pierre polie : nous les trou­vons en pos­ses­sion du tra­vail des solides stables et du bois, de la vole­rie, de la van­ne­rie et du tis­sage, de l’é­le­vage et de l’a­gri­cul­ture, de la navi­ga­tion, ce qui, à l’ex­cep­tion des métaux, leur donne le cadre tech­nique de tous les grands groupes semi-indus­triels qui ont sui­vi. La recherche des plus grandes décou­vertes de l’hu­ma­ni­té avant le xviie siècle se situe par consé­quent d’emblée au-delà du champ de l’ob­ser­va­tion rigou­reuse, sur la marge étroite qui sépare le Néo­li­thique du Paléo­li­thique. Cette. marge est pra­ti­que­ment incon­nue : on a décou­vert, sur­tout en Europe et à l’est de la Médi­ter­ra­née, des étages inter­mé­diaires qui ont reçu le nom géné­ral de Méso­li­thique. Ces couches contiennent des docu­ments très remar­quables ; mais, sauf pour les outils par­tiel­le­ment polis qui peuvent pas­ser pour le témoi­gnage d’un état où l’on est en train de déve­lop­per le polis­sage (témoi­gnage d’ailleurs pré­caire puisque polir le seul tran­chant d’une her­mi­nette équi­vaut à la tech­nique déjà plei­ne­ment acquise du polis­sage, le reste n’é­tant que le désir de faire des outils plus nets mais non plus effi­caces), sauf pour le polis­sage par­tiel, l’ar­chéo­lo­gie se borne à consta­ter que les sites qu’elle fouille pos­sèdent ou ne pos­sèdent pas encore les tech­niques du Néo­li­thique. On ne trouve donc pas de formes de transition.

Com­ment pour­rait-il en être autre­ment ? Le début du xixe siècle ne connais­sait pas de formes qui fussent des embryons maté­riel­le­ment. uti­li­sables de la loco­mo­tive, de l’au­to­mo­bile ou de l’a­vion. On en découvre les prin­cipes méca­niques épars dans vingt appli­ca­tions, connues depuis plu­sieurs siècles (c’est là le phé­no­mène qui explique l’in­ven­tion) mais, le propre de l’in­ven­tion est de ses maté­ria­li­ser en quelque sorte ins­tan­ta­né­ment. Si l’on ima­gine au cxxe siècle des archéo­logues qui n’au­raient pas d’autres moyens de recherche que ceux dont nous dis­po­sons pour le Néo­li­thique, ils seraient obli­gés de consta­ter que, au-des­sus d’une couche épaisse d’é­pées, de pis­to­lets, de car­rosses hip­po­mo­biles, appa­raît subi­te­ment, ins­tan­ta­né­ment, un pro­di­gieux amon­cel­le­ment de car­casses d’a­vions, de loco­mo­tives, de postes radio­pho­niques et de boîtes de conserves. Sans doute ne pres­sen­ti­raient-ils pas les anté­cé­dents de tous ces objets dans les couches plus pro­fondes et seraient-ils ten­tés de pla­cer au xxe siècle une cou­pure, une révo­lu­tion. bru­tale à la manière de celles ima­gi­nées par Buf­fon et les pre­miers paléon­to­logues, peut-être l’ar­ri­vée mas­sive, du fond d’un centre incon­nu que leur fan­tai­sie pour­rait leur faire pla­cer au pôle nord, d’une vague d’en­va­his­seurs por­tant dans leurs bagages les ins­tru­ments d’une civi­li­sa­tion nou­velle. On peut espé­rer que les archéo­logues du cxxe siècle seront mieux armés que nous dans la recherche, mais l’ex­pé­rience que nos quatre der­nières géné­ra­tions ont vécue peut uti­le­ment se pro­je­ter sur le pas­sé. Elle invite à croire qu’a cer­tains moments de leur vie maté­rielle, des groupes humains pro­gres­si­ve­ment enri­chis par l’ac­cu­mu­la­tion des légers dépas­se­ments que per­mettent tous les outils d’un cer­tain état tech­nique, entrent dans une période intense d’as­so­cia­tions qui les pro­jettent lit­té­ra­le­ment dans un groupe tech­nique nou­veau. Ces crises col­lec­tives d’in­ven­tion ont for­cé­ment des résul­tats poli­tiques impor­tants ; le Néo­li­thique et le début des métaux semblent uni­for­mé­ment cor­res­pondre à une période de guerres de civi­li­sa­tion, mon­diales dans la mesure où plu­sieurs mondes cohé­rents s’ins­cri­vaient dans la super­fi­cie eur­asia­tique : on voit de nou­veaux crânes un peu par­tout. Nous man­quons de recul pour juger notre propre période, mais deux guerres mon­diales s’y ins­crivent déjà. Il ne faut pour­tant pas s’exa­gé­rer l’im­por­tance de ces phé­no­mènes poli­tiques, la pré­sence simul­ta­née de crânes et d’ob­jets nou­veaux tend à faire prendre l’en­semble comme un bras­sage com­plet ; mais l’ex­pé­rience tend à déga­ger que les grandes masses humaines changent plus rapi­de­ment de groupe tech­nique que de milieu inté­rieur et de crâne : aus­si serions-nous ten­tés ici de voir dans ces gran­dioses mani­fes­ta­tions migra­toires une consé­quence véri­ta­ble­ment secon­daire du très réel bou­le­ver­se­ment technique.

Le phé­no­mène d’in­ven­tion appa­raît dans ce qui pré­cède, carac­té­ri­sé par de longues périodes de petites inven­tions (réel­le­ment petites ou sans consé­quences géné­rales) entre­cou­pées de courtes phases qui ins­taurent un état tech­nique nou­veau. Sur ce plan, l’É­vo­lu­tion paraît avoir pour consé­quences la Muta­tion. S’il s’a­git d’un phé­no­mène très géné­ral, on doit, en l’a­na­ly­sant, retrou­ver à la fois ses phases dans le détail de chaque obser­va­tion et son inser­tion natu­relle dans tout le sys­tème de l’É­vo­lu­tion tech­nique. En d’autres termes, les deux aspects d’É­vo­lu­tion lente et minu­tieuse et de Muta­tion ins­tan­ta­née doivent réap­pa­raître dans chaque tech­nique et chaque groupe humain, de même que l’ob­ser­va­tion par­tielle des seuls phé­no­mènes d’in­ven­tion doit atti­rer tout un réseau d’adhé­rences dans le milieu inté­rieur et les emprunts.

[/​André Leroi-Gou­rhan

Milieu et techniques

Albin Michel, 1945./]

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