La Presse Anarchiste

Le progrès moral

L’amollissement des mœurs

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Car il faut bien dire que la civi­li­sa­tion com­por­tant une richesse rela­tive attire les convoi­tises des bar­bares envi­ron­nants : Égyp­tiens, obli­gés de se défendre contre les pillards du désert ou de la Nubie ; Chal­déens, contre les nomades de l’Ouest et les mon­ta­gnards de l’Est et du Nord, etc.

On a van­té le tem­pé­ra­ment bel­li­queux et les ver­tus guer­rières des gens de la mon­tagne. Par­lons d’a­bord du tem­pé­ra­ment bel­li­queux ; nous ver­rons un peu plus loin ce qu’il faut pen­ser de leurs ver­tus guerrières.

Les mon­ta­gnards, la plu­part des mon­ta­gnards, vivent assez misé­ra­ble­ment, n’ayant que quelques pauvres trou­peaux de mou­tons ou de chèvres. D’où la ten­ta­tion de des­cendre dans les plaines culti­vées voi­sines, juste après la récolte, pour piller ce que les labou­reurs ont tiré de la terre après un labeur achar­né : Mon­té­né­grins, tom­bant pério­di­que­ment sur leurs frères serbes [[Je dis Serbes, quoi­qu’a­lors assu­jet­tis à la Tur­quie.]] du sand­jak de Novi-Bazar ou essayant un coup de main sur Scu­ta­ri d’Al­ba­nie ; Alba­nais, des­cen­dant dans la plaine de Koso­vo et par­tout où il y a à prendre ; mon­ta­gnards Kurdes, venant dépouiller des Armé­niens culti­va­teurs ― comme autre­fois les Assy­riens des­cen­dant dans la Chal­dée, enva­hie plus tard par les Mèdes, puis par les Perses — comme les Écos­sais des hautes terres (High­lan­ders), fai­sant des incur­sions dans la plaine, etc.

Aujourd’­hui encore, les mon­ta­gnards de la bor­dure orien­tale de l’Af­gha­nis­tan essayent des coups de main vers les plaines l’In­dus, et four­nissent au gou­ver­ne­ment anglais le pré­texte de faire pres­sion sur le gou­ver­ne­ment de Kaboul [[Comme les incur­sions des pillards Krou­mirs, mon­ta­gnards en bor­dure de la fron­tière algé­rienne, ser­virent de pré­texte an gou­ver­ne­ment fran­çais pour faire la conquête de la Tuni­sie.]]. Et l’ac­tua­li­té met en vedette les mon­ta­gnards rifains au Maroc et les mon­ta­gnards druses en Syrie [[La richesse minière du Riff est pro­ba­ble­ment la cause de la guerre actuelle. Aupa­ra­vant, il n’y avait que des raz­zias locales de tri­bus à tri­bus. Les Rifains, trop pauvres, allaient faire la mois­son en Algé­rie comme ouvriers agri­coles. La décou­verte de gise­ments miné­raux impor­tants ame­na la for­ma­tion de nom­breuses socié­tés capi­ta­listes « d’é­tude » : groupe Man­nes­mann, groupe Gar­di­ner, groupe Pedra­za, etc., de natio­na­li­tés dif­fé­rentes. Un des der­niers syn­di­cats consti­tués, un syn­di­cat amé­ri­cain, devait exploi­ter, d’ac­cord avec Abd el Krim, un sec­teur de 80 kilo­mètres de côte, à l’est et à l’ouest d’Al­hu­ce­mas, s’é­ten­dant jus­qu’aux limites de la zone fran­çaise. Abd el Krim eût four­ni la main-d’œuvre à bon mar­ché et eût encais­sé des rede­vances inté­res­santes. Le gou­ver­ne­ment espa­gnol a tou­jours refu­sé de recon­naître les arran­ge­ments entre les capi­ta­listes étran­gers et les cheiks rifains. La riva­li­té entre les finan­ciers, les uns sou­te­nus par le gou­ver­ne­ment espa­gnol, et leurs concur­rents qui avaient lié par­tie avec Abd el Krim, a donc pro­lon­gé les hos­ti­li­tés, jus­qu’à ce que le triomphe et la cupi­di­té du chef rifain aient pous­sé son ambi­tion à s’emparer de tout le Maroc. Du côté fran­çais, il y eut sans doute quelque mal­adresse de la rési­dence, qui, en avan­çant les postes à la ligne fron­tière, ligne géo­gra­phique cou­pant en deux des tri­bus indé­pen­dantes parais­sait faire pres­sion sur les Rifains (au pro­fit de qui ?).

Il est amu­sant de voir les com­mu­nistes bol­che­vistes, qui se déclarent avant tout anti démo­crates, repré­sen­ter les Rifains comme de sin­cères répu­bli­cains et leur chef de guerre comme un chef démocrate.

Dans le dje­bel druse, pays en par­tie sans eau et sans arbre, les habi­tants com­plètent leurs maigres res­sources par des expé­di­tions de pillage que les Turcs n’a­vaient jamais pu répri­mer. Mais il faut dire que c’est l’au­to­ri­ta­risme du résident local, un capi­taine fran­çais, qui a été la cause, l’oc­ca­sion ou le pré­texte à la révolte générale.

Tou­jours est-il que comme dans le Riff, les hos­ti­li­tés locales ont été le point de départ d’un mou­ve­ment géné­ral d’indépendance.]].

Ces mon­ta­gnards sont divi­sés en clans, presque tou­jours hos­tiles les uns aux autres, tout au moins se jalou­sant fort. Je l’ai vu en Alba­nie, on le voyait autre­fois en Écosse. La mon­tagne ne per­met guère une auto­ri­té cen­tra­li­sée, et il est extrê­me­ment rare, et c’est en tout cas tem­po­raire, que les clans recon­naissent l’au­to­ri­té unique d’un chef de guerre. Les chefs de clans sont indé­pen­dants. C’est une sorte de régime féo­dal avec des pas­teurs guer­riers. Il y a peu ou pas d’es­claves, car il n’y a pas de tra­vail rému­né­ra­teur à leur faire exé­cu­ter. Les tra­vailleurs à dépouiller sont hors du ter­ri­toire. Les expé­di­tions sont des coups de main, iso­lés et rapides, opé­rés par un ou plu­sieurs clans.

On peut mettre sur le même pied mon­ta­gnards et nomades, quoique ces der­niers aient plus rare­ment acquis une répu­ta­tion guer­rière. Je pense que c’est parce que, leur coup fait, ils se dérobent par la fuite et tirent leur impu­ni­té de leur mobi­li­té. Les mon­ta­gnards s’en­fuient aus­si et se dérobent dans les repaires à peu près inac­ces­sibles de leurs mon­tagnes, sans routes et sans accès ; mais ils y sont par­fois accu­lés et alors obli­gés de se défendre farouchement.

Les condi­tions géné­rales qui déter­minent les expé­di­tions guer­rières des uns et des autres, et aus­si des peu­plades pra­ti­quant la pira­te­rie sur mer, sont les mêmes : d’a­bord la médio­cri­té de l’exis­tence à côté de popu­la­tions à vie meilleure, puis le sen­ti­ment de l’im­pu­ni­té à cause des condi­tions d’ha­bi­tat (soit repaires inac­ces­sibles, soit pro­tec­tion des larges espaces du désert ou de la mer).

Les uns et les autres pro­cèdent éga­le­ment de la même façon, par sur­prise, par coup de main. Le plus sou­vent, ils ne sont pas assez forts pour atta­quer les civi­li­sés en face [[Les indi­gènes des colo­nies n’ont pas d’autre moyen de se défendre contre les armées euro­péennes. Quand celles-ci ont subi des désastres reten­tis­sants, c’est tou­jours par sur­prise et attaque brus­quée (Anglais au Sou­dan, Ita­liens en Abys­si­nie, Espa­gnols au Maroc, Fran­çais en Algé­rie et au Ton­kin, etc.). Au fond, la sur­prise, c’est-à-dire assaillir l’en­ne­mi sur son point faible, est le fon­de­ment de toute stra­té­gie. Quand les héros d’Ho­mère se battent, quand les gen­tils che­va­liers du moyen âge se pro­voquent en com­bats loyaux, comme au fameux com­bat des Trente en 1351, ce n’est plus de la guerre, c’est plu­tôt une sorte de sport. (Je ne parle pas des misé­rables sol­dats de pied.) Aus­si, Bayard esti­mait-il que l’u­sage des armes à feu faus­sait le franc-jeu.]]. Ils ne tiennent pas à faire de la bra­voure, ils cherchent tout sim­ple­ment à tirer pro­fit de leur expé­di­tion. L’at­taque brus­quée en pleine paix appa­rente leur sert mer­veilleu­se­ment. Les civi­li­sés ont eu, de tout temps, à se défendre contre des incur­sions inat­ten­dues, alors que la popu­la­tion était en plein travail.

Assaillir par sur­prise des gens au tra­vail et se reti­rer en hâte ne prouve pas un cou­rage supé­rieur à celui des adver­saires. Pas plus que l’at­taque brus­quée d’un apache sur un pas­sant au coin d’une rue ne signi­fie une supé­rio­ri­té morale.

Il est dif­fi­cile de se gar­der contre des attaques impré­vues. Les expé­di­tions puni­tives n’ont pas tou­jours de suc­cès, sur­tout quand il s’a­git de nomades insai­sis­sables. On connaît l’é­chec de l’ex­pé­di­tion de Darius contre les Scythes. Les Romains connurent aus­si pas mal d’en­nuis quand ils eurent affaire à des enne­mis très mobiles (Numides, Parthes, etc.). Les Toua­regs, pilleurs de cara­vanes, et les Maures de l’Ouest saha­rien ont pu résis­ter très long­temps à l’ex­pan­sion de la domi­na­tion française.

Les grands empires d’au­tre­fois pen­sèrent résoudre le pro­blème de la sécu­ri­té géné­rale en édi­fiant des bar­rières for­ti­fiées. La grande muraille de Chine suf­fit long­temps à pro­té­ger l’empire du Milieu contre les incur­sions des bar­bares mon­gols. Les Romains éta­blirent des for­ti­fi­ca­tions sem­blables dans la plaine danu­bienne (mur de Tra­jan) et aus­si an nord de la Grande-Bre­tagne contre les attaques des Calé­do­niens (mur d’Adrien).

Le plus sou­vent en effet, une simple muraille suf­fi­sait à arrê­ter les pillards inca­pables de faire un siège, inca­pables de péné­trer dans un bourg for­ti­fié autre­ment que par sur­prise. Aux époques trou­blées, chaque vil­lage se res­serre et s’en­toure d’une enceinte. En Alba­nie, chaque mai­son est une forteresse.

La défense la plus dif­fi­cile à assu­rer était celle des côtes des pays conti­nen­taux contre les des­centes inopi­nées des pirates. Sans remon­ter aux Cré­tois, aux Phé­ni­ciens et aux Grecs qui, ayant débu­té comme cor­saires, finirent par s’emparer de l’empire des mers et en faire la police eux-mêmes, les incur­sions des Nor­mands, des Sar­ra­zins, des Bar­ba­resques inquié­tèrent long­temps les côtes euro­péennes. La course des cor­saires bar­ba­resques durait encore au début du xixe siècle, dans le bas­sin occi­den­tal de la Médi­ter­ra­née, et fut une des causes de la conquête de l’Algérie.

Les expé­di­tions puni­tives obligent les « bar­bares » à four­nir des otages et à se tenir tran­quilles pen­dant quelque temps, ou bien asser­vissent com­plè­te­ment le pays. C’est jus­te­ment en les asser­vis­sant ou en y recru­tant des troupes que les empires civi­li­sés les éduquent dans l’art de la guerre ; ils leur font connaître leur arme­ment, leur manière de com­battre, les moyens de faire un siège ; ils leur imposent un chef com­mun, un chef tri­bu­taire, un chef res­pon­sable de tran­quilli­té. Mais ce chef unique (ou un rival) devient faci­le­ment un chef de guerre, si les occa­sions deviennent favo­rables. N’ayant rien à perdre et tout à gagner, les bar­bares, édu­qués dans l’art de la guerre, pour­ront faire une guerre de conquête contre un empire en déli­ques­cence. Je dirai plus loin les condi­tions habi­tuelles de cette déliquescence.

La conquête faite, les bar­bares s’as­si­milent à la civi­li­sa­tion convoi­tée. Les Chal­déens ont suc­ces­si­ve­ment absor­bé leurs vain­queurs Assy­riens, Mèdes, Perses, et l’ad­mi­nis­tra­tion baby­lo­nienne a été adop­tée par tous les conqué­rants, même par les Grecs.

De toute façon, par contrainte ou par assi­mi­la­tion, le bri­gan­dage a presque par­tout dis­pa­ru, sauf en Orient où il est sur son déclin, et dans quelques pays exo­tiques. Il était autre­fois beau­coup plus répandu.

Je ne veux pas dire que le bri­gan­dage fût le mono­pole des mon­ta­gnards et des nomades. La mon­tagne fut sou­vent le der­nier asile de l’in­dé­pen­dance des peuples enva­his, tout au moins d’une par­tie de la popu­la­tion fuyant le bri­gan­dage des conqué­rants. Les hommes les plus éner­giques, les révol­tés, se réfu­giaient dans la mon­tagne où ils vivaient en out­laws. Dans les mon­tagnes des Bal­kans, les haï­douks, qu’on appel­le­ra plus tard les comi­tad­jis, firent en enfants per­dus une lutte conti­nuelle contre l’op­pres­sion turque et contre celle des gros pro­prié­taires musul­mans, spo­lia­teurs des biens des vain­cus — lutte qui ne fut pas tou­jours sans excès et sans fripouilleries.

Je ne veux pas dire non plus que les civi­li­sés eussent tou­jours rai­son contre les bar­bares. La for­ma­tion des empires a été faite d’i­ni­qui­tés. Mais ce ne sont pas les civi­li­sés eux-mêmes, les tra­vailleurs civi­li­sés, qui ont jamais eu inté­rêt à faire la guerre, et à fon­der des empires. Sans doute, des gou­ver­ne­ments de mar­chands, des oli­gar­chies de mer­can­tis (Phé­ni­ciens, Car­tha­gi­nois, Véni­tiens, etc., etc.). Ont-ils entre­pris des expé­di­tions guer­rières pour s’as­su­rer soit des mar­chés de matières pre­mières, soit des débou­chés, et conqué­rir des mono­poles com­mer­ciaux aux dépens des autres peuples. Ce sont les ancêtres des gou­ver­ne­ments capi­ta­listes modernes (se dis­pu­tant des zones d’in­fluence et exer­çant le bri­gan­dage colo­nial). Mais y a‑t-il soli­da­ri­té entre ces oli­gar­chies finan­cières et le peuple des tra­vailleurs qu’elles gou­vernent, cela est une autre ques­tion, qui n’a aucun rap­port avec le sujet des articles en cours.

Pri­mi­ti­ve­ment, ce sont les chefs de gou­ver­ne­ment qui font la guerre pour avoir de nou­veaux tri­bu­taires et aug­men­ter leur tré­sor per­son­nel. Ils s’at­taquent de pré­fé­rence à d’autres peuples civi­li­sés, ils cherchent à s’emparer de ter­ri­toires riches, déjà mis en valeur. Les expé­di­tions contre les mon­ta­gnards ou les nomades n’ont jamais été que pour assu­rer la tran­quilli­té des confins ou la sécu­ri­té des pas­sages. Mais les popu­la­tions civi­li­sées elles-mêmes, dont les chefs se cou­vraient de gloire et de richesses, n’ont jamais fait la guerre par plai­sir, sauf quelques jeunes gens pous­sés par le goût des aven­tures et l’ap­pel du butin. Elles avaient tout à perdre et rien à gagner. C’est sans doute ce qui a fait dire que le bien-être com­porte l’a­mol­lis­se­ment des mœurs.

(À suivre)

[/​M. Pier­rot/​]

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