La Presse Anarchiste

À propos d’une Victoire de Congrès

Il n’est pas encore temps de por­ter un juge­ment défi­ni­tif sur le grand conflit social qui, à l’heure où nous écri­vons, se déroule encore. Mais il n’est pas super­flu d’en rap­pe­ler les ori­gines, du moins immé­diates. Elles remontent au Congrès natio­nal des che­mi­nots, qui s’est tenu à Paris du 22 au 25 avril dernier.

La lutte de ten­dances, à laquelle on s’attendait à ce Congrès, a don­né le spec­tacle écœu­rant d’une dis­pute de poli­ti­ciens. Les uns manœu­vraient pour conser­ver leur siège ; les autres manœu­vraient pour le conqué­rir. Pas une voix, autant qu’il m’en sou­vienne, n’est venue éle­ver le débat au-des­sus des mes­quines pré­oc­cu­pa­tions de per­son­na­li­tés ; pas un mili­tant n’a mon­tré à la tri­bune, quelque lar­geur de vues.

Du côté des révo­lu­tion­naires, les élé­ments sérieux ne man­quaient pas, mais ils se lais­sèrent débor­der par les hâbleurs ou les for­ce­nés de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, repré­sen­tant sou­vent les moins nobles aspi­ra­tions de la masse des nou­veaux venus au syndicalisme.

Du côté des anciens diri­geants de la Fédé­ra­tion, nulle flamme révo­lu­tion­naire, aucun désir véri­table d’action. Ces hommes, d’ailleurs, n’ont jamais été autre chose que des réfor­mistes ; ils sont donc res­tés logiques avec eux-mêmes. Aus­si ont-ils pu affir­mer de bonne foi, qu’ils avaient fait tout leur devoir lors de la grève de février. Admi­nis­tra­ti­ve­ment, c’était vrai. Mais la situa­tion récla­mait d’autres hommes que des admi­nis­tra­teurs. Il était donc utile de renou­ve­ler la direc­tion de l’organisme central.

Les nou­veaux diri­geants, cepen­dant, ne font pas oublier la valeur et l’expérience des anciens. Com­ment, par ailleurs, et en dehors de toute ques­tion de ten­dance, ne pas rendre hom­mage au cou­rage moral d’un Cou­dun qui, devant l’intolérance mani­fes­tée par ses adver­saires, osa leur dire, bra­vant les huées : « Il y a des moments où je me demande s’il ne vau­drait pas mieux conti­nuer à subir le régime actuel, plu­tôt que d’accepter le régime que vous vou­driez nous impo­ser… » Com­bien j’approuvais ces paroles d’un ultra-modé­ré au milieu des cir­cons­tances où elles furent dites !

Bat­tus sur la ques­tion de leur ges­tion pas­sée, les anciens diri­geants défen­dirent mol­le­ment leur point de vue de l’orientation syn­di­cale. Ils vou­lurent lais­ser toute la res­pon­sa­bi­li­té à leurs adver­saires, mon­trant par là qu’ils pla­çaient leur amour-propre au-des­sus des inté­rêts de la cor­po­ra­tion. C’est ain­si que fut adop­tée, par envi­ron 179.000 voix contre 147.000, la motion Mon­mous­seau, rédi­gée dit-on, par Monatte, et qui impli­quait la grève immé­diate et illi­mi­tée, ayant pour but la natio­na­li­sa­tion des che­mins. de fer.

Qu’une pareille déci­sion fût une lourde faute, cela ne semble pas dou­teux. On ne peut déci­der ain­si, à froid, au cours d’un tel Congrès, un mou­ve­ment de pareille enver­gure. Aus­si, nom­breux étaient les mili­tants qui pen­saient que, satis­faits de leur vic­toire au Congrès, les nou­veaux membres de la Fédé­ra­tion auraient la sagesse d’attendre un moment favo­rable pour enga­ger la bataille. D’ailleurs, la reven­di­ca­tion de la natio­na­li­sa­tion, incom­plè­te­ment étu­diée, n’avait pas encore tou­ché la masse des travailleurs.

Défiés trop iro­ni­que­ment par les mili­tants qu’ils rem­pla­çaient, les nou­veaux venus, piqués à leur tour dans leur amour-propre, veulent mon­trer que l’action ne les effraie pas. Et jouant le tout pour le tout, ils lancent l’ordre de grève dès le 29.

Pour jus­ti­fier leur action pré­ci­pi­tée, les mili­tants ont fait res­sor­tir que les che­mi­nots devant déjà bra­ver les sanc­tions dont on les mena­çait s’ils chô­maient le 1er mai, cette date était toute indi­quée pour enga­ger, du même coup, une action de longue haleine. Cela n’est qu’une rai­son. Il fau­drait plu­tôt rap­pe­ler que le mou­ve­ment devait être mené en pleine entente avec la C.G.T., et que celle-ci ne fut priée de don­ner non pas son avis, mais son appui, qu’une fois l’ordre de grève lan­cé. La C.G.T. a fait d’ailleurs, contre mau­vaise for­tune, bon cœur. Et depuis le com­men­ce­ment elle s’est employée de toutes ses forces, à faire abou­tir le mouvement.

Qu’elle n’ait pas été heu­reuse dans tous ses gestes, c’est pos­sible, mais il faut consi­dé­rer que son action a été ren­due dif­fi­cile par l’attitude de la Fédé­ra­tion, dont le sou­ci essen­tiel semble avoir été d’esquiver et de reje­ter sur la C.G.T. toutes les res­pon­sa­bi­li­tés assu­mées par elle.

Du côté des anciens diri­geants de la Fédé­ra­tion, cer­tains ont eu assez d’abnégation pour se mettre au ser­vice de l’action qu’ils avaient décon­seillée. D’autres, par contre, eurent un rôle moins brillant et se ven­gèrent de leur échec per­son­nel en por­tant sour­de­ment entrave à la grève.

Nous n’avons pas ici à condam­ner les ini­tia­teurs du mou­ve­ment. Si celui-ci échoue, ils seront suf­fi­sam­ment mau­dits et on leur repro­che­ra jusqu’à leur saine action. Leur faute n’en aura pas moins été grave d’avoir agi à la légère et en grande par­tie pour une satis­fac­tion personnelle.

Nous ne retra­ce­rons pas les péri­pé­ties de la grève. Obser­vons seule­ment que les che­mi­nots ont tenu d’une façon abso­lu­ment remar­quable et ines­pé­rée, la grève étant qua­si géné­rale dans les trois prin­ci­paux réseaux. Obser­vons encore que par­mi les cor­po­ra­tions lan­cées ensuite dans l’action, plu­sieurs, tels les mineurs et les ins­crits, ont répon­du d’une façon admi­rable ; que nombre de centres de pro­vince ont mar­ché avec une foi et une una­ni­mi­té magni­fiques ; que, par contre, Paris n’a pas répon­du aux espoirs que l’on avait fon­dé sur lui, et ce pour des rai­sons qu’il serait trop long d’examiner ici.

Remar­quons, en outre, que rare­ment mou­ve­ment fut vic­time d’une si abo­mi­nable cam­pagne de men­songes de la part de la grande presse. Celle-ci est par­ve­nue, en par­tie grâce aux dis­po­si­tions spé­ciales prises par les Com­pa­gnies, à convaincre la popu­la­tion pari­sienne de l’inexistence vir­tuelle de la grève.

Au cours du conflit, le gou­ver­ne­ment Mil­le­rand s’est mon­tré, dans la plus pleine accep­tion du terme, le défen­seur des inté­rêts capi­ta­listes. Ne pre­nons pas trop au sérieux cepen­dant, sa menace de dis­so­lu­tion de la C.G.T., mesure exi­gée par la toute puis­sante réac­tion, mais contre laquelle — il le sait bien — un mil­lion et demi d’ouvriers se lève­ront comme un seul homme, le cas échéant. Que les gré­vistes éprouvent un échec, la vic­toire du patro­nat ne sera que momen­ta­née. Il connaî­tra bien­tôt l’étendue de sa défaite. La désor­ga­ni­sa­tion, l’état de pré­ca­ri­té des trans­ports, por­tés à leur comble, le dégoût du tra­vail engen­drant la sous-pro­duc­tion, for­ce­ront, plus tôt qu’ils ne le pensent, les pos­sé­dants à consen­tir à une véri­table réor­ga­ni­sa­tion des che­mins de fer.

[/​Jacques Reclus./​]

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