Un camarade, retour des États-Unis, nous remet un exemplaire d’une lettre ouverte adressée à M. Woodrow Wilson en faveur de la grâce du camarade Eugène Debs, le grand leader du parti socialiste américain, emprisonné dans les geôles américaines pour actes qualifiés « trahison » par les lois spéciales et temporaires votées pour la durée de la guerre. La traduction et la reproduction de cette lettre signifierait peu de chose ; il est nécessaire d’en expliquer les principaux points et d’en faire ressortir toute sa vraie signification. C’est ce que je me propose de faire le plus impartialement et le plus succinctement possible.
Debs, ancien ouvrier mécanicien, conducteur de locomotive, est une des personnalités les plus éminentes du mouvement ouvrier et socialiste en Amérique. Brillant orateur et homme d’action, de tous les politiciens il est peut-être celui qui est resté le plus propre. Né en Amérique, de descendants français, sur une ancienne terre française, il fut élevé dans les principes de la démocratie, et fut un de ceux qui affirmèrent que le socialisme était surtout l’interprétation des vrais principes sur lesquels les grands Américains avaient voulu fonder la République ; il n’hésita pas à déclarer qu’il y avait un socialisme américain, et que ce socialisme était le sien. Dès les débuts des hostilités, il fut visible qu’il n’existait pas de socialisme américain, qu’il n’y avait qu’un socialisme violemment et férocement pangermaniste. Il y eut bien quelques personnalités, des individualités même très importantes qui essayèrent d’arrêter ce socialisme qui allait comme un seul homme, prendre position sous les étendards du Grand Empire Germanique, mais leur action fut vite jetée par-dessus bord, et eux, expulsés du parti comme des êtres immondes, comme de « vils renégats ». Debs se rangea du côté de la majorité, la discipline du parti le lui ordonnait. Ainsi la cause de Guillaume II s’était assurée la collaboration d’un homme de haute valeur, d’un socialiste de premier ordre, d’un défenseur acharné du socialisme scientifique dont les fins s’identifient avec ceux du pangermanisme. Avec la même précision scientifique de l’astronome qui prédit la fin du monde, le grand socialiste démontra par toutes les données mathématiques à la Karl Marx, que l’Allemagne devait être victorieuse, et qu’elle le serait inévitablement. Jamais cet homme ne fut plus éloquent, plus révolutionnaire, plus violent, plus socialiste scientifique en un mot, que durant la croisade qu’il prêcha en faveur du peuple qui affirmait avoir reçu de Dieu la mission de corriger la France à cause de son impiété. Le Gouvernement de Washington eut peur, il fabriqua de suite quelques lois et ordonna l’emprisonnement de Debs. La condamnation d’un homme d’une aussi haute valeur et si puissamment protégé, fut une affaire très laborieuse ; cependant, il se trouva un jury pour rendre un verdict unanime, de culpabilité : l’accusé fut condamné à dix ans de prison, et depuis, tous les efforts tendant à une révision du procès ou à une grâce présidentielle, ont été vains. Le grand âge, la maladie, le passé du condamné n’ont pu en rien émouvoir la justice du Gouvernement de Washington. Quant au président Wilson, il est resté et reste toujours sourd aux appels en faveur de Debs, comme jadis le grand Kaiser, protecteur de la socialdemokratie, devant les protestations d’humanité que faisait entendre si courageusement le brave et bon Brand Whitlock, ministre américain à Bruxelles en faveur de Edith Cavell. Des protestations signées par des centaines de mille personnes comprenant des Américains et des Américaines les plus notables, n’ont pu obtenir un résultat meilleur. La Maison Blanche et ses hôtes, luxueusement et fastueusement logés et aussi grassement nourris, semblent vouloir dire qu’ils sont trop fiers pour répondre à de tels appels ; ils restent imperturbables.
La lettre ouverte au président Wilson est signée par joseph W. Sharts, un des avocats de Debs. On sent qu’elle est inspirée par le désespoir, elle est surtout une attaque dirigée contre la famille du principal pensionnaire de la Maison Blanche. Pour nous, qui connaissons les sentiments démocratiques de ce chef d’État, ces révélations ne nous apprennent rien. Nous savons pertinemment que les origines de celui qui a si bien embrouillé les cartes de la diplomatie européenne sont très esclavagistes, et que lui-même n’est arrivé au pouvoir que soutenu par un parti qui s’intitule démocrate, mais qui est surtout composé d’une forte majorité de Méridionaux (Southerners), restés de pères en fils des esclavagistes et des ennemis irréductibles de Lincoln, de ce Lincoln que nos pères tous ont appris à aimer et que nous aimons encore aujourd’hui.
Cette lettre confirme aussi ce que nous savions déjà, que l’Amérique victorieuse et menacée par le bolchevisme, ce même bolchevisme que l’ami Wilson a défendu si bruyamment et si effrontément à Paris et à Versailles, n’a rien, trouvé de mieux que d’acclimater chez elle la méthode de gouverner des hobereaux prussiens, que nos camarades de là-bas appellent le « Talon de Fer ». Ce « Talon de Fer » veut écraser tout ce qui a des velléités à s’opposer à son hégémonie absolue ; et jusqu’à présent, il faut bien l’admettre, il a assez bien réussi. La réaction est maîtresse en Amérique. Le socialisme, comme parti d’opposition, ne compte plus dans ce pays, il a perdu toute l’influence morale qu’il avait naguère exercé sur le peuple américain. C’est que, en s’engageant dans des voies outrageusement antiaméricaines, le pangermanisme et le bolchevisme, il s’est aliéné tous les esprits indépendants. « Quoi, disent les personnes chez qui la politique n’a pas entièrement perverti le sens commun, si réactionnaire que puisse être notre Gouvernement, il ne pourra jamais être plus despotique que la régime que nous réservaient les socialistes triomphants par le kaiserisme ou le bolchevisme. » L’administration de Woodrow Wilson sait tout cela, aussi elle en prend à son aise. Elle peut en toute sûreté dire : « Si scélérats que nous soyons, nous ne le serons jamais plus que le Kaiser ou Lénine. » Ainsi Debs reste en prison, victime des revers que l’Allemagne et tout le socialisme scientifique out éprouvés sur le front occidental.
Mais heureusement, réjouissons-nous, il y a dans l’appel en faveur du grand socialiste américain une profonde lueur d’espoir : « La vague rouge, qui roule d’une façon si irrésistible de la Russie vers l’Ouest, a déjà inondé l’Autriche, la Roumanie, l’Allemagne, et pénétré en France, en Italie et en Angleterre. » Donc, un peu de patience, camarade Debs, bientôt l’armée rouge, après avoir conquis l’Asie, l’Afrique et l’Europe, débarquera triomphante sur les côtes d’Amériques, et Lénine de ses propres mains viendra vous ouvrir les portes de votre prison. C’est du moins ce qu’enseignent des hommes très lettrés et apparemment très convaincus, aux enfants de la nouvelle génération.