« Propagande individuelle, initiative, lutte contre les majorités » ont été, jusqu’ici, des axiomes anarchistes qui restent vrais tant qu’on ne les pousse pas à l’extrême.
Il est, et reste hors de doute que si la majorité opprime l’individu, empêche son développement, celui-ci a le droit de se révolter contre elle. Il n’est pas moins vrai qu’il est absurde d’attendre d’être écouté des majorités pour tenter la réalisation de ce que l’on croit juste ; qu’il est toujours bon que quelques-uns se mettent à l’œuvre si on veut entraîner les autres.
Mais il n’en reste pas moins vrai non plus que, lorsqu’il s’agit de transformer tout un état social, les efforts individuels seront impuissants, s’ils persistent à s’exercer isolément. Pour lutter contre un pouvoir établi, ayant à son service toutes les forces sociales, il faut l’association de forces nombreuses pour l’ébranler. Plus l’association englobera d’adhérents, plus elle sera puissante, et plus elle aura de chances de se faire craindre, et, par là, de se faire écouter.
Regardons autour de nous. Ce sont les intérêts qui ont su se grouper et faire corps qui imposent leurs solutions. Non pas seulement, comme seront tentés de répondre nombre d’anarchistes, voire de socialistes, parce que ces groupements représentent des intérêts capitalistes, mais, surtout, parce que groupés, faisant bloc, et présentant ainsi une force irrésistible du fait de leur groupement.
Prenons, par exemple, la question du « libre-échange ». Même les capitalistes sont divisés là-dessus. Libre-échange ou protection n’infirment en rien l’exploitation. Il est même certain que le « Protectionnisme » ne profite qu’à une très petite catégorie d’individus, que la plus grande partie des capitalistes peuvent se passer de ce moyen d’extorsion, sans compter les trente et quelques millions de consommateurs directement intéressés à ce que les objets de consommation rentrent en France, libres de « droits », et n’ayant rien à gagner à ce qu’il y en ait d’imposés.
Cependant, jusqu’ici, c’est le « protectionnisme » qui nous régit. Tout simplement parce que les protectionnistes ont su faire corps et imposer leurs vues — aidés en cela, il est vrai, par la complicité ou l’imbécillité des corps élus — tandis que ceux qui sont volés comme dans un bois par ce système, et qui pourtant sont la majorité, une énorme majorité, restent impuissants à se défendre, parce qu’ils restent isolés. Ils ne sont qu’une poussière, j’allais dire, de protestataires. Ils sont même trop bêtes pour protester !
Il existe bien une « Ligue du Libre-échange », qui fait ce qu’elle petit pour lutter contre la bande de brigands qui met en coupe réglée le consommateur français, mais le peu qu’elle fait est impuissant à empêcher le mal, parce que, au lieu de grouper les trente et quelques millions d’intéressés, elle n’en groupe qu’un nombre infime.
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Les Syndicats eux-mêmes qui, en général, ne groupent qu’une partie du personnel de leur corporation, seraient sans influence, ou presque, s’ils restaient isolés. Groupés, et fortement reliés entre eux au sein de la Confédération générale du Travail, ils sont devenus une force capable, en plus d’une occasion, d’imposer partie, sinon tout, de leurs réclamations.
Mais l’exemple de groupement le plus typique, que je ne me fatiguerai jamais de citer, c’est le « Touring Club ». Fondé, d’abord, en vue de fournir des renseignements à ses adhérents pour leur faciliter les déplacements et leur obtenir quelques avantages auprès des hôteliers, il est arrivé, avec une cotisation de 5 francs par an, à pouvoir s’occuper de la réfection de certaines routes négligées par l’Administration, à en tracer de nouvelles, obtenant, au surplus, que l’administration s’occupe de la protection de certains points de vue ; et, détail qui a son importance, arrivant à inculquer quelques notions d’hygiène dans l’aménagement de certaines auberges qui en avaient par trop besoin.
Il y aurait une révolution du jour au lendemain que le « Touring-Club » serait prêt à substituer son activité à celle des Ponts-et-Chaussées pour l’entretien des routes.
Je cite ces exemples parce que leur analogie avec les groupements que je préconise est absolue, mais le développement de l’évolution humaine est l’exemple le plus frappant de la force de l’association ; et on pourrait en dire autant pour tous les êtres vivants, végétaux compris.
C’est parce que l’association est pratiquée, consciemment ou non, que certaines espèces végétales et animales arrivent à résister à leurs ennemis et à survivre. C’est parce que l’homme a su pratiquer l’association que, tout faible et désarmé qu’il était en face de formidables concurrents autrement armés pour la lutte, il a réussi à se maintenir et à se développer [[voir à ce sujet la Lutte pour l’Existence et l’Association pour la Lutte de Lanessan, et l’Entr’aide de Kropotkine.]]. « Parce qu’il était plus intelligent » ! Évidemment. Mais l’intelligence n’est pas toujours suffisante contre la force. Et l’intelligence de l’homme lui permit de trouver dans l’association, la force nécessaire pour vaincre les obstacles qu’il lui fallait surmonter pour vivre.
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Il serait donc temps, pour les anarchistes, de sortir un peu des abstractions. Sans rien renier de leurs conceptions sur l’initiative individuelle pour tous les cas où elle suffit, ils doivent comprendre, une bonne fois pour toutes, qu’initiative ne signifie ni dispersion, ni particularisme ; que l’initiative peut s’exercer au sein de l’association aussi bien qu’isolément, et qu’elle n’est profitable que si elle sait s’exercer à propos.
Seulement, ici, nous touchons à une autre exagération qui a donné créance, chez la plupart de ceux qui s’occupent des questions sociales, à ce credo que les anarchistes sont rebelles à toute organisation.
Cette légende, il faut bien l’avouer, a pu prendre pied, avec quelque semblant de raison, parce que quelques-uns des premiers anarchistes, plus impulsifs que réfléchis, confondant organisation avec autorité, n’ayant jamais vu celle-là qu’accouplée à celle ci, se déclaraient volontiers adversaires de toute organisation.
La note fut admirablement renforcée par la tourbe dite individualiste, qui vint proclamer l’apothéose de « l’individu planant au-dessus du troupeau » !
Chose qu’ils n’avaient même pas le mérite d’avoir inventée, car je me rappelle avoir lu, dans une pièce de Ponsard (Charlotte Corday, si je ne me trompe) cette réplique de Marat à Robespierre et Danton qui viennent lui proposer de former entre eux tue espèce de Triumvirat secret : « Que les dindons vont en troupeau, mais, que. l’aigle vole seul dans le ciel » !
C’est l’esprit, si ce n’est le mot à mot.
Mais, même chez les individualistes, cette prétention de vouloir marcher seuls n’était que de la simple phraséologie. Ils pouvaient bien déclarer, comme je l’ai entendu dire par l’un d’eux : « Qu’ils ne se rendraient jamais à un rendez-vous, parce que ce serait aliéner leur liberté », en fait, c’était bien le plus fanatique troupeau de suiveurs que j’aie jamais connu. Toujours à la remorque de quelque détraqué ou de quelque fripouille, ne jurant jamais que d’après l’Évangile du saint du moment.
Lorsqu’il s’agissait de faire obstruction quelque part, ils savaient faire corps, suppléant par le bruit et l’intolérance à leur manque d’arguments, et sachant masquer la petitesse de leur nombre par une discipline qui était la plus flagrante négation de leurs déclamations sur leur individualisme.
Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les individualistes faisaient de l’organisation sans s’en rendre compte. C’était de l’organisation rudimentaire, temporaire, le plus souvent. Organisation tout de même.
Et chez les anarchistes simplistes, ce même besoin d’organisation les poussait à créer des groupes, à s’entendre en vue d’une action commune. On sauvait la face en déclarant cela de la « libre entente » !
Dispute de mots qui s’est renouvelée un peu trop souvent chez les anarchistes.
C’est que le mot du Dr Stockmann, dans l’Ennemi du Peuple : « L’homme seul est le plus fort », n’est vrai que pour un petit nombre de cas : par exemple, où il doit faire le sacrifice de sa vie. Appliqué à toutes les circonstances, ce n’est qu’un, mensonge.
Maintenant, il faut reconnaître que, même par l’« entente libre », les anarchistes n’ont su mettre aucune organisation viable sur pied. Leurs groupes de propagande n’eurent, jamais qu’une durée éphémère, si les tentatives furent nombreuses.
En temps ordinaire, lorsque certaines circonstances l’exigeaient, ils surent unir leurs efforts et en tirer le plus grand parti, étant donné leur petit nombre. Même lorsque l’entente n’était pas cherchée, elle se faisait par la communauté de vues ; ce qui vaut bien n’importe quelle discipline.
Cela pouvait suffire dans les circonstances ordinaires, et lorsqu’il ne s’agit que de faire plus ou moins de propagande. Mais lorsque la guerre vint à éclater, créant une situation vraiment révolutionnaire, les anarchistes, victimes de leur particularisme et de leur émiettement, restèrent impuissants devant elle.
Les groupements qui, selon le credo de trop des nôtres, doivent surgir de toute situation révolutionnaire, restèrent dans le néant. Surpris par une situation qu’ils pensaient avoir discutée sous toutes ses faces, niais qui se présentait avec des problèmes qu’ils n’avaient pas prévus, loin de se trouver groupés en vue d’agir selon les circonstances, les anarchistes se trouvèrent divisés plus que jamais, s’injuriant mutuellement, faute de pouvoir faire mieux.
Cette guerre, tout le monde était convaincu qu’elle devait tuer la guerre, ruiner la diplomatie secrète, forcer les gouvernants à tenir davantage compte des désirs des peuples. Tant qu’elle a duré, même les gouvernants l’admettaient.
Elle est terminée, la diplomatie secrète sévit plus que jamais. Les conventions entre diplomates disposant des territoires et de leurs populations sans que soient consultées ces dernières, ont été maquignonnées sans vergogne. Les causes de guerres nouvelles ont été accumulées comme par plaisir, sans qu’aucun parti ait tenté quoi que ce soit pour forcer les gouvernants à tenir les promesses dont ils furent si prodigues aux jours de danger, mais devenues simples « chiffons de papier », lorsqu’il aurait fallu, les tenir.
La société se débat dans un gâchis épouvantable. La vie devient de plus en plus impossible, la population se tait, acceptant tout, sans que de son sein sortent des organisations capables de remédier à l’incurie des gouvernants ou de combattre la rapacité de ceux qui s’engraissent de la misère publique.
Et, cependant, si jamais il y eut situation révolutionnaire, c’est bien celle dans laquelle, depuis six ans, nous nous débattons.
N’est-ce pas la meilleure preuve que c’est de la folie d’attendre que les événements vous apportent les moyens de les résoudre. Ils vous apportent l’occasion d’agir, vous en facilitent les conditions, mais rien de plus. Et, encore, faut-il que vous soyez prêts à agir, et sachiez vous adapter aux circonstances.
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Si nous considérons les pays où se sont faites, ou tentées, des révolutions, nous verrons que le même enseignement en ressort.
Où ce ne furent que des tentatives échouées, cela peut être attribué à ce qu’elles étaient prématurées, et à l’infériorité en nombre des révolutionnaires. Mais où les révolutionnaires réussirent. à s’imposer pour un temps, l’échec tient, certainement, à d’autres causes.
En Allemagne, les social-démocrates ont bien réussi à s’emparer du pouvoir. Mais comme ils y continuent la politique du Kaiser, comme ils fusillent les socialistes, les communistes, tout comme pourraient le faire les généraux de Guillaume, ce n’est pas une révolution sociale, même pas une révolution politique. Cela fut un simple changement de personnel.
En Hongrie, les socialistes ont tenu le pouvoir un moment. Qu’y ont-ils tenté ? Que peut-on savoir ? Bela Kun en fut le dictateur. Ce Bela Kun, officier autrichien, prisonnier, de guerre en Russie, s’était fait l’homme des bolcheviks pour combattre les anarchistes.
Ceux-la lui confièrent le commandement de l’expédition. Par une belle nuit, les anarchistes furent cernés dans la partie de la ville dont ils avaient fait leur quartier général. Un furieux bombardement fut dirigé sur les points où ils étaient masses, tandis qu’un cordon de feu mettait bas tous ceux qui tentaient de s’échapper. Quand le jour se leva, tous ceux qui n’avaient pas été massacrés au cours de la lutte furent faits prisonniers
Étaient-ce des états de services suffisants pour le mettre à la tête d’une révolution sociale ? À ce compte-là, Galiffet aurait valu tout autant.
En Russie, ceux qui mènent la révolution, prétendue sociale, ont un passé révolutionnaire plus ou moins sans tache. Ce n’est qu’après s’être emparés du pouvoir qu’ils se sont mis à fusiller les anarchistes et quelques autres révolutionnaires par-dessus le marché. Par contre, il est vrai, à titre de compensation, ils fusillent quelques bourgeois. Cela est suffisant pour les justifier aux yeux des socialistes qui les acclament comme des frères, et aussi, il faut bien l’avouer, cela leur vaut également les sympathies de nombre d’anarchistes.
Seulement, ce que l’on peut constater dans toutes ces révolutions ou pseudo révolutions, c’est que les révolutionnaires, en fait de première œuvre révolutionnaire, n’ont rien trouvé que de chasser du pouvoir ceux qui y étaient, et de se mettre leur place. C’est ce qui se fait dans toutes les révolutions politiques.
Jusqu’ici, — et ce qui se passe sous nos yeux ne fait que me confirmer dans ma croyance — j’avais cru qu’une révolution économique, sociale, devait se distinguer des révolutions politiques par des changements beaucoup plus profonds, et, surtout, beaucoup plus efficaces.
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En Russie, où les révolutionnaires ont réussi à se maintenir au pouvoir, on a tenté de réduire, les droits du capital. Y a‑t-on réussi ? C’est ce que j’ignore. En tous cas, il n’y est pas supprimé. Mais une chose qui est certaine, c’est que l’absolutisme et l’arbitraire y fleurissent plus que jamais
On a donné — on, plutôt, on n’a pu les empêcher de la prendre — la terre aux paysans. On la leur a laissé prendre comme propriété individuelle, alors que les mœurs, les traditions en Russie auraient permis, sans difficultés, de la faire propriété commune, travaillée en indivision par les groupes de producteurs. On a ainsi laissé se créer une classe de petits propriétaires qui deviendront, s’ils ne le sont déjà, aussi réactionnaires que les paysans français lorsqu’ils furent nantis par la révolution de 89.
On a les Soviets. Mais ce n’est qu’un rouage politique. Cela ne fait que compliquer les rapports, et étendre l’arbitraire et l’autoritarisme égalant celui du tzar s’il ne le dépasse.
Le patron a son soviet qui le surveille, mais il reste le patron après tout. Le commerçant, partout, accapare et agiote, s’enrichissant de ce qu’il extorque de l’acheteur. L’argent continue à être le régulateur des relations d’échanges, dominant la vie économique.
Que le gouvernement de Lénine et Trotsky tombe aujourd’hui, la réaction n’aurait rien à changer. Les hommes au pouvoir ? — Peut-être ? Est-il bien sûr que cela serait nécessaire ?
Quant aux anarchistes qui semblent avoir été une force en Russie, qu’ont-ils fait ?
N’ayant aucune organisation capable de suppléer à l’organisation bourgeoise, et de par leurs propres théories ne pouvant se mettre au pouvoir, ils laissèrent les bolcheviks s’y installer — et les aidèrent même quelque peu — croyant pouvoir continuer leur propagande, et saper l’autorité.
J’ai dit, plus haut, comment les bolcheviks y surent mettre ordre.
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Ce qui caractérise une révolution sociale, c’est la transformation des rapports économiques ; c’est la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme ; c’est la mise à la libre disposition des producteurs de l’outillage et autres moyens de production ; c’est la disparition de la valeur dans l’échange des produits. Et cela ne s’organise pas du jour au lendemain. La révolution qui ne sait pas opérer ces transformations en s’accomplissant, est une révolution ratée. On ne fait pas, dit reste, une révolution avec des théories, ou des « intentions », si bonnes soient-elles. Aux organisations que l’on veut détruire, il faut en avoir de toutes prêtes à substituer. Ce reproche, de ne savoir faire que de la théorie, et de ne pouvoir apporter aucune solution pratique, nous a été assez souvent, à tort, jeté à la tête, au cours de la propagande, surtout par ceux des anarchistes qui, éprouvant le besoin de renier leurs propres idées, sentaient nécessaire de trouver une justification. Lorsqu’on n’est qu’une poignée pour affirmer ses idées, que faire ? si ce n’est de la théorie et de la critique ? Mais de ce que cette accusation n’était pas absolument justifiée alors, il ne s’ensuit pas qu’elle ne le soit pas aujourd’hui, elle n’implique pas davantage que j’aie l’intention de changer ma façon de voir.
Je ne fais que reprendre un thème que, des années avant la guerre, j’avais déjà traité plus d’une fois.
Si, aujourd’hui, nous sommes tout aussi perdus dans la masse que l’était le demi-quarteron du début, si, divisés, dispersés, les anarchistes sont sans force, la situation, cependant, n’est pas la même.
Cette impuissance n’est que momentanée, si on le veut. Quel que soit le gâchis, quelle que soit la veulerie ambiante, il faudra bien que la vie normale reprenne son cours, que les esprits se ressaisissent, et que se reprenne la lutte pour l’émancipation.
Or, nos quarante ans de propagande, quoi qu’on en dise, n’auront pas été perdus. Aujourd’hui, nos idées sont connues, et comprises par beaucoup. Elles ont pris leur place dans la question du développement humain. Un jour ou l’autre, les anarchistes se retrouveront. Il faut que, à ce moment-là, instruits des erreurs du passé, ils ne retombent pas dans les mêmes fautes.
Une de ces fautes a toujours été de parler révolution, et de n’avoir pas su s’y préparer, d’avoir cru qu’il n’y avait qu’à se battre, à chasser le gouvernement, à accrocher quelques capitalistes aux lanternes, et qu’ensuite tout serait pour le mieux dans la meilleure des révolutions possibles.
Les révolutions qui s’accomplissent sous nos yeux auront, je l’espère, désillusionné nombre de nos camarades de ces rêves enfantins.
Quelles sortes de groupements pourrions-nous trouver, et mettre sur pied en vue de circonstances possibles, c’est ce que nous aurons à étudier.
[/J.