La Presse Anarchiste

La fin d’une mission

(Suite)

Cinquième étape en montagne. — De Baré à Lêva-Réka

Same­di 27 novembre. — Il a nei­gé toute la nuit. Nous bâtons les bêtes avec l’onglée aux doigts. Quel froid ! Nous mar­chons vite pour nous réchauf­fer, et nous n’y par­ve­nons pas. Je plains le cama­rade que son hydar­throse oblige de suivre à che­val ; il est gelé.

Le pis est que si la neige s’est arrê­tée, le vent se lève, un vent gla­cial, extrê­me­ment dur, qui sou­lève la neige en bour­rasques de pous­sière. Je n’ai jamais eu si froid. L’eau gèle dans la gourde cou­verte de drap que je porte coutre moi. Je me sou­viens qu’hier, déjà, vers la fin de l’étape, j’ai vou­lu boire et que j’ai été éton­né de trou­ver la gourde vide. Je n’y avais pas pris garde sur le moment, trop pré­oc­cu­pé du gîte à décou­vrir. Puis, tou­jours dis­trait, une fois dans l’auberge, je retrou­vai de l’eau dans la gourde. Ce matin, j’ai toute ma pré­sence d’esprit pour consta­ter que je porte un bloc de glace à mes côtés.

Nous sui­vons une val­lée et, de temps en temps, il faut tra­ver­ser le tor­rent sur des ponts de for­tune, sou­vent une simple poutre cou­verte de ver­glas. Le plus dif­fi­cile est de faire pas­ser les bêtes à gué. Mal­gré le froid, la rivière n’est pas encore prise à cause de la rapi­di­té du flot, sauf sur les bords. Les che­vaux brisent la glace et tra­versent le tor­rent avec pré­cau­tion. Heu­reu­se­ment aucune chute ne se pro­duit, et notre pauvre bagage échappe au bain glacé.

Vers midi nous arri­vons au petit vil­lage de Iar­bou­ké ; nous trou­vons une auberge où il n’y a comme pro­vi­sions que quelques pommes. Mais nous nous tirons d’affaire avec notre cochon pro­vi­den­tiel. Nous buvons aus­si du café.

Nous avons hési­té à repar­tir ; nous avons été sur le point de pas­ser là le reste de la jour­née et de nous repo­ser un peu. Mais nous vou­lons aller vite. La route paraît d’ailleurs plus com­mode. La val­lée est plus large, moins encais­sée ; son pit­to­resque est moins sau­vage. Les sapins qui l’encadrent me rap­pellent des sou­ve­nirs d’enfance : des images du Second Empire repré­sen­tant la Forêt Noire.

Je conti­nence à traî­ner la jambe, j’ai mal au pied droit. Il aurait fal­lu de grosses chaus­sures pour faire ces étapes un peu pénibles ; je n’ai que de minces bot­tines de ville, à bou­tons, qui ne sou­tiennent pas la plante du pied. J’espère que le repos de la nuit fera dis­pa­raître ces douleurs.

Je marche. La val­lée s’élargit tout à coup. À notre gauche une cas­cade fan­tas­tique, entiè­re­ment gelée, tonne des sta­lac­tites gigan­tesques. À droite, ou aper­çoit quelques mai­sons, les pre­mières mai­sons de Léva-Réka.

Ce bourg du Mon­té­né­gro est un très pauvre vil­lage. La mis­sion sani­taire russe, arri­vée avant nous, a pris tous les asiles dis­po­nibles. On pré­tend même nous inter­dire l’entrée de l’unique auberge. Le pope en haillons, qui reçoit les chefs de la mis­sion russe, ne peut rien pour nous. J’ai un moment d’angoisse. Si nous pas­sons cette nuit dehors, c’est la mort par le froid. Enfin, moi­tié de gré, moi­tié de force, avec l’aide de quelques Serbes fugi­tifs, nous enva­his­sons la salle com­mune, l’unique salle du « han », où bien­tôt soixante per­sonnes se trouvent entas­sées. Par­mi elles je retrouve le dépu­té Zla­titch, et j’aperçois dans la foule le maire de Belgrade.

La salle est enfu­mée, à peine éclai­rée. Dans un coin se couchent, sur des cou­ver­tures, les 7 ou 9 enfants de l’aubergiste. La nuit pro­met de ne pas être meilleure qu’à Baré.

À ce moment l’interprète vient nous pré­ve­nir qu’une chambre dont les Russes n’ont pas vou­lu, est dis­po­nible dans l’auberge. Nous allons la voir. C’est un gale­tas ; on en demande 15 francs que nous don­nons immédiatement.

À l’examen, mon enthou­siasme tombe. Le gale­tas est une sou­pente sous les tuiles, dont la paroi exté­rieure est per­cée, et dont le plan­cher, au-des­sus d’un han­gar, est à jour. Par contre, il y a un lit et beau­coup de cou­ver­tures, pro­ba­ble­ment le lit de la bonne, celle qui sert, comme en Ser­bie, à satis­faire le plai­sir de mes­sieurs les voya­geurs. Sans redou­ter aucu­ne­ment l’asphyxie, nous ins­tal­lons dans la pièce un bra­se­ro sur lequel nous fai­sons cuire des pommes de terre, ache­tées sur place. L’interprète cou­che­ra avec nous. Le pri­son­nier pas­se­ra la nuit, comme d’habitude, dans le foin, à côté des bêtes.

Sur ces entre­faites, on vient récla­mer les cou­ver­tures. C’est trop fort ! Nous n’avons pas loué la chambre pour geler dans une pièce nue et ouverte à tous les vents. Je prends le révol­ver d’un de mes cama­rades, pousse l’intrus dehors et ferme la porte à clé.

De Léva-Réka à Podgoritza

Dimanche, 28 novembre. — Comme la veille, nous sommes levés avant le jour et rapi­de­ment équi­pés. Il n’y a aucun usten­sile de toi­lette dans « la chambre de plai­sir » [[Dans les Bal­kans le seul usten­sile Je toi­lette est le pot à eau qui sert à faire cou­ler sur les mains un filet d’eau, et puis on se frotte le visage. La cuvette est uti­li­sée comme pot de chambre.]] et l’eau est gelée dehors. Mais la pro­pre­té est un luxe hors de sai­son. Nous n’avons même pas la pos­si­bi­li­té de chan­ger notre linge cras­seux. Nous étions deux à avoir des poux ; le troi­sième vient d’en trou­ver plu­sieurs sur son tricot.

Nous avons d’autres pré­oc­cu­pa­tions. Hier soir, un jeune méde­cin grec est venu nous trou­ver et se mettre à notre dis­po­si­tion pour faci­li­ter notre voyage. C’est un fugi­tif comme nous. Il s’était ins­tal­lé en Ser­bie, à Krou­che­vatz, pen­dant la mobi­li­sa­tion des méde­cins serbes ; il s’y est fait un assez joli magot, et, de peur des pillards et des hasards de la guerre (on espère tou­jours que les Grecs vont se déci­der à secou­rir les Serbes), il retourne en son pays.

Il se fait fort, dit-il, de se pro­cu­rer des voi­tures pour atteindre Pod­go­rit­za, et « il nous fera pro­fi­ter de l’aubaine ». Nous lui avons lais­sé carte blanche. Nous atten­dons. Je serais bien aise qu’il réus­sit. Mon pied est hor­ri­ble­ment dou­lou­reux, et je serais cer­tai­ne­ment inca­pable, mal­gré mon entê­te­ment, de faire la route à pied.

Le vent est gla­cé, et il fait tou­jours extrê­me­ment froid. Enfin le confrère arrive et nous entraîne à la sor­tie du vil­lage ; là nous pour­rons mon­ter en voi­ture sans exci­ter la jalou­sie des autres fuyards. Nous don­nons nos ins­truc­tions à l’interprète et au pri­son­nier qui feront la route avec les trois che­vaux ; nous pre­nons d’ailleurs avec nous une par­tie du char­ge­ment ain­si l’interprète et le pri­son­nier pour­ront à tour de rôle enfour­cher l’une des montures.

Deux voi­tures nous attendent, deux vieux lan­daus dans un lamen­table état de déla­bre­ment ; mais je me réjouis d’être véhi­cu­lé dans une guim­barde fer­mée. Le méde­cin grec a ame­né un de ses com­pa­triotes, un confrère aus­si, qui monte dans une des voi­tures avec un de mes cama­rades et moi ; le pre­mier s’installe dans l’autre avec le troi­sième d’entre nous. Je com­mence à devi­ner le des­sous de cette com­bi­nai­son bizarre, le motif du ren­dez-vous à la sor­tie du vil­lage, et le mobile de la géné­ro­si­té grecque. Mais tout ceci est d’un inté­rêt secon­daire. Je pen­sais être à mon aise : mal­gré mes deux man­teaux, j’éprouve aux pieds des dou­leurs lan­ci­nantes cau­sées par le froid. Je prends le par­ti de me déchaus­ser et de m’envelopper les pieds alors la souf­france dis­pa­raît peu à peu.

Pen­dant ce temps défile devant mes yeux un pay­sage déso­lé. C’est une immen­si­té de pierres et de rochers. Les val­lées et les mon­tagnes, les pla­teaux et leurs pentes ne pré­sentent aucune trace de végé­ta­tion. De loin en loin, on aper­çoit un pauvre petit vil­lage : quelques masures et quelques murs de pier­railles ; ces murs enferment des prés où quelques plaques vertes se montrent entre les rocs.

Après avoir tra­ver­sé cette région de hauts pla­teaux dénu­dés, nous des­cen­dons vers une val­lée moins déser­tique. Une rivière verte coule entre des berges de sable conglo­mé­ré. Des arbres, des champs com­mencent à appa­raître. Il me semble recon­naître des figuiers. À la véri­té, nous sommes des­cen­dus de plus de 1.000 mètres sur le ver­sant orien­té an sud.

La val­lée se res­serre, puis s’élargit tout à coup sur une plaine immense, une plaine d’alluvion, mais nue et sans la moindre culture. La ville de Pod­go­rit­za est devant nous. Autour de la plaine, dans la cuvette de laquelle dort le lac de Scu­ta­ri, s’étend une cein­ture de mon­tagnes ; vers le sud, au plus loin de l’horizon, on dis­tingue un piton gris qui domine, dit-on, la ville de Scu­ta­ri. Et après Scu­ta­ri, nous savons que la mer est tout proche.

(À suivre.)

[/​M. Pier­rot./​]

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