I. Le Problème
Notre époque a paru à une foule d’excellents esprits en avoir décidément fini avec la vieille idée de liberté. La science et la philosophie scientifique ont fait rentrer l’activité humaine dans la relativité et la dépendance universelles et l’universel déterminisme. E nihilo nihil. Rien ne se crée de rien. Tout fait a une cause efficiente : nos volitions comme le reste.
L’influence déterminante du milieu a été proclamée ; la loi universelle d’adaptation a été reconnue, — au point de servir de conception-maîtresse, d’idée-mère, à cette interprétation agnostique et absolutiste, — fataliste, — de la vie universelle et de l’éternel mouvement des choses : 1’Évolutionnisme d’Herbert Spencer.
La méthode expérimentale — cette « reconnaissance pratique de la loi d’adaptation » — a triomphé, — au point que, dépassant la mesure, outrant le principe, versant dans le vieux simplisme sensualiste, on a prétendu réduire à la « méthode objective » et au pur empirisme tout le travail des idées et de la pensée humaine.
La personnalité ne se conçut plus que comme le produit fatal du milieu ambiant et du milieu ancestral.
La volonté ne fut plus que la manifestation, l’émanation, l’apparence, d’une force supérieure.
Et, tandis qu’avait reparu l’Atomisme antique, ne voyant dans tous nos mouvements, « moraux » et « physiques », que mécanique d’atomes, on a vu renaître, sous des formes rajeunies et modernisées, ici le fatalisme pessimiste du Bouddha, et là des variantes du dynamisme stoïcien.
Et si, dans le vaste mouvement de critique qui, au milieu de cette floraison, a signalé l’époque qui finit, on se demande ce qu’est devenue l’idée de la liberté humaine, de la liberté réelle, il semble vraiment à première vue qu’elle ait définitivement sombré et qu’il ne doive plus rien en rester dans la nouvelle compréhension des choses qui s’élabore autour de nous et qui sera la philosophie scientifique de demain.
On a beau, en effet, vouloir se « détacher du monde » ; on a beau vouloir se retrancher dans l’indifférence sceptique ou dans l’impassibilité et la supériorité stoïciennes ; on a beau vouloir se libérer par l’amoralisme : la liberté ainsi conçue n’est qu’une chimère métaphysique, et c’est en vain qu’ascètes et « hommes libres », « olympiens », et « égotistes », penseraient échapper à la physique universelle
Faut-il donc en revenir à l’Ananké antique ? Faut-il en, revenir au fatalisme, oriental ? Et le dernier mot de la science est-il : Fatalité ?
Il semble bien, de prime abord, que ce soit là que nous aboutissions :
« Choses parmi les choses », sans autorité propre, sans autre pouvoir que celui que nous confère la nature souveraine, ne sommes-nous pas, en réalité, les jouets du Destin, les vaines apparences d’un a priori absolu, créatures, esclaves et instruments d’une indéfectible et inéluctable nécessité ?
Et si tout arrive ainsi de par une nécessité fatale, s’il est vrai que le présent est fils du passé, comme il est père de l’avenir, sans qu’il y ait de nouveauté possible, si nulle autre ambition, si nul autre idéal, ne peut, sans illusion, nous animer que d’accomplir passivement, sous l’empire absolu, sous l’autorité infrangible d’une fatalité éternelle, une impulsive et machinale destinée d’automate naturel, le sage ne doit-il pas, dépouillant tout orgueil, savoir, roseau pensant, borner ses espérances à la seule « joie de voir et de savoir » ?
À quoi rime, dès lors, ce mot de « liberté » qui est, pour tant d’esprits, comme le mot magique, le mot des espoirs suprêmes, l’expression la plus haute de notre dignité naturelle et du vœu normal de notre être ? Que peut-il être autre chose qu’un mot vide de sens et que la science, — cette « langue bien faite », — doit désormais inexorablement bannir de son vocabulaire ? …
Et nous avons vu, en effet, savants et penseurs se rallier en nombre au nouveau dogme fataliste, et déclarer hautement que « l’idée de liberté n’est qu’une hypothèse sans fondement scientifique et qui ne mérite aucun respect » [[Ch. Féré. Sensation et Mouvement, pages 68 – 69. ]].
Une Théorie du Fatalisme [[B. Conta. Théorie du Fatalisme.]] a vu le jour sous la plume d’un philosophe de valeur.
Et nous avons pu lire, écrites par un homme [[Émile Gauteir.]] qui fut à son heure un des plus brillants champions de la liberté humaine, ces lignes découragées :
« … Tous tant que nous sommes, si fiers de notre prétendue indépendance, nous sommes en réalité l’inerte jouet de notre organisation héritée et des circonstances subies, de la race et du milieu, — et nos vices comme nos vertus sont des produits nécessaires, ni plus ni moins que le sucre ou le vitriol. Les individus et les sociétés vont à leurs fins avec l’inéluctable fatalité de la pierre qui tombe ou des astres qui tournent in æternum les uns autour des autres… Vous vous croyiez bien fort et endurci jusqu’aux moelles, et supérieur, en raison de l’énergie de votre caractère, du raffinement de votre éducation, de la profondeur de votre expérience, à toutes les faiblesses humaines ; vous vous imaginiez avoir mis une triple cuirasse de rouvre et d’airain autour de votre cœur ; vous aviez même, dans l’impertinente sérénité de votre orgueil de blasé revenu de tout, un sourire de compassion ou de mépris pour les pauvres diables qui succombent…
Mais vous n’aviez pas songé à la forme de votre crâne ou à la composition chimique de votre cerveau. Vous n’aviez pas songé à ce petit grain d’atavisme qui sommeillait dans un mystérieux repli de votre substance grise, et qu’un beau jour un souffle, un écho, un frôlement, un ferment égaré d’amour ou de haine, l’éclair magnétique d’une prunelle ensorcelante, un coup de fièvre, un envoûtement inexpliqué, un rien va suffire à réveiller, déchainant les ardeurs latentes, vous brûlant le sang d’ivresses et de rages insoupçonnées, bouleversant de fond en comble votre intellectualité et votre existence, et, finalement, vous jetant corps et âme aux gouffres inconnus, triomphe ou folie, déshonneur ou gloire, enfer ou paradis… »
Ainsi donc la question se pose nettement : Être ou ne pas être ! Il s’agit de savoir si nous sommes quelque chose, — si nous sommes pour quelque chose, — ou si nous ne sommes rien, rien, en dernière analyse, qu’une chose inerte et passive, dans la vie universelle et dans le cours des choses.
Avons-nous, ou n’avons-nous pas, selon le mot de Pascal, « la dignité de la causalité », le pouvoir d’initiative ?
Sommes-nous, ou pouvons-nous devenir, des êtres libres ?
Et si ce mot de « liberté » n’est pas un vain mot, si l’idéal incoercible qu’il exprime n’est pas une illusion et un leurre, quoi de réel peut-il bien correspondre en présence des données incontestables de la science et de la philosophie scientifique ?
Tel est, dans sa substance, débarrassé de toute la phraséologie métaphysique dont on l’a si souvent obscurci, ce problème majeur, ce problème vital de la liberté, qui s’agite depuis tant de siècles, et dont la solution, à l’heure présente, fait plus que jamais impérieusement besoin.
(À suivre).
[/Paul