(Suite)
II. Les Fondements cosmologiques de la Liberté
Il n’est pas seulement, ce problème, comme l’a fort justement écrit M. Alfred Fouillée, « il n’est pas seulement un problème philosophique ; il est, par excellence,
Et d’abord, la question primordiale, essentielle, le grand problème humain l’explication et la nature de l’univers et de la vie, la conception du principe de causalité.
Nous ne nous arrêterons pas à l’hypothèse ingénue de la création divine et de l’arbitraire surnaturel. Éliminée progressivement, au cours du développement historique, par la conscience croissante de l’immuable naturalité des phénomènes, la superstition théologique, à son dernier terme, se résout en l’idée absurde, contradictoire, d’un Moi infini, — inconciliable antinomie, puisque le « moi » ne se comprend que limité par le « non-moi », — et porte ainsi désormais en elle-même son irrévocable condamnation.
Mais la fin de l’idée naïve d’autorité divine n’est pas la fin de l’absolutisme et du fatalisme, et l’illusion autoritaire reparaît, de par la raison raisonnante, dans la cosmologie et la philosophie simplistes des métaphysiciens, aberrant à la recherche de la cause première.
Matérialistes, spiritualistes, agnostiques, tous, en effet, sous des manteaux divers, aboutissent, en dernière analyse, à la superstition de la Force. C’est — Conta [[
Simple rapport d’énergie, manière d’être relative d’un mouvement, simple qualité, la force devient, par abstraction, une réalité en soi.
C’est l’opération familière à tous les cerveaux enfantins
Un jour, un de ces ballonnets d’enfant qui font la joie éphémère des tout petits avait échappé à la main inhabile qui le retenait, et après s’être élevé lourdement, planait, à peine hors de portée, son gros fil d’attache droit sous lui. Mon fils, bambin en jupes, à l’âge encore où tout est miracle, le regardait étonné, s’extasiant de ne pas le voir s’élever davantage : « C’est le poids du fil, lui expliquai-je, qui le retient. » — « Oui, répéta mon gamin, confiant dans l’expérience de son papa, c’est le poids du fil… » Puis, après avoir songé un instant : « Où qu’il est « le poids » du fil ? »
La voilà, « la Force » des métaphysiciens, la force-entité !… C’est « le poids du fil », — abstraction substantifiée, qualité devenue entité, qualificatif passé substantif et idole à majuscule.
Et l’idole ainsi créée par une « maladie du langage », selon la significative expression de Max Müller, par l’abstraction et l’imagination métaphysiques, devient la cause première du monde, la raison dernière de tout, la mère éternelle et immuable des choses.
Nous sommes, dès lors, les jouets d’une Fatalité éternelle. Quoi que nous fassions, un Destin implacable nous gouverne : un Fatum infrangible régit l’univers, une Cause unique détermine les phénomènes et une « inexorable Nécessité » étend son empire sur toutes choses. Le déterminisme fataliste, le prédéterminisme, est l’expression adéquate, le corollaire logique, du règne et de l’autorité de la Force, immanente ou transcendante.
Mais la Force, principe absolu, principe éternel et immuable de la nature et des mondes, n’est qu’une illusion, un mirage métaphysique.
La force, pour le physicien, pour le moniste conscient de l’unité physique du inonde, n’est pas un absolu, une réalité en soi, une « cause » ; c’est un rapport momentané, une abstraction mathématique exprimant une valeur relative de mouvement, une relation de phénomènes. Et le fameux principe de permanence de la force, — qui est la base, entre autres, on le sait, de toute la philosophie de Spencer, — n’est qu’un sophisme verbal, reposant sur la confusion et l’équivoque.
Si nous sortons du verbalisme et de la logomachie pour nous placer au point de vue réaliste et scientifique, nous voyons que la force, qualité concrète d’un phénomène, se crée, qu’elle naît, se développe et meurt avec lui, qu’elle est, en un mot, contingente et variable, comme tout ce qui appartient au domaine du relatif, du « temporel », au « monde ondoyant et divers des réalités ».
En dehors de là, la force n’est qu’une expression algorithmique, une abstraction, un mot.
Dire que la force est permanente, éternelle, immuable en soi, équivaut à dire : La grandeur, la petitesse, la vitesse, sont permanentes, éternelles, immuables en elles-mêmes. Cela n’a, en réalité, aucun sens.
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L’erreur fondamentale de cette théologie de la Force, de cette déification de la quantité, réside dans l’illusion pythagoricienne, le fétichisme du Nombre, dans ce réalisme arithmétique qui méconnaît l’immensité de la nature, nie, en fait, l’infini, et fait du mathématisme l’essence de l’univers.
Mais devant la notion d’infini, devant cette notion indéfectible qui fait la gloire et la grandeur de la pensée humaine, toute cette fantasmagorie, toute cette cosmologie ontologique et absolutiste, s’écroule, s’évanouit.
Qu’est-ce que la quantité, notre quantité, en face de l’infini ? Quelle est sa valeur réelle, si on se place au point de vue naturaliste qui est celui de la pensée moderne et de la philosophie scientifique ?
La quantité embrasse-t-elle toute là réalité, et le monde, notre monde, est-il adéquat à la nature entière ?
Certes « toutes les tentatives pour déterminer les conditions d’émergence des phénomènes physiques au delà des bornes de l’espace et des limites du temps sont aussi vaines que (pour employer l’heureuse expression de Sir William Hamilton) la tentative de l’aigle pour sortir de l’atmosphère dans laquelle il plane, et qui peut seule le porter. » Mais si nos sens et notre imagination ne peuvent sortir du monde et de la quantité, du temps, de l’espace et du nombre, qui sont les leurs, les nôtres, il n’en est pas moins vrai que nous savons que la réalité naturelle est sans limites, qu’elle ne se borne ni ne se mesure à notre représentation, aux formes, aux apparences, aux « espèces », sous lesquelles nous la percevons.
L’infini de la nature est un axiome incontestable. Il est, comme le dit Stallo, « l’expression de la relativité essentielle de toutes les choses matérielles et de leurs propriétés » ; il est « la base de toutes les relations qui constituent l’actualité sensible » ; il est « le fondement de toutes les actions et formes matérielles ».
« Si l’univers, a écrit le Dr Hubert Boëns, était fini, limité, en vertu de l’attraction qui le régit il ne formerait qu’un bloc, inerte, immense, basculant ou pivotant dans son enceinte bornée » — ou plutôt tout serait immobile et mort, car l’équilibre absolu se serait forcément et immuablement établi.
La notion d’infini est donc bien une notion nécessaire, naturelle et rationnelle.
Dès lors si nous nous posons, avec Stallo, la « question de savoir si nous avons le droit d’appliquer à l’infini les concepts logiques, et les formules mathématiques basées sur les conditions de l’existence finie, et de traiter le monde illimité comme un système mécanique défini, et son énergie comme une quantité constante », la réponse est claire :
« Les opérations, comme le dit très bien Stallo, où le terme infini est traité comme les termes finis sont aussi illégitimes en physique qu’elles le sont en mathématiques. » Ce qui est vrai de tout système fini, quelle qu’en soit l’étendue, n’est pas vrai d’une réalité naturelle absolument illimitée. « Ni la loi de conservation de l’énergie, ni celle de sa dissipation, ne peuvent lui être légitimement appliquées… Nous ne pouvons pas traiter l’infini comme une chose physiquement « réelle (corporelle), parce que la réalité physique définie est coextensive avec l’action et la réaction ; et les lois physiques ne peuvent pas lui être appliquées parce qu’elles sont des déterminations des modes de l’interaction entre des corps finis, distincts. » [[
Cette notion d’infini suffit pour anéantir toutes les imaginations absolutistes, toutes les conceptions bornées, autoritaires et fatalistes de la vie universelle.
« Expression de la relativité essentielle de toutes choses, elle est la négation de l’absolu. Tout apparaît dès lors en rapport », — contingent, relatif et variable.
L’unité mathématique elle-même, la base de toute mesure, la trame même de nos perceptions d’intensité, d’étendue et de durée, de nos notions de force, d’espace et de temps, cesse d’être une réalité en soi, un absolu de la grandeur, pour devenir une fixation organique, une résultante physico-psychique, relative et contingente, tenant à notre coordination cosmique et à notre physiologie.
L’absolutisme mathématique s’évanouit. Le cadre qui enfermait tout se brise, et aux deux pôles de l’infini, celui de la grandeur et celui de la petitesse, dans l’abîme macrocosmique et l’abîme microcosmique, nous voyons de toutes parts la voie ouverte au nouveau dans le monde.
Toujours de cet au-delà infini, mais non surnaturel, de cette immensité d’énergie, de cet abîme insondable, peut surgir dans le inonde un élément nouveau, — nouveau pour le monde, pour ce monde, — un élément qui change l’orientation, la direction des choses, et vienne rompre la chaîne du prédéterminisme et de la fatalité. Dans la vie des mondes, dans celle de notre univers comme dans celle du plus infinitésimal microcosme, il y a toujours place pour la nouveauté, pour l’innovation, pour le hasard et l’accident.
Toutes les palingénésies, toutes les théories du retour éternel, apparaissent ainsi comme des erreurs, le progrès réel devient possible : nous échappons au préjugé mathématique qui faisait dire à Lucrèce : eadem sunt omnia semper, — à ce simplisme déprimant qui faisait dire à Tyndall : « La loi universelle de la physique est la généralisation inattendue de l’aphorisme de Salomon : rien de nouveau sous le soleil… L’énergie de la nature étant une quantité constante, tout ce que l’homme peut faire dans la recherche de la vérité physique, ou dans les applications des sciences physiques, c’est de changer de place les parties constituantes d’un tout qui ne varie jamais, de sacrifier l’une d’elle pour en produire une autre. »
Non ! La nature infinie n’est pas assimilable à un total, à un tout unique, où seules les combinaisons et les formes changent et où il n’y a que du vieux-neuf, où la « loi de compensation » est la loi suprême, où la mathématique est la science des sciences ; et nous devons bien nous garder des déductions et des sophismes verbaux que fait naître logiquement cette expression consacrée mais trompeuse : le Grand Tout, et de la philosophie géométrique qui en découle.
Tout cela, c’est toujours la vieille illusion du mathématisme. C’est la vieille conception ontologique, bornée, de la Nature, qui faisait dire à Goethe dans un sophisme grandiloquent : « Toujours elle contient tout. Pour elle, ni passé, ni avenir ; pour elle le présent est éternel. »
C’est elle qui inspirait à Laplace des lignes fameuses et tant de fois reproduites : « Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome. Rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
Vains propos de la griserie mathématique, qui veut concrétiser sous son compas, — numero, pondere, mensura, — la nature entière ! En face de la réalité sans bornes cela ne signifie rien.
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Nous pouvons maintenant aborder avec des lumières suffisantes la question qui, pour beaucoup, est le centre du problème la question du mécanicisme.
« Le Monde est une machine, et, dans une machine, il n’y a pas de place pour la liberté. » Voilà ce qu’on nous dit. Que vaut cette affirmation ?
Cette question est intimement liée à celle du mathématisme ; elle n’en est, peut-on dire, que le corollaire. Le simplisme mécanique est la conséquence fatale la conséquence logique, du simplisme mathématique. Et la considération de l’infini de la nature et de l’énergie, qui ruine l’un, ruine aussi l’autre : la réalité naturelle, dans sa complexité sans fin, échappe à la mécanique, comme elle échappe à la mathématique.
L’univers, en réalité, n’est pas comme un corps mort subissant une impulsion étrangère. C’est un organisme. Vivant, « ouvert de toutes parts, envahissant et envahi », il ne peut être assimilé à un système mécanique, à un système fixe, à un système fermé quelconque.
Ses éléments atomiques, — univers eux-mêmes, mondes parmi les mondes, foyers d’énergie eux aussi, — loin d’être des éléments simples, inertes et passifs, vivent de la vie universelle. Ils sont actifs. Ils sont sources de force [[Voir les travaux de Gustave
L’atome, ainsi, l’atome cher aux mécanicistes, n’est pas le dernier terme de l’analyse. La matière, la matière atomique, n’est qu’un état second de la substance universelle. C’est l’énergie qui est le fond, le tissu même des choses, l’âme des réalités incessamment changeantes et incessamment nouvelles.
Ainsi s’explique la fécondité inépuisable de la nature, en gestation éternelle. Ainsi s’explique, ainsi s’accomplit et se poursuit sans fin, dans l’espace et le temps, le travail spontané de la création naturelle.
Cette génération spontanée, cette activité créatrice, n’échappent certes pas au déterminisme universel, qui est la loi même de causalité, la condition de tout ce qui est. Mais n’y a‑t-il pas déterminisme et déterminisme ? C’est là qu’est la question.
Et, en effet, nous pouvons présent nous rendre compte que, dans la nature sans limites, les univers sont innombrables ; qu’à travers l’infiniment grand et l’infiniment petit, dans toutes les directions, les mondes pullulent, sans nombre, à l’infini, chacun avec son organisation et sa vie propres, son ordonnance, sa norme. C’est la variété naturelle de la vie, inépuisablement complexe et diverse dans son immensité insaisissable. C’est la loi naturelle d’autonomie, aussi primordiale, aussi indéfectible que la loi de solidarité.
Chaque univers a son régime différent. Chaque monde a sa coordination, son échelle, son activité propres. Chaque sphère a sa mesure et en déterminisme. Telle est la vérité capitale qui nous apparaît.
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Comment comprendre, dans ces conditions, le principe de causalité ? Comment concevoir la relation de cause à effet, d’antécédent à conséquent ? Comment concevoir les rapports entre phénomènes ? L’absolutisme ne s’évanouit-il pas ? Et peut-il encore être question d’un inexorable, d’un inéluctable « enchaînement » des phénomènes, d’un « chaîne » infinie des effets et des causes ?
Déterminisme n’est pas fatalisme, — voilà la conclusion à laquelle nous aboutissons. La vieille, conception autoritaire de la causalité s’effondre, pour faire place à une étiologie des phénomènes qui ne voit partout que des complexus de complexus, des résultantes, des conjonctures de facteurs enchevêtrés à l’infini, intus et extra. Et si rien ne se crée e nihilo, il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a pas équation de cause à effet, qu’un effet ne se déduit pas d’une cause, que tout effet a plusieurs causes, comme toute cause plusieurs effets, et que chaque composante, chaque centre autonome de force, a, conformément au principe de Galilée, son rôle indépendant et son pouvoir d’action et garde, inaliénable, irréductible, inviolable, dans son dynamisme intime, la spontanéité de la vie.
Il ne s’agit pas ici, remarquons-le bien, de verser dans le mysticisme bergsonien, dans la métaphysique de la durée pure et la théologie de l’Élan vital et de l’Évolution créatrice. Tout est physique, pour nous. Tout est physiquement déterminé. Mais qui ne voit que cet énergétisme complexe auquel nous sommes arrivés, ne permet pas, aussi loin qu’on pousse l’analyse, d’arriver à un absolu quelconque, cause première de quoi que ce soit ? Ainsi le fatalisme tombe — en même temps que le libre-arbitre ; 1’absolutisme objectiviste en même temps que l’absolutisme subjectiviste ; et le mécanicisme, et la téléologie, et cette superstition du milieu que le transformisme a suscitée et qui conduit à la résignation sans ressort, à la passivité et à l’abdication.
Et, dans une aurore de libération, nous percevons le règne d’un déterminisme relatif, multiple, sans commune mesure ni valeurs fixes, relevant de mathématiques hétérogènes, et dans lequel chaque foyer d’énergie, chaque organisme, participe, suivant sa nature propre et suivant des lois naturelles qui ne sont que l’expression de la logique protéiforme des choses, au pouvoir universel.
(À suivre).
[/Paul