La Presse Anarchiste

Le statut social

(Suite)
 

Le Mousse et le Capitaine

Ce titre inno­cent met en cause le principe d’autorité.

On nous a sou­vent con­té l’histoire du petit navire anar­chiste et de son équipage insub­or­don­né. Fameux pré­texte pour ne pas s’embarquer. On préfère les paque­bots des com­pag­nies mar­itimes. Par­lez-moi de l’Afrique, voilà un bateau où le com­man­dant est sûr d’être obéi aveuglé­ment. Hélas ! jusqu’au naufrage.

Si l’on avait écouté les matelots, ce trans­port qui ne pou­vait nav­iguer que par temps calme aurait été mis en cale sèche avant de repren­dre la mer, et les infor­tunés pas­sagers, le com­man­dant et ses hommes seraient encore vivants.

Une cat­a­stro­phe récente eût pu être évitée sur le P.-L.-M. Le mécani­cien avait sig­nalé le mau­vais état de sa loco­mo­tive ; un chef ordon­na de l’atteler, per­son­ne n’osa s’y oppos­er et la cat­a­stro­phe survint.

C’est tou­jours la fâcheuse con­fu­sion entre le principe d’autorité et le principe de direc­tion. Pau­vre autorité qui s’arme d’un fou­et pour être obéie ! Les hommes suiv­ent le chef, ils se méfient du maître ; pour­tant ils ont si fort l’instinct d’une volon­té néces­saire à la coor­di­na­tion, des efforts, qu’ils obéis­sent au maître qu’on leur donne comme chef, même s’il con­naît mal la manœu­vre. Et sou­vent il arrive que l’intelligence des hommes cor­rige l’incapacité du chef. Après là manœu­vre, celui-ci se ren­gorge, mais les hommes souri­ent entre eux.

Le cap­i­tal­isme a fait de l’usine un bagne où le con­tremaitre est un garde-chiourme pour l’ouvrier con­damné aux travaux for­cés à per­pé­tu­ité. Dans l’atelier régénéré, peu­plé de tra­vailleurs libérés, le con­duc­teur devra être habile en son méti­er et mérit­er l’estime de ses cama­rades pour qu’ils lui recon­nais­sent le droit de les diriger.

Entre le grand patron hau­tain et le grand savant mod­este, il y a l’intervalle qui sépare deux révo­lu­tions et nous com­mençons celle-ci bien avant d’avoir achevé la première.

La hiérar­chie est en effet une sur­vivance du régime monar­chique ; nos mœurs si peu répub­li­caines en sont imprégnées. On la retrou­ve dans toutes nos insti­tu­tions et par­mi la classe ouvrière où le virus autori­taire exerce mal­heureuse­ment ses rav­ages à tous les éch­e­lons de la divi­sion du travail.

Or, dans l’armée même, alors que la néces­sité de l’obéissance pas­sive en face du dan­ger sem­ble jus­ti­fiée, le grade cor­re­spond rarement aux capac­ités, les poilus en savent quelque chose. S’ils avaient à rat­i­fi­er la nom­i­na­tion des chefs qui leur sont imposés, ils seraient mieux qual­i­fiés que quiconque pour choisir judi­cieuse­ment après un court essai, car ils tien­nent naturelle­ment à leur vie et ne la con­fieraient pas sans répug­nance à des mal­adroits. On ne s’explique pas qu’on ose encore le faire sans les consulter.

Sou­tien­dra-t-on que ce sys­tème imbé­cile est indis­pens­able dans tous les actes de la vie col­lec­tive ? Qui ne voit, au con­traire, l’impuissance de l’autorité à con­juguer les efforts ? Et qui donc, mieux que ceux qui exé­cu­tent un ordre, apprécierait son oppor­tu­nité ? Ils la jugent d’après les résul­tats. Les con­train­dra-t-on à l’obéissance quand même, lorsque ces résul­tats sont man­i­feste­ment mau­vais aux yeux de tous ? C’est sup­pos­er aux hommes des âmes d’esclaves.

La Révo­lu­tion bal­ay­era cette tyran­nie jusque dans la famille où elle cessera de com­pro­met­tre la dig­nité pater­nelle. Il fau­dra respecter doré­na­vant l’individu dès le berceau et s’accoutumer à tabler su sa con­science, unique­ment. Celle-ci s’éveille à peine et déjà le principe d’autorité bran­dit en bal­bu­tiant des foudres ridicules. La mobil­i­sa­tion des Cheminots en grève a l’efficacité d’un cautère sur une jambe arti­fi­cielle. Il y a quelque chose de changé depuis la solen­nelle dis­tri­b­u­tion de bras­sards présidée par M. Briand. Quelqu’un ne déclara-t-il pas à la tri­bune de la Cham­bre qu’il n’existe pas de patronat de droit divin ? Les gens aver­tis sen­tent que l’heure n’est plus de fusiller, mais de négocier.

Un siè­cle de patiente édu­ca­tion sera peut-être à peine suff­isant pour effac­er au front de l’homme la trace igno­minieuse des griffes de l’autorité, mais cette édu­ca­tion n’est pos­si­ble qu’avec l’exercice du droit égal pour tous et c’est seule­ment en répu­di­ant toute con­trainte qu’on amèn­era peu à peu les indi­vidus à la notion de respon­s­abil­ité sans laque­lle le tra­vail ne saurait être organisé.

Alors, le mousse obéi­ra joyeuse­ment au cap­i­taine et celui-ci ne croira pas déchoir en ser­rant la main du matelot, son égal, et son com­pagnon volon­taire par les jours de tem­pête comme aux jours de beau temps.

Le Vidangeur et le Tout à l’Égout

Mon ami le jour­nal­iste n’est pas sans inquié­tude quant aux con­séquences d’un change­ment social réal­isant 1’égalité absolue des droits entre tous les hommes « sans dis­tinc­tion de sexe », ne manque-t-il pas d’ajouter en manière de plaisan­terie lorsque nous par­lons de ces choses, et pour mon­tr­er qu’elles lui lais­sent toute sa lib­erté d’esprit mal­gré leur car­ac­tère sérieux.

Déjà la crise du per­son­nel domes­tique crée une sit­u­a­tion dif­fi­cile aux maîtress­es de mai­son. Entre deux bonnes, Madame doit quelque­fois faire l’intérim et laver la vais­selle. Au bureau de place­ment, elle est ques­tion­née plus qu’elle n’interroge ; les pré­ten­tions des gens à gages l’indignent et la déconcertent.

J’y vois un élé­ment de pro­grès. On exam­in­era d’un peu près l’agencement des logis et leur entre­tien. Il y a des besognes pénibles ou répug­nantes que ni vous, ni moi, ne con­sen­tiri­ons à accom­plir pour tout l’or du monde. Pen­dant une grève des boueux, Paris fail­lit être sub­mergé sous ses gadoues ; on n’a pas, depuis, amélioré le ser­vice du net­toiement. Puisqu’on trou­ve des hommes pour cette manu­ten­tion dégoû­tante, inutile de s’ingénier à la leur faciliter.

Je soupire après le temps où ils s’y refuseront. On s’avisera que l’enlèvement des ordures ménagères peut être fait très pro­pre­ment et sans fatigue.

Pierre Hamp a écrit « La Peine des Hommes » ; les études de Delzant sur les ver­ri­ers sont atro­ce­ment doc­u­men­tées ; les frères Bon­neff ont pub­lié leurs livres courageux ; il y a les travaux des hygiénistes, les aver­tisse­ments répétés du corps médi­cal : on sait à quoi s’en tenir. 

Mais les boulangers passent tou­jours toutes les nuits de leur exis­tence à pétrir la pâte à la main, dans des caves. Pourquoi y con­sen­tent-ils ? Mys­tère ! Il paraît que pour les empêch­er de mourir à leur pétrin, une loi est néces­saire. Ils sol­lici­tent donc l’autorisation de vivre par décret. Cette docil­ité me désarme ; ne soyons pas plus boulangistes que la boulange et résignons-nous avec elle : les tuber­culeux du fournil arroseront notre pain quo­ti­di­en de leur sueur sacrée.

L’indifférence de l’employeur s’explique. Il a pour lui la tra­di­tion, car les esclaves ne fai­saient pas autrement le pain au temps des Pharaons, à cette dif­férence près qu’on ne le pétris­sait pas encore dans des caves. Le patron n’est acces­si­ble au pro­grès que s’il y décou­vre un prof­it per­son­nel immé­di­at. Alors, c’est l’ouvrier qui s’insurge con­tre la machine parce qu’elle lui enlève le salaire dont il vit. Denis Papin et Jacquard l’avaient déjà con­staté. Il y a quelques mois, les dock­ers inter­dirent aux entre­pre­neurs de main‑d’œuvre d’un port l’emploi de l’outillage mécanique pour le décharge­ment des bateaux.

Ailleurs, les com­pag­nies minières adjurent patri­o­tique­ment les mineurs de rester au fonds des puits. Elles démon­trent que la pro­duc­tion ne peut être inten­si­fiée s’ils ne tapent à la veine quelques heures de plus chaque jour. Seule­ment, elles font abstrac­tion de l’électricité, de l’air com­primé et des trans­porteurs automa­tiques : le mineur fouit du pic et du marteau à main, il extrait le char­bon avec ses doigts et le roule en pous­sant la berline.

Il ne man­quera pas de bons apôtres pour insis­ter sur le cas des dock­ers, il s’en trou­vera peu pour rap­pel­er que la Fédéra­tion des Mineurs demande en vain depuis plusieurs années qu’on équipe les mines afin d’en dou­bler le ren­de­ment. Et per­son­ne ne s’inquiète de savoir pourquoi des cen­taines de con­ces­sions restent inexploitées.

Les admin­is­tra­teurs des sociétés houil­lères n’ont de comptes à ren­dre qu’à eux-mêmes et à leurs action­naires, ils défend­ent leurs div­i­den­des. Les dock­ers, eux, ne défend­ent que leur salaire, aus­si l’opinion, publique l’es rend-elle respon­s­ables de l’embouteillage des ports, et elle n’est pas éloignée de don­ner tort aux gueules noires.

Je ne sais pas ce que je ferais si j’étais action­naire ; peut-être me remé­mor­erai-je oppor­tuné­ment la nuit du 4 août ; mais les dock­ers ont un moyen d’avoir l’opinion publique pour eux : c’est de s’arranger pour que leur intérêt soit d’accord avec l’intérêt collectif.

Ils y pensent sérieuse­ment et c’est cela qui me les rend sym­pa­thiques. Il n’y a pas trop d’appareils de lev­age dans nos ports, il serait vrai­ment dom­mage de les laiss­er inac­t­ifs. La grue, dirait mon ami le jour­nal­iste, a été don­née à l’homme pour s’en servir.

Abou-kir le Calamiteux

Le haut idéal que la pen­sée lib­er­taire assigne à la société comme terme de son évo­lu­tion naturelle, con­cilie les droits de l’individu et ceux de la col­lec­tiv­ité. Les com­mu­nistes se sont attachés à exal­ter l’individu parce que l’homme qui n’a pas le sen­ti­ment de sa per­son­nal­ité n’a pas davan­tage con­science de ses droits et ne songe guère à les faire respecter. Cela a per­mis à toute une caté­gorie de citoyens peu recom­mand­ables de se proclamer indi­vid­u­al­istes pour se com­porter dans la vie comme si la col­lec­tiv­ité n’existait pas. On admet­tra que cette école du muflisme inté­gral n’avait pas besoin de se réclamer des théories anar­chistes pour recruter des dis­ci­ples. Il n’en est pas moins avéré qu’en défor­mant nos idées pour son usage par­ti­c­uli­er, elle devait con­tribuer grande­ment à les dis­créditer, et l’on entend d’excellentes gens, mal ren­seignés par les gazettes, con­fon­dre sous le même voca­ble les anar­chistes et Lorulot.

La faune indi­vid­u­al­iste pul­lule dans la jun­gle cap­i­tal­iste ; à côté des indi­vid­u­al­istes « con­scients », il y a l’armée des malan­drins habitués à vivre en marge ou sur les fron­tières du Code, flo­re vénéneuse à laque­lle man­quera soudain le ter­reau bour­geois. Si on lais­sait ces gail­lards opér­er, ils nous feraient vite regret­ter le bon vieux temps où la crainte du gen­darme était le com­mence­ment de la sagesse.

Pour con­tris­tante qu’elle soit, la vérité est préférable à l’illusion, fille de la can­deur lib­er­taire. Nous seri­ons impar­donnables de sup­pos­er que la Révo­lu­tion assim­i­l­era le déchet humain de la société mourante.

Pen­dant les tour­mentes révo­lu­tion­naires, l’écume des bas-fonds remonte à la sur­face. Écu­mons, cama­rades, écu­mons. Con­tre les fripouilles, d’où qu’elles sor­tent, guerre au couteau !

Avec de l’esprit de suite et de la fer­meté, la sécu­rité de la rue sera facile­ment con­quise. Quand le pas­sant attardé regag­n­era sans dan­ger son logis par les nuits sans lune et quand on osera s’absenter de chez soi sans souci des cam­bri­oleurs, les plus enragés con­ser­va­teurs con­vien­dront que la Révo­lu­tion a du bon… Mais l’assassinat ne dis­paraî­tra pas de nos mœurs, parce qu’il y aura encore des impul­sifs pour ali­menter la chronique des drames passionnels.

Les lois actuelles pro­tè­gent plus effi­cace­ment la pro­priété que la vie des citoyens. Le juge­ment du prési­dent Mag­naud absolvant le vol d’un pain fit scan­dale, alors que les jurés acquit­tent cou­tu­mière­ment le mari tuant son épouse adultère. Un jour vien­dra, certes, où l’on sera cocu avec sérénité. Don José poignar­dant Car­men est une triste brute que la musique de Bizet n’excusera pas tou­jours. Plus tard, on s’étonnera que le : « Tue-la ! » d’Alexandre Dumas fils, dans « La Femme de Claude » n’ait pas valu à cet auteur féroce une con­damna­tion pour exci­ta­tion au meurtre.

Nous ne comp­tons pas sur la sévérité des lois pour réformer les mœurs. Tout de même, nous n’admettons pas qu’on puisse dépouiller ou occire impuné­ment son prochain, et comme la loi de Lynch n’est pas un pro­grès sur Brid’oison sen­ten­ciant au sort des dés, les lib­er­taires impéni­tents que nous sommes devront, bon gré, mal gré, après avoir appliqué à Thémis aveu­gle et boi­teuse, un traite­ment énergique con­tre la céc­ité et la clau­di­ca­tion, veiller à ce qu’elle tienne la bal­ance égale clans les con­flits entre les indi­vidus, en atten­dant que la rai­son leur apprenne les éviter.

Dieu facultatif

C’est un fait digne d’être noté que les révo­lu­tion­naires ont tou­jours trou­vé en face d’eux, ligués pour les com­bat­tre, le pou­voir spir­ituel étroite­ment uni au pou­voir tem­porel. Nous sommes donc excus­ables de nous mon­tr­er irrévéren­cieux à l’égard d’un bon Dieu aus­si sys­té­ma­tique­ment réactionnaire.

La prière serait une pra­tique bénigne en soi, comme la pêche la ligne, qui exige un pareil recueille­ment, si le fatal esprit de prosé­lytisme des prêtres ne les empêchait de se livr­er tran­quille­ment à leurs habi­tudes soli­taires et ne les inci­tait à ne pas laiss­er en paix les mécréants, parce qu’ils essayent d’arranger leurs affaires ici-bas sans le sec­ours du Très-Haut.

J’ai le sen­ti­ment que la sup­pres­sion du div­i­dende tari­ra le Denier de Saint-Pierre et du même coup la pro­pa­gande des Croix, des Semaines religieuses et autres Nou­vel­listes. Vous ver­rez que la France n’éprouvera plus le besoin impérieux d’être représen­tée au Vat­i­can. Après la Révo­lu­tion, le méti­er de curé ne nour­ris­sant plus son homme, la Pro­fes­sion sera de moins en moins recher­chée et les sémi­naires fer­meront l’un après l’autre leurs portes.

La foi religieuse est désor­mais inca­pable de soulever des mon­tagnes ; les temps héroïques des Croisade et des guer­res de reli­gion sont à jamais périmés, ils ne revien­dront plus. Le Christ n’érige le sym­bole de son mar­tyre inutile qu’au prof­it d’un mys­ti­cisme con­ven­tion­nel. Encore ce mys­ti­cisme, qui groupe à la ville un si grand nom­bre de dévots, a‑t-il pour ain­si dire dis­paru de l’âme cam­pag­narde. Au vil­lage, le clocher de l’église mar­que surtout l’heure ; le paysan va trou­ver le curé pour un bap­tême ou un enter­re­ment comme il va quérir le vétéri­naire pour sa vache malade, avec l’identique préoc­cu­pa­tion de la dépense inévitable. Il n’entretient pas la flamme vac­il­lante des cierges.

L’esprit de sac­ri­fice qui ani­ma les pre­miers chré­tiens cherche d’autres voies.

Je n’aurais pas songé à effleur­er la ques­tion religieuse, qui ne se posera pas dans l’organisation sociale de demain, si le cléri­cal­isme agis­sant ne sem­blait con­stituer une men­ace sérieuse aux yeux de cer­tains révo­lu­tion­naires. Je ne dis pas qu’il ne faille pas le com­bat­tre et lui dis­put­er pied à pied le ter­rain qu’il s’efforce en vain de con­quérir, je pense seule­ment que le mot de Gam­bet­ta : « Le cléri­cal­isme, voilà l’ennemi », n’a plus le même sens absolu. Le cléri­cal­isme n’est pas « l’ennemi », mais un enne­mi. Aujourd’hui, il serait plus exact de dire : « Le cap­i­tal­isme voilà l’ennemi ».

Atten­dons-nous, certes, à lut­ter con­tre toutes les forces de réac­tion. Ayons l’œil sur les gens d’église et sur les camelots du roy ; mais en rassem­blant le ban et l’arrière-ban de leurs mer­ce­naires, ils n’arriveront jamais à for­mer d’assez gros batail­lons pour ten­ter autre chose que des coups de mains sans grav­ité. Ils ne réus­siront pas à mod­i­fi­er l’aspect général de la bataille et ne retarderont même pas la décision.

Celle-ci obtenue, gar­dons-nous d’inquiéter les fidèles. Lais­sons-leur le refuge de leurs sanc­tu­aires où l’œil vide de Dieu con­tem­ple le néant. Nous fonderons la morale humaine sur l’égalité des droits, à côté du men­songe divin, et l’herbe envahi­ra bien­tôt les temples.

(À suiv­re.)

[/Auguste Bertrand./]


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