La Presse Anarchiste

Les problèmes de demain

[[Voir les n° 1 et 5.]]

III. Quelques jalons d’ordre économique

Les formes que pren­dra la pro­duc­tion et la répar­ti­tion des pro­duits sont au pre­mier plan de toutes nos vues d’avenir : d’elles dépen­dra le carac­tère tout entier de la socié­té qui rem­place le régime capi­ta­liste. La ques­tion ne se pose pas d’hier, mais sa solu­tion est deve­nue urgente ; d’autre part, l’expérience de la révo­lu­tion russe nous four­nit des indi­ca­tions utiles, tan­tôt, confir­mant, tan­tôt ren­ver­sant cer­taines concep­tions for­mu­lées autre­fois d’une façon tout à fait théorique.

Résoudre ces ques­tions sous une forme concrète, c’est-à-dire éla­bo­rer un plan d’organisation éco­no­mique pour « le len­de­main », indi­quer les cadres et les ins­ti­tu­tions à créer pour sa réa­li­sa­tion est une tâche qui dépasse de beau­coup la com­pé­tence non seule­ment de l’auteur de cet article, mais en géné­ral d’une publi­ca­tion comme les Temps Nou­veaux. C’est là l’œuvre des spé­cia­listes : ouvriers, tech­ni­ciens de toute sorte, direc­te­ment occu­pés dans la pro­duc­tion ; seules, leurs orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles et leurs organes peuvent dis­cu­ter en connais­sance de cause les mesures concrètes à prendre, dans le pré­sent comme dans l’avenir. Mais tout socia­liste, tout grou­pe­ment de pro­pa­gan­distes a non seule­ment le droit, mais le devoir d’établir pour lui et pour ses cama­rades d’idée un point de vue géné­ral, de réflé­chir à l’expérience qui se fait devant nos yeux, et de tra­cer cer­taines lignes géné­rales selon les­quelles il vou­drait voir tra­vailler la pen­sée plus com­pé­tente des spé­cia­listes. C’est des consi­dé­ra­tions de ce genre qu’il s’agira dans le pré­sent article.

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Par­mi les concep­tions exis­tantes sur le mode d’organisation de la pro­duc­tion dans la socié­té socia­liste, la natio­na­li­sa­tion est la plus acces­sible et la plus répan­due. Le pas­sage des moyens de pro­duc­tion, à la socié­té est conçu dans les pro­grammes de tous les par­tis socia­listes éta­tistes comme leur remise à l’État, car la socié­té est, par défi­ni­tion, repré­sen­tée par l’État. Quelles que soient les formes de celui-ci, qu’il soit par­le­men­taire, sovié­tique ou autre — peu importe : c’est tou­jours l’organisation qui détient le pou­voir poli­tique qui est aus­si maitre des richesses natu­relles, des moyens de pro­duc­tion et des organes de répar­ti­tion des produits.

On voit à quel point la puis­sance de l’État s’en trouve ren­for­cée. En plus du pou­voir poli­tique, il détient toutes les sources de la vie. La dépen­dance des sujets vis-à-vis de lui atteint son maxi­mum. L’État-patron est un patron très auto­ri­taire comme tout patron, il veut être maître de son entre­prise et ne tolère l’ingérence des ouvriers que quand il lui est impos­sible de l’éviter. Dans le domaine éco­no­mique, l’État ne veut même pas être un monarque consti­tu­tion­nel : il tend tou­jours à deve­nir un auto­crate. L’idée de Jau­rès : la démo­cra­ti­sa­tion gra­duelle, par le moyen de l’État, du régime éco­no­mique, ana­logue à la démo­cra­ti­sa­tion poli­tique accom­plie dans le pas­sé, plus que jamais appa­raît comme une uto­pie. Dans le régime capi­ta­liste, les ouvriers et employés de l’État sont les plus dépen­dants de tous, et au pôle oppo­sé de l’organisation sociale, dans le régime col­lec­ti­viste des bol­che­viks, il en est de même : les ouvriers perdent peu à peu et le droit de contrôle, et leurs Comi­tés d’usines et même leur grand moyen de lutte : le droit de grève. Et comme cou­ron­ne­ment, c’est la mobi­li­sa­tion du tra­vail, « les armées » ouvrières régies par une dis­ci­pline mili­taire. Et c’est fatal : aucun pou­voir ne se res­treint lui-même si rien ne l’y force ; et lorsque les hommes au pou­voir pour­suivent une idée, lorsqu’ils sont convain­cus qu’elle ne peut être réa­li­sée que par la coer­ci­tion, ils se mon­tre­ront plus intrai­tables encore, plus abso­lus dans leur droit de dis­po­ser de l’existence des citoyens.

C’est géné­ra­le­ment par la néces­si­té d’augmenter la pro­duc­tion qu’on jus­ti­fie cette sup­pres­sion de tous les droits indi­vi­duels et col­lec­tifs des ouvriers. C’est ain­si que le pou­voir bol­che­viste explique la créa­tion de ses armées de tra­vail obli­ga­toire. Or, en dehors de toute ques­tion de prin­cipe, la consi­dé­ra­tion des seules dépenses, en forces humaines et en, argent, qu’exige une bureau­cra­tie nom­breuse, condi­tion néces­saire de l’extension du pou­voir de l’État, montre que ce cal­cul est erro­né. En Rus­sie, l’administration bureau­cra­tique des usines absorbe la plus grande par­tie de leur reve­nu, sans comp­ter le nombre de bras qu’elle enlève au tra­vail utile. Et le résul­tat vou­lu est loin d’être atteint. L’État-patron est mal outillé pour lut­ter contre cette dimi­nu­tion de la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail qui suit néces­sai­re­ment les grandes catas­trophes, telles que la guerre, la famine, le manque du néces­saire, etc., etc. Aus­si, le pou­voir socia­liste des bol­che­viks ne trouve-t-il pas d’autres moyens pour lut­ter contre ce mal que les mesures bien connues et depuis long­temps com­bat­tues par les ouvriers et les socia­listes de tous les pays : le salaire aux pièces, le sys­tème des primes, le sys­tème Tay­lor, etc… C’est ain­si que par­tout le tra­vail à l’heure fait place au tra­vail aux pièces, que la jour­née de 12 heures vient rem­pla­cer la jour­née de 8 heures, que l’âge du tra­vail obli­ga­toire est abais­sé de 16 ans à 14 ans. Et, enfin, cette mobi­li­sa­tion du tra­vail (mesure dont il y a quelques années, on n’aurait cru capable aucun par­ti socia­liste) qui rap­pelle bien les temps du servage…

Si des socia­listes, qui cer­tai­ne­ment ne visent pas à l’abaissement de la per­son­na­li­té de l’ouvrier et ne prennent de telles mesures qu’à contre­cœur, se voient obli­gés d’aller à ce point contre toutes leurs idées, c’est que dans tes limites de leur action, qui a pour cadres et pour outil exclu­si­ve­ment l’État, aucune autre issue n’existe. Et pour­tant voi­ci un fait, petit en lui-même, mais signi­fi­ca­tif. Au cours de la lutte opi­niâtre menée par le gou­ver­ne­ment sovié­tique contre la désor­ga­ni­sa­tion de l’industrie, une mesure a été prise qui s’est mon­trée la seule effi­cace. C’est le tra­vail volon­taire du same­di.

« Le par­ti com­mu­niste a ren­du obli­ga­toire pour ses membres le tra­vail volon­taire du same­di… Chaque same­di, dans diverses régions de la Répu­blique sovié­tique, des péniches et des wagons de com­bus­tibles sont déchar­gés, des voies fer­rées répa­rées, du blé, du com­bus­tible et d’autres mar­chan­dises des­ti­nées à la popu­la­tion et au front sont char­gées, des wagons et des loco­mo­tives répa­rés, etc. Peu à peu la grande masse des ouvriers et des pay­sans com­mence à se joindre aux « tra­vailleurs du same­di », à aider le pou­voir sovié­tique, à contri­buer, par son tra­vail volon­taire, à com­battre le froid, la faim et la désor­ga­ni­sa­tion éco­no­mique géné­rale » [[Organe offi­ciel du Gou­ver­ne­ment bol­che­viste Ecco­no­mitches kaîa Jiza (Vie éco­no­mique), n° 213 (cité dans Pour la Rus­sie, n° 10), article de Kerens­ky.]]. Par d’autres sources nous appre­nons que la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail volon­taire dépasse de beau­coup celle du tra­vail payé des usines. Il n’est pas besoin de dire à quel point cet exemple est ins­truc­tif. Au milieu de toutes les mesures par les­quelles les ouvriers étaient tan­tôt atti­rés par de hauts salaires, selon le prin­cipe tra­di­tion­nel du régime capi­ta­liste, tan­tôt sou­mis à une dis­ci­pline mili­taire, une seule s’est mon­trée effi­cace : c’est l’appel au tra­vail libre et conscient d’hommes sachant qu’ils font œuvre utile. C’est là un exemple frap­pant à l’appui de cette véri­té que les solu­tions des plus « uto­piques » se montrent en même temps les plus pra­tiques, et que si l’on veut obte­nir des « réa­li­sa­tions » aujourd’hui, le moyen le plus sûr est encore de par­tir du but final.

Mais ces consi­dé­ra­tions pro­cèdent d’un état d’esprit étran­ger à l’idée de l’État et du tra­vail obli­ga­toire à son service.

Voi­ci une autre for­mule, à pre­mière vue plus sédui­sante C’est le pas­sage des entre­prises aux mains des ouvriers qu’elles occupent ou aux mains des orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles, cor­res­pon­dantes. C’est le sys­tème qui, en France, s’exprime par la for­mule « la mine aux mineurs ». Au cours de la pre­mière année de la Révo­lu­tion russe, avant même l’arrivée au pou­voir des bol­che­viks, il y a eu un cer­tain nombre d’exemples de cette prise des usines par les ouvriers. Cela leur était facile, car les patrons, à cette époque, ne deman­daient pas mieux que d’abandonner leurs entre­prises. Plus tard, les bol­che­viks ont intro­duit dans toutes les usines le « contrôle ouvrier » ; mais se contrôle n’a été qu’une demi-mesure sans por­tée pra­tique : là où les ouvriers étaient faibles et mal orga­ni­sés, il res­tait lettre morte ; là où ils avaient conscience de leurs droits, ils se disaient — très, logi­que­ment — que s’ils ont le contrôle des usines, ils n’ont nul besoin de lais­ser celles-ci à leurs anciens pro­prié­taires. Et ils s’en empa­raient, les décla­rant pro­prié­té de ceux qui y tra­vaillent. Mais c’était tou­jours la pro­prié­té d’un groupe d’hommes venant rem­pla­cer l’unique pro­prié­taire bour­geois. Cela ne pou­vait don­ner, tout au plus, qu’une coopé­ra­tive de pro­duc­tion. Le pro­prié­taire col­lec­tif ne se pré­oc­cu­pait — comme l’autre — que de ses inté­rêts à lui ; comme l’autre, il s’efforçait de s’attirer les com­mandes de l’État, etc… L’égoïsme et la soif du gain, pour être le propre d’un groupe, n’en étaient pas moins forts.

Une autre consi­dé­ra­tion, pra­tique celle-là, rend impos­sible l’extension d’un tel sys­tème à la socié­té tout entière. Il y a des entre­prises qui donnent de gros béné­fices : celles qui pro­duisent des mar­chan­dises lar­ge­ment répan­dues, ou encore les entre­prises de trans­port ; les ouvriers qui y sont occu­pés et qui en deviennent pro­prié­taires sont, à ce titre, des pri­vi­lé­giés. Mais il en existe un grand nombre d’autres qui ne donnent aucun béné­fice du tout, exi­geant par contre des dépenses conti­nuelles : les écoles, les hôpi­taux, l’entretien des routes, le net­toyage des rues, etc., etc… Quelle sera la situa­tion de ceux qui sont occupes dans ces branches de tra­vail ? Com­ment, vivront-ils si ces entre­prises deviennent leur pro­prié­té ? Avec quels moyens les feront-ils mar­cher, et qui leur paye­ra leur salaire ? Évi­dem­ment, le prin­cipe de la pro­prié­té cor­po­ra­tive doit être modi­fié en ce qui les concerne. On peut ima­gi­ner, il est vrai, que ce seront les consom­ma­teurs qui paie­ront ; mais ce sera là un pas en arrière au lieu d’être un pro­grès, car un des meilleurs résul­tats de l’évolution éco­no­mique, c’est la gra­tui­té de cer­taines conquêtes de la civi­li­sa­tion : hôpi­taux, écoles, ponts, routes, conduites d’eau, puits et, quelques autres encore. Les rendre payants serait ajou­ter quelques nou­veaux pri­vi­lèges à ceux des pos­sé­dants et enle­ver aux non pos­sé­dants quelques moyens de satis­faire aux besoins les plus essentiels.

Toutes ces consi­dé­ra­tions — et quelques autres encore — rendent un tel sys­tème peu dési­rable. Dans la pra­tique russe — à laquelle nous sommes tou­jours obli­gés de nous repor­ter comme à la seule expé­rience socia­liste qui ait été faite jusqu’à pré­sent — les incon­vé­nients de ce sys­tème, intro­duit du début de la période bol­che­viste, ont pous­sé le gou­ver­ne­ment sovié­tique à adop­ter, comme seul remède pos­sible, la nationalisation. 

On aurait dû, il est vrai, cher­cher une troi­sième issue, en s’engageant dans une voie toute dif­fé­rente ; mais les bol­che­viks étaient pour cela trop imbus des idées social-démo­crates et éta­tistes qui ne leur sug­gé­raient que le sys­tème bien connu de la natio­na­li­sa­tion. Et c’est à cette der­nière qu’ils se sont arrêtés.

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Essayons, pour notre part, de cher­cher cette troi­sième issue : un régime qui don­ne­rait aux ouvriers la ges­tion de la vie éco­no­mique, mais sans les incon­vé­nients de la pro­prié­té cor­po­ra­tive. Et, tout d’abord, repor­tons-nous à notre prin­cipe fon­da­men­tal : notre com­mu­nisme, le com­mu­nisme vrai, et non pas ce com­mu­nisme de 1848 déjà sur­an­né que les bol­che­viks ont récem­ment redé­cou­vert et qu’ils ont adop­té comme appel­la­tion de leur par­ti pour se débar­ras­ser du nom, trop désho­no­ré par les com­pro­mis­sions, de « social-démo­crates ». Essayons, à la lumière de ce prin­cipe, de nous orien­ter un peu dans les ques­tions qui se posent.

Si nous ne recon­nais­sons ni la natio­na­li­sa­tion aux mains de l’État, ni la for­mule « la mine aux mineurs », quelle forme peut prendre le pas­sage des moyens de pro­duc­tion aux mains des orga­ni­sa­tions ouvrières (syn­di­cats, soviets, comi­tés d’usines ou telles autres) ?

Tout d’abord, les moyens de pro­duc­tion ne peuvent pas deve­nir la pro­prié­té de ces orga­ni­sa­tions : celles-ci ne doivent en avoir que la jouis­sance. Le vent ou l’eau qui fait tour­ner les ailes ou la roue d’un mou­lin ne sont la pro­prié­té de per­sonne ; on s’en sert sim­ple­ment pour tra­vailler. De même la terre ne doit être la pro­prié­té de per­sonne ; celui qui la cultive l’utilise, mais elle appar­tient à toute la col­lec­ti­vi­té, c’est-à-dire à per­sonne en par­ti­cu­lier. De même, les ins­tru­ments de tra­vail fabri­qués par la main des hommes : ils sont une richesse col­lec­tive, une pro­prié­té com­mune, uti­li­sée par ceux qui s’en servent au moment don­né. Com­ment, ceci étant admis, pou­vons-nous nous figu­rer : d’abord, l’organisation de la pro­duc­tion, ensuite celle de la répartition ?

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Il est évident que seul peut diri­ger une branche de pro­duc­tion l’ensemble des orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles la concer­nant ; ces orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles com­pren­dront au même titre de ouvriers pro­pre­ment dit et des spé­cia­listes plus savants — ingé­nieurs, chi­mistes, etc. Chaque branche de la pro­duc­tion est étroi­te­ment liée d’une part avec celles qui lui four­nissent des matières pre­mières, de l’autre avec les orga­ni­sa­tions ou le public qui en consomment les pro­duits. Et comme dans ces rap­ports le rôle le plus impor­tant appar­tient à la connais­sance des besoins et des pos­si­bi­li­tés, il doit exis­ter des grou­pe­ments, des Comi­tés qui concen­tre­ront les ensei­gne­ments sta­tis­tiques néces­saires. Leur rôle doit être stric­te­ment limi­té à celui des four­nis­seurs de maté­riel sta­tis­tique ; l’usage qu’on fera ensuite de ce maté­riel ne les regarde plus. Ils ne peuvent émettre aucun décret ; les déci­sions n’appartiennent qu’aux orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles. Les avis de ces Comi­tés de sta­tis­tique ne sont pas plus coer­ci­tifs que les indi­ca­tions four­nies par un archi­tecte, les conseils d’un hygié­niste, ceux d’un péda­gogue, etc. Quant aux diverses branches de pro­duc­tion, les modes d’organisation peuvent être très variables sui­vant les par­ti­cu­la­ri­tés tech­niques de cha­cun : les unes peuvent admettre une auto­no­mie com­plète des groupes par­ti­cu­liers, d’autres peuvent exi­ger une concor­dance d’action par­faite. Tout ce qui est à dési­rer, c’est qu’il existe, dans chaque spé­cia­li­té, non une seule orga­ni­sa­tion cen­trale régis­sant tout, mais un grand nombre d’organisations spé­cia­li­sées, avec des tâches bien déter­mi­nées. Nous ne pou­vons pas, bien enten­du, pré­voir les diverses moda­li­tés que pour­ra pré­sen­ter cette orga­ni­sa­tion du tra­vail. L’adapter aux besoins du moment ne sera peut-être pas une tâche exces­si­ve­ment difficile.

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Mais il y a des ques­tions plus épi­neuses, qui exigent des inno­va­tions conti­nuelles, car rien de sem­blable n’a jamais été ten­té. Qui sera le pro­prié­taire de ces moyens de pro­duc­tion, dont les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles auront la ges­tion, et des objets pro­duits, c’est-à-dire de toute la richesse col­lec­tive ? Si ce n’est ni l’État, ni les cor­po­ra­tions, qui alors ? Que repré­sente, d’une façon concrète, la phrase : « Les moyens de pro­duc­tion appar­tiennent à la col­lec­ti­vi­té » ? Par qui sera repré­sen­tée cette col­lec­ti­vi­té ? Qui et de quel droit dis­po­se­ra des pro­duits ? Au pro­fit de qui sera le béné­fice de leur vente ? Qui paie­ra les salaires ?

C’est là qu’il faut bien se péné­trer de notre idée com­mu­niste, de notre grand prin­cipe « de cha­cun selon ses forces, à cha­cun selon ses besoins », et d’en tirer toutes ses conséquences.

Qui dis­po­se­ra des pro­duits du tra­vail » Ces pro­duits doivent consti­tuer une richesse com­mune mise à la dis­po­si­tion de cha­cun pour sa consom­ma­tion, s’il s’agit d’objets de consom­ma­tion immé­diate, ou à la dis­po­si­tion des orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles qui uti­lisent ces pro­duits (s’il s’agit de matières pre­mières ou d’instruments de tra­vail). Les indi­vi­dus ou les orga­ni­sa­tions pui­se­ront dans ces stocks dans la mesure de leurs besoins et, en cas de quan­ti­té insuf­fi­sante, après entente avec d’autres consom­ma­teurs ou d’autres orga­ni­sa­tions inté­res­sées. Per­sonne ne dis­pose, en réa­li­té, de ces pro­duits, si ce n’est les tra­vailleurs de la répar­ti­tion qui s’occuperont de don­ner satis­fac­tion aux commandes.

De même tombe d’elle-même la ques­tion : qui aura le béné­fice de la vente ? Il n’y a pas de béné­fice, parce qu’il n’y a pas de vente, parce que les pro­duits ne sont pas des mar­chan­dises, mais sim­ple­ment des objets de consom­ma­tion, éga­le­ment acces­sible à tous. Le com­mu­nisme ne recon­naît pas la dis­tinc­tion entre des objets de consom­ma­tion — pro­prié­té pri­vée — et les moyens de pro­duc­tion — pro­prié­té col­lec­tive. Il ne recon­naît même pas entre eux de dif­fé­rence de nature ; le char­bon, par exemple, où se clas­se­ra-t-il ? Il est un élé­ment indis­pen­sable de la pro­duc­tion, et il est aus­si un des objets les plus néces­saires de consom­ma­tion indi­vi­duelle. La ten­dance du com­mu­nisme est de rendre tous les objets gra­tuits. Cha­cun convien­dra que le loge­ment, la nour­ri­ture, les vête­ments néces­saires, le chauf­fage, etc., doivent être mis à la dis­po­si­tion de tous au même titre que les secours médi­caux ou l’éclairage des rues, que nous four­nit même la socié­té capi­ta­liste actuelle. Tout être humain a droit à ces objets, de pre­mière néces­si­té par le seul fait de son exis­tence, et per­sonne n’a le droit de l’en pri­ver. La part indi­vi­duelle dans la consom­ma­tion sociale peut être déter­mi­née par bien des fac­teurs, indi­vi­duels et sociaux : d’abord, par les besoins de cha­cun, pour tout ce qui est en abon­dance ; hélas ! dans l’Europe actuelle, au lieu d’une abon­dance de pro­duits, il y a plu­tôt pénu­rie, et cela obli­ge­ra d’en tenir compte. Un mini­mum néces­saire (cal­cu­lé autant que pos­sible sur la consom­ma­tion moyenne du temps nor­mal), sera à éta­blir et un ration­ne­ment à orga­ni­ser, d’un accord com­mun. Les rations peuvent et doivent être dif­fé­rentes selon les caté­go­ries de per­sonnes. Pour éta­blir ces caté­go­ries, c’est encore sur les dif­fé­rences des besoins qu’il y aura à se gui­der ; il y aura à tenir compte de l’âge, de l’état de san­té, de la facul­té de résis­tance, etc. Bien des consi­dé­ra­tions seront à envi­sa­ger, en outre, dans la répar­ti­tion des pro­duits les besoins de la col­lec­ti­vi­té, la néces­si­té de faire des réserves pour l’avenir et de gar­der une cer­taine quan­ti­té pour les échanges avec d’autres col­lec­ti­vi­tés, etc., etc. Il n’y a qu’un fac­teur que nous nous refu­sons à intro­duire dans ces cal­culs : c’est la somme de tra­vail dépen­sé par chacun.

Ici nous sen­tons venir des pro­tes­ta­tions. Le spec­tacle de la socié­té d’aujourd’hui, où ceux qui pro­duisent le moins consomment le plus, révolte notre sen­ti­ment de jus­tice et nous fait dire tout d’abord : tout — au seul tra­vail et à cha­cun pro­por­tion­nel­le­ment au tra­vail fourni.

Mais, en dépit de cette ten­dance natu­relle, nous pen­sons que ce n’est pas sur ce prin­cipe — quelque légi­time qu’il paraisse par oppo­si­tion à l’injustice fla­grante de notre temps — que doit être fon­dée la socié­té de l’avenir. La ven­geance qu’exerce le peuple contre ses oppres­seurs au moment de la révo­lu­tion est juste, elle aus­si, mais ce n’est pas sur la ven­geance que peut être fon­dé après la vic­toire le règne du peuple : c’est sur la soli­da­ri­té humaine. De même dans les ques­tions de répar­ti­tion. Et qu’on ne nous dise pas qu’il faut d’abord répri­mer la bour­geoi­sie et que la vic­toire de la classe ouvrière doit d’abord abou­tir à un mode de répar­ti­tion pla­çant le tra­vail à la hau­teur qui lui est due. La lutte de classes finit avec la vic­toire ouvrière et la dis­tinc­tion entre les tra­vailleurs et les para­sites n’existe plus. La pos­si­bi­li­té d’un tra­vail libre dans une socié­té libre étant four­nie à cha­cun, le nombre de ceux qui s’y refu­se­ront sera si peu impor­tant qu’il ne jus­ti­fie­ra pas la créa­tion de nou­veaux para­sites sous forme d’une vaste caste de bureau­crates, et dans la géné­ra­tion sui­vante les traces de cet ancien para­si­tisme auront disparu.

Don­ner à cha­cun pro­por­tion­nel­le­ment à son tra­vail est, si vous vou­lez, un prin­cipe juste ; mais c’est une jus­tice d’ordre infé­rieur, comme par exemple l’idée de la récom­pense du mérite et de la puni­tion du vice. Nous ne nous éten­drons pas sur toutes les rai­sons phi­lo­so­phiques et pra­tiques qui nous amènent à la reje­ter. Qu’ajouterions-nous, d’ailleurs, aux argu­ments qu’a four­nis P. Kro­pot­kine lorsqu’il a posé les fon­de­ments de l’anarchisme com­mu­niste ? Disons seule­ment — pour les cama­rades qui l’ignorent — qu’à l’autre pôle de la pen­sée socia­liste, Marx s’est ran­gé au même avis en disant que « l’étroit hori­zon du droit bour­geois ne sera dépas­sé » que lorsque la rétri­bu­tion du tra­vail aura fait place à la répar­ti­tion selon les besoins de cha­cun [[K. Marx, Cri­tique du pro­gramme de Gotha.]]. Nous vou­lons pré­ci­sé­ment aller plus loin que le droit bour­geois et une jus­tice d’inspiration bour­geoise. Tout homme a droit à l’existence par le seul fait qu’il est un homme. Ensuite, et aus­si parce qu’il est un homme, un être vivant en socié­té, il s’appliquera à appor­ter sa part de tra­vail au tré­sor com­mun. Là est la seule garan­tie pos­sible contre une nou­velle exploi­ta­tion et contre des conflits sans fin.

Nous reje­tons donc l’idée même d’un salaire ; nous dis­so­cions les deux ques­tions celle de la pro­duc­tion et celle de la consom­ma­tion, en ne lais­sant entre elles que le seul lien qui résulte du fait que la quan­ti­té totale des pro­duits fabri­qués doit être réglée sur les besoins de la consom­ma­tion. C’est là l’unique ordre de choses com­pa­tible avec un régime où les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles gèrent la pro­duc­tion sans être pro­prié­taires des ins­tru­ments de tra­vail. Il est aus­si le seul com­pa­tible avec une socié­té libre, débar­ras­sée du pou­voir coer­ci­tif d’un État.

Nous n’espérons pas, bien enten­du, que, dès le len­de­main de la pro­chaine révo­lu­tion, tout cela s’arrangera aus­si bien sans conflits, sans mélanges avec les élé­ments bour­geois du pas­sé. Nous savons qu’il est fort peu pro­bable que ce com­mu­nisme com­plet et pur puisse être réa­li­sé d’un seul coup. Mais nous savons aus­si que c’est dans la mesure où les construc­teurs de l’avenir s’en ins­pi­re­ront que leur, tra­vail sera fruc­tueux. C’est pour­quoi il nous parait si impor­tant, si infi­ni­ment sou­hai­table que ce soit dans cet esprit que se posent les jalons de l’avenir.

[/​M. Isi­dine./​]

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