[[Voir les n° 1 et 5.]]
III. Quelques jalons d’ordre économique
Les formes que prendra la production et la répartition des produits sont au premier plan de toutes nos vues d’avenir : d’elles dépendra le caractère tout entier de la société qui remplace le régime capitaliste. La question ne se pose pas d’hier, mais sa solution est devenue urgente ; d’autre part, l’expérience de la révolution russe nous fournit des indications utiles, tantôt, confirmant, tantôt renversant certaines conceptions formulées autrefois d’une façon tout à fait théorique.
Résoudre ces questions sous une forme concrète, c’est-à-dire élaborer un plan d’organisation économique pour « le lendemain », indiquer les cadres et les institutions à créer pour sa réalisation est une tâche qui dépasse de beaucoup la compétence non seulement de l’auteur de cet article, mais en général d’une publication comme les Temps Nouveaux. C’est là l’œuvre des spécialistes : ouvriers, techniciens de toute sorte, directement occupés dans la production ; seules, leurs organisations professionnelles et leurs organes peuvent discuter en connaissance de cause les mesures concrètes à prendre, dans le présent comme dans l’avenir. Mais tout socialiste, tout groupement de propagandistes a non seulement le droit, mais le devoir d’établir pour lui et pour ses camarades d’idée un point de vue général, de réfléchir à l’expérience qui se fait devant nos yeux, et de tracer certaines lignes générales selon lesquelles il voudrait voir travailler la pensée plus compétente des spécialistes. C’est des considérations de ce genre qu’il s’agira dans le présent article.
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Parmi les conceptions existantes sur le mode d’organisation de la production dans la société socialiste, la nationalisation est la plus accessible et la plus répandue. Le passage des moyens de production, à la société est conçu dans les programmes de tous les partis socialistes étatistes comme leur remise à l’État, car la société est, par définition, représentée par l’État. Quelles que soient les formes de celui-ci, qu’il soit parlementaire, soviétique ou autre — peu importe : c’est toujours l’organisation qui détient le pouvoir politique qui est aussi maitre des richesses naturelles, des moyens de production et des organes de répartition des produits.
On voit à quel point la puissance de l’État s’en trouve renforcée. En plus du pouvoir politique, il détient toutes les sources de la vie. La dépendance des sujets vis-à-vis de lui atteint son maximum. L’État-patron est un patron très autoritaire comme tout patron, il veut être maître de son entreprise et ne tolère l’ingérence des ouvriers que quand il lui est impossible de l’éviter. Dans le domaine économique, l’État ne veut même pas être un monarque constitutionnel : il tend toujours à devenir un autocrate. L’idée de Jaurès : la démocratisation graduelle, par le moyen de l’État, du régime économique, analogue à la démocratisation politique accomplie dans le passé, plus que jamais apparaît comme une utopie. Dans le régime capitaliste, les ouvriers et employés de l’État sont les plus dépendants de tous, et au pôle opposé de l’organisation sociale, dans le régime collectiviste des bolcheviks, il en est de même : les ouvriers perdent peu à peu et le droit de contrôle, et leurs Comités d’usines et même leur grand moyen de lutte : le droit de grève. Et comme couronnement, c’est la mobilisation du travail, « les armées » ouvrières régies par une discipline militaire. Et c’est fatal : aucun pouvoir ne se restreint lui-même si rien ne l’y force ; et lorsque les hommes au pouvoir poursuivent une idée, lorsqu’ils sont convaincus qu’elle ne peut être réalisée que par la coercition, ils se montreront plus intraitables encore, plus absolus dans leur droit de disposer de l’existence des citoyens.
C’est généralement par la nécessité d’augmenter la production qu’on justifie cette suppression de tous les droits individuels et collectifs des ouvriers. C’est ainsi que le pouvoir bolcheviste explique la création de ses armées de travail obligatoire. Or, en dehors de toute question de principe, la considération des seules dépenses, en forces humaines et en, argent, qu’exige une bureaucratie nombreuse, condition nécessaire de l’extension du pouvoir de l’État, montre que ce calcul est erroné. En Russie, l’administration bureaucratique des usines absorbe la plus grande partie de leur revenu, sans compter le nombre de bras qu’elle enlève au travail utile. Et le résultat voulu est loin d’être atteint. L’État-patron est mal outillé pour lutter contre cette diminution de la productivité du travail qui suit nécessairement les grandes catastrophes, telles que la guerre, la famine, le manque du nécessaire, etc., etc. Aussi, le pouvoir socialiste des bolcheviks ne trouve-t-il pas d’autres moyens pour lutter contre ce mal que les mesures bien connues et depuis longtemps combattues par les ouvriers et les socialistes de tous les pays : le salaire aux pièces, le système des primes, le système Taylor, etc… C’est ainsi que partout le travail à l’heure fait place au travail aux pièces, que la journée de 12 heures vient remplacer la journée de 8 heures, que l’âge du travail obligatoire est abaissé de 16 ans à 14 ans. Et, enfin, cette mobilisation du travail (mesure dont il y a quelques années, on n’aurait cru capable aucun parti socialiste) qui rappelle bien les temps du servage…
Si des socialistes, qui certainement ne visent pas à l’abaissement de la personnalité de l’ouvrier et ne prennent de telles mesures qu’à contrecœur, se voient obligés d’aller à ce point contre toutes leurs idées, c’est que dans tes limites de leur action, qui a pour cadres et pour outil exclusivement l’État, aucune autre issue n’existe. Et pourtant voici un fait, petit en lui-même, mais significatif. Au cours de la lutte opiniâtre menée par le gouvernement soviétique contre la désorganisation de l’industrie, une mesure a été prise qui s’est montrée la seule efficace. C’est le travail volontaire du samedi.
« Le parti communiste a rendu obligatoire pour ses membres le travail volontaire du samedi… Chaque samedi, dans diverses régions de la République soviétique, des péniches et des wagons de combustibles sont déchargés, des voies ferrées réparées, du blé, du combustible et d’autres marchandises destinées à la population et au front sont chargées, des wagons et des locomotives réparés, etc. Peu à peu la grande masse des ouvriers et des paysans commence à se joindre aux « travailleurs du samedi », à aider le pouvoir soviétique, à contribuer, par son travail volontaire, à combattre le froid, la faim et la désorganisation économique générale » [[Organe officiel du Gouvernement bolcheviste Ecconomitches kaîa Jiza (Vie économique), n° 213 (cité dans Pour la Russie, n° 10), article de Kerensky.]]. Par d’autres sources nous apprenons que la productivité du travail volontaire dépasse de beaucoup celle du travail payé des usines. Il n’est pas besoin de dire à quel point cet exemple est instructif. Au milieu de toutes les mesures par lesquelles les ouvriers étaient tantôt attirés par de hauts salaires, selon le principe traditionnel du régime capitaliste, tantôt soumis à une discipline militaire, une seule s’est montrée efficace : c’est l’appel au travail libre et conscient d’hommes sachant qu’ils font œuvre utile. C’est là un exemple frappant à l’appui de cette vérité que les solutions des plus « utopiques » se montrent en même temps les plus pratiques, et que si l’on veut obtenir des « réalisations » aujourd’hui, le moyen le plus sûr est encore de partir du but final.
Mais ces considérations procèdent d’un état d’esprit étranger à l’idée de l’État et du travail obligatoire à son service.
Voici une autre formule, à première vue plus séduisante C’est le passage des entreprises aux mains des ouvriers qu’elles occupent ou aux mains des organisations professionnelles, correspondantes. C’est le système qui, en France, s’exprime par la formule « la mine aux mineurs ». Au cours de la première année de la Révolution russe, avant même l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, il y a eu un certain nombre d’exemples de cette prise des usines par les ouvriers. Cela leur était facile, car les patrons, à cette époque, ne demandaient pas mieux que d’abandonner leurs entreprises. Plus tard, les bolcheviks ont introduit dans toutes les usines le « contrôle ouvrier » ; mais se contrôle n’a été qu’une demi-mesure sans portée pratique : là où les ouvriers étaient faibles et mal organisés, il restait lettre morte ; là où ils avaient conscience de leurs droits, ils se disaient — très, logiquement — que s’ils ont le contrôle des usines, ils n’ont nul besoin de laisser celles-ci à leurs anciens propriétaires. Et ils s’en emparaient, les déclarant propriété de ceux qui y travaillent. Mais c’était toujours la propriété d’un groupe d’hommes venant remplacer l’unique propriétaire bourgeois. Cela ne pouvait donner, tout au plus, qu’une coopérative de production. Le propriétaire collectif ne se préoccupait — comme l’autre — que de ses intérêts à lui ; comme l’autre, il s’efforçait de s’attirer les commandes de l’État, etc… L’égoïsme et la soif du gain, pour être le propre d’un groupe, n’en étaient pas moins forts.
Une autre considération, pratique celle-là, rend impossible l’extension d’un tel système à la société tout entière. Il y a des entreprises qui donnent de gros bénéfices : celles qui produisent des marchandises largement répandues, ou encore les entreprises de transport ; les ouvriers qui y sont occupés et qui en deviennent propriétaires sont, à ce titre, des privilégiés. Mais il en existe un grand nombre d’autres qui ne donnent aucun bénéfice du tout, exigeant par contre des dépenses continuelles : les écoles, les hôpitaux, l’entretien des routes, le nettoyage des rues, etc., etc… Quelle sera la situation de ceux qui sont occupes dans ces branches de travail ? Comment, vivront-ils si ces entreprises deviennent leur propriété ? Avec quels moyens les feront-ils marcher, et qui leur payera leur salaire ? Évidemment, le principe de la propriété corporative doit être modifié en ce qui les concerne. On peut imaginer, il est vrai, que ce seront les consommateurs qui paieront ; mais ce sera là un pas en arrière au lieu d’être un progrès, car un des meilleurs résultats de l’évolution économique, c’est la gratuité de certaines conquêtes de la civilisation : hôpitaux, écoles, ponts, routes, conduites d’eau, puits et, quelques autres encore. Les rendre payants serait ajouter quelques nouveaux privilèges à ceux des possédants et enlever aux non possédants quelques moyens de satisfaire aux besoins les plus essentiels.
Toutes ces considérations — et quelques autres encore — rendent un tel système peu désirable. Dans la pratique russe — à laquelle nous sommes toujours obligés de nous reporter comme à la seule expérience socialiste qui ait été faite jusqu’à présent — les inconvénients de ce système, introduit du début de la période bolcheviste, ont poussé le gouvernement soviétique à adopter, comme seul remède possible, la nationalisation.
On aurait dû, il est vrai, chercher une troisième issue, en s’engageant dans une voie toute différente ; mais les bolcheviks étaient pour cela trop imbus des idées social-démocrates et étatistes qui ne leur suggéraient que le système bien connu de la nationalisation. Et c’est à cette dernière qu’ils se sont arrêtés.
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Essayons, pour notre part, de chercher cette troisième issue : un régime qui donnerait aux ouvriers la gestion de la vie économique, mais sans les inconvénients de la propriété corporative. Et, tout d’abord, reportons-nous à notre principe fondamental : notre communisme, le communisme vrai, et non pas ce communisme de 1848 déjà suranné que les bolcheviks ont récemment redécouvert et qu’ils ont adopté comme appellation de leur parti pour se débarrasser du nom, trop déshonoré par les compromissions, de « social-démocrates ». Essayons, à la lumière de ce principe, de nous orienter un peu dans les questions qui se posent.
Si nous ne reconnaissons ni la nationalisation aux mains de l’État, ni la formule « la mine aux mineurs », quelle forme peut prendre le passage des moyens de production aux mains des organisations ouvrières (syndicats, soviets, comités d’usines ou telles autres) ?
Tout d’abord, les moyens de production ne peuvent pas devenir la propriété de ces organisations : celles-ci ne doivent en avoir que la jouissance. Le vent ou l’eau qui fait tourner les ailes ou la roue d’un moulin ne sont la propriété de personne ; on s’en sert simplement pour travailler. De même la terre ne doit être la propriété de personne ; celui qui la cultive l’utilise, mais elle appartient à toute la collectivité, c’est-à-dire à personne en particulier. De même, les instruments de travail fabriqués par la main des hommes : ils sont une richesse collective, une propriété commune, utilisée par ceux qui s’en servent au moment donné. Comment, ceci étant admis, pouvons-nous nous figurer : d’abord, l’organisation de la production, ensuite celle de la répartition ?
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Il est évident que seul peut diriger une branche de production l’ensemble des organisations professionnelles la concernant ; ces organisations professionnelles comprendront au même titre de ouvriers proprement dit et des spécialistes plus savants — ingénieurs, chimistes, etc. Chaque branche de la production est étroitement liée d’une part avec celles qui lui fournissent des matières premières, de l’autre avec les organisations ou le public qui en consomment les produits. Et comme dans ces rapports le rôle le plus important appartient à la connaissance des besoins et des possibilités, il doit exister des groupements, des Comités qui concentreront les enseignements statistiques nécessaires. Leur rôle doit être strictement limité à celui des fournisseurs de matériel statistique ; l’usage qu’on fera ensuite de ce matériel ne les regarde plus. Ils ne peuvent émettre aucun décret ; les décisions n’appartiennent qu’aux organisations professionnelles. Les avis de ces Comités de statistique ne sont pas plus coercitifs que les indications fournies par un architecte, les conseils d’un hygiéniste, ceux d’un pédagogue, etc. Quant aux diverses branches de production, les modes d’organisation peuvent être très variables suivant les particularités techniques de chacun : les unes peuvent admettre une autonomie complète des groupes particuliers, d’autres peuvent exiger une concordance d’action parfaite. Tout ce qui est à désirer, c’est qu’il existe, dans chaque spécialité, non une seule organisation centrale régissant tout, mais un grand nombre d’organisations spécialisées, avec des tâches bien déterminées. Nous ne pouvons pas, bien entendu, prévoir les diverses modalités que pourra présenter cette organisation du travail. L’adapter aux besoins du moment ne sera peut-être pas une tâche excessivement difficile.
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Mais il y a des questions plus épineuses, qui exigent des innovations continuelles, car rien de semblable n’a jamais été tenté. Qui sera le propriétaire de ces moyens de production, dont les organisations professionnelles auront la gestion, et des objets produits, c’est-à-dire de toute la richesse collective ? Si ce n’est ni l’État, ni les corporations, qui alors ? Que représente, d’une façon concrète, la phrase : « Les moyens de production appartiennent à la collectivité » ? Par qui sera représentée cette collectivité ? Qui et de quel droit disposera des produits ? Au profit de qui sera le bénéfice de leur vente ? Qui paiera les salaires ?
C’est là qu’il faut bien se pénétrer de notre idée communiste, de notre grand principe « de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins », et d’en tirer toutes ses conséquences.
Qui disposera des produits du travail » Ces produits doivent constituer une richesse commune mise à la disposition de chacun pour sa consommation, s’il s’agit d’objets de consommation immédiate, ou à la disposition des organisations professionnelles qui utilisent ces produits (s’il s’agit de matières premières ou d’instruments de travail). Les individus ou les organisations puiseront dans ces stocks dans la mesure de leurs besoins et, en cas de quantité insuffisante, après entente avec d’autres consommateurs ou d’autres organisations intéressées. Personne ne dispose, en réalité, de ces produits, si ce n’est les travailleurs de la répartition qui s’occuperont de donner satisfaction aux commandes.
De même tombe d’elle-même la question : qui aura le bénéfice de la vente ? Il n’y a pas de bénéfice, parce qu’il n’y a pas de vente, parce que les produits ne sont pas des marchandises, mais simplement des objets de consommation, également accessible à tous. Le communisme ne reconnaît pas la distinction entre des objets de consommation — propriété privée — et les moyens de production — propriété collective. Il ne reconnaît même pas entre eux de différence de nature ; le charbon, par exemple, où se classera-t-il ? Il est un élément indispensable de la production, et il est aussi un des objets les plus nécessaires de consommation individuelle. La tendance du communisme est de rendre tous les objets gratuits. Chacun conviendra que le logement, la nourriture, les vêtements nécessaires, le chauffage, etc., doivent être mis à la disposition de tous au même titre que les secours médicaux ou l’éclairage des rues, que nous fournit même la société capitaliste actuelle. Tout être humain a droit à ces objets, de première nécessité par le seul fait de son existence, et personne n’a le droit de l’en priver. La part individuelle dans la consommation sociale peut être déterminée par bien des facteurs, individuels et sociaux : d’abord, par les besoins de chacun, pour tout ce qui est en abondance ; hélas ! dans l’Europe actuelle, au lieu d’une abondance de produits, il y a plutôt pénurie, et cela obligera d’en tenir compte. Un minimum nécessaire (calculé autant que possible sur la consommation moyenne du temps normal), sera à établir et un rationnement à organiser, d’un accord commun. Les rations peuvent et doivent être différentes selon les catégories de personnes. Pour établir ces catégories, c’est encore sur les différences des besoins qu’il y aura à se guider ; il y aura à tenir compte de l’âge, de l’état de santé, de la faculté de résistance, etc. Bien des considérations seront à envisager, en outre, dans la répartition des produits les besoins de la collectivité, la nécessité de faire des réserves pour l’avenir et de garder une certaine quantité pour les échanges avec d’autres collectivités, etc., etc. Il n’y a qu’un facteur que nous nous refusons à introduire dans ces calculs : c’est la somme de travail dépensé par chacun.
Ici nous sentons venir des protestations. Le spectacle de la société d’aujourd’hui, où ceux qui produisent le moins consomment le plus, révolte notre sentiment de justice et nous fait dire tout d’abord : tout — au seul travail et à chacun proportionnellement au travail fourni.
Mais, en dépit de cette tendance naturelle, nous pensons que ce n’est pas sur ce principe — quelque légitime qu’il paraisse par opposition à l’injustice flagrante de notre temps — que doit être fondée la société de l’avenir. La vengeance qu’exerce le peuple contre ses oppresseurs au moment de la révolution est juste, elle aussi, mais ce n’est pas sur la vengeance que peut être fondé après la victoire le règne du peuple : c’est sur la solidarité humaine. De même dans les questions de répartition. Et qu’on ne nous dise pas qu’il faut d’abord réprimer la bourgeoisie et que la victoire de la classe ouvrière doit d’abord aboutir à un mode de répartition plaçant le travail à la hauteur qui lui est due. La lutte de classes finit avec la victoire ouvrière et la distinction entre les travailleurs et les parasites n’existe plus. La possibilité d’un travail libre dans une société libre étant fournie à chacun, le nombre de ceux qui s’y refuseront sera si peu important qu’il ne justifiera pas la création de nouveaux parasites sous forme d’une vaste caste de bureaucrates, et dans la génération suivante les traces de cet ancien parasitisme auront disparu.
Donner à chacun proportionnellement à son travail est, si vous voulez, un principe juste ; mais c’est une justice d’ordre inférieur, comme par exemple l’idée de la récompense du mérite et de la punition du vice. Nous ne nous étendrons pas sur toutes les raisons philosophiques et pratiques qui nous amènent à la rejeter. Qu’ajouterions-nous, d’ailleurs, aux arguments qu’a fournis P. Kropotkine lorsqu’il a posé les fondements de l’anarchisme communiste ? Disons seulement — pour les camarades qui l’ignorent — qu’à l’autre pôle de la pensée socialiste, Marx s’est rangé au même avis en disant que « l’étroit horizon du droit bourgeois ne sera dépassé » que lorsque la rétribution du travail aura fait place à la répartition selon les besoins de chacun [[K. Marx, Critique du programme de Gotha.]]. Nous voulons précisément aller plus loin que le droit bourgeois et une justice d’inspiration bourgeoise. Tout homme a droit à l’existence par le seul fait qu’il est un homme. Ensuite, et aussi parce qu’il est un homme, un être vivant en société, il s’appliquera à apporter sa part de travail au trésor commun. Là est la seule garantie possible contre une nouvelle exploitation et contre des conflits sans fin.
Nous rejetons donc l’idée même d’un salaire ; nous dissocions les deux questions celle de la production et celle de la consommation, en ne laissant entre elles que le seul lien qui résulte du fait que la quantité totale des produits fabriqués doit être réglée sur les besoins de la consommation. C’est là l’unique ordre de choses compatible avec un régime où les organisations professionnelles gèrent la production sans être propriétaires des instruments de travail. Il est aussi le seul compatible avec une société libre, débarrassée du pouvoir coercitif d’un État.
Nous n’espérons pas, bien entendu, que, dès le lendemain de la prochaine révolution, tout cela s’arrangera aussi bien sans conflits, sans mélanges avec les éléments bourgeois du passé. Nous savons qu’il est fort peu probable que ce communisme complet et pur puisse être réalisé d’un seul coup. Mais nous savons aussi que c’est dans la mesure où les constructeurs de l’avenir s’en inspireront que leur, travail sera fructueux. C’est pourquoi il nous parait si important, si infiniment souhaitable que ce soit dans cet esprit que se posent les jalons de l’avenir.
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