La Presse Anarchiste

Nos anciennes “Coopés”

Nous nous sou­ve­nons tous de la men­ta­li­té qui régnait jadis dans les orga­ni­sa­tions coopé­ra­tives, et que nous retrou­vons aujourd’hui encore dans toutes les Socié­tés qui n’ont pas chan­gé leurs méthodes.

Des défaites poli­tiques, dont le petit com­mer­çant était ren­du res­pon­sable, étaient, la plu­part du temps, les rai­sons déclen­chant la créa­tion d’une coopérative.

Quelques cama­rades se réunis­saient, grou­paient quelque argent, louaient une bou­tique géné­ra­le­ment obs­cure, incom­mode et sale, l’agençaient tant bien que mal et se fai­saient épi­ciers. Le soir, on se réunis­sait dans l’arrière-boutique pour déci­der les achats à faire, mettre le vin en bou­teilles, peser, fixer les prix, cher­cher péni­ble­ment l’argent néces­saire pour de petites échéances qui sem­blaient formidables.

Ces réunions, au milieu du beurre, des fro­mages, des légumes secs, voi­si­nant avec les chaus­sures, l’huile et le pétrole, étaient ardentes et toutes illu­mi­nées d’un idéal géné­reux d’émancipation.

Mais la vie maté­rielle des coopé­ra­tives était aus­si peu orga­ni­sée que pos­sible. En géné­ral, le désordre, la sale­té, l’ignorance du métier y régnaient en maîtres. Et créée pour com­battre le mer­can­ti­lisme du com­mer­çant, pour mettre à la dis­po­si­tion du consom­ma­teur des organes de répar­ti­tion nou­veaux, modernes, s’approchant de la per­fec­tion, on abou­tis­sait la plu­part du temps à un résul­tat abso­lu­ment oppo­sé. Seul le coopé­ra­teur fervent venait, par dévoue­ment, ache­ter « à la Coopé » des mar­chan­dises mal pré­sen­tées, mais le consom­ma­teur, ou plu­tôt la ména­gère qu’il s’agissait de tou­cher et de convaincre, ne pre­nait pas le che­min de la bou­tique noire et peu appé­tis­sante qui devait l’émanciper.

Et le coopé­ra­teur se lamen­tait, acca­blant de sar­casmes le consom­ma­teur igno­rant qui se refu­sait de se lais­ser convaincre.

Une organisation nouvelle

Un état d’esprit tout à fait nou­veau a pré­si­dé à la nais­sance des « Unions de Coopé­ra­tives » nées pen­dant la guerre et qui croissent en puis­sance dans la France entière.

Le rôle de la Coopé­ra­tive, c’est avant tout de répar­tir au consom­ma­teur la mar­chan­dise dont il a besoin, dans les meilleures condi­tions de prix et de qua­li­té. Il y a là un rôle éco­no­mique qui ne peut se solu­tion­ner par de la bonne volon­té ou de la fan­tai­sie. Des ser­vices d’achat et de vente doivent être créés, c’est ques­tion d’organisation et d’administration

Mais la Coopé­ra­tive, à côté de ce but maté­riel et pra­tique, pos­sède un idéal éle­vé qui donne à son action une force d’émancipation puis­sante, et lui per­met d’agir sur la foule qui vient à elle par inté­rêt éco­no­mique et d’élever son niveau moral. Il y a là deux actions tout à fait dif­fé­rentes qui demandent l’une et l’autre à être exploi­tées com­plè­te­ment et méthodiquement.

Pour cela, il ne faut pas les mélan­ger comme jadis, il faut les sépa­rer pour per­mettre à cha­cune de se déve­lop­per entiè­re­ment, de por­ter au plus haut point sa puis­sance et ain­si elles s’aident mutuel­le­ment avec plus d’efficacité.

C’est ce qu’ont fait les Unions de Coopé­ra­tives sépa­rant net­te­ment les ser­vices com­mer­ciaux des ser­vices d’éducation et de solidarité

Les Services commerciaux

Au point de vue com­mer­cial, elles prirent la forme des Socié­tés à suc­cur­sales mul­tiples, jetant des maga­sins de vente dans tous les centres où il était pos­sible de créer un noyau de coopé­ra­teurs. Les ser­vices com­mer­ciaux sont admi­nis­trés par des tech­ni­ciens sans autre sou­ci que le but éco­no­mique à atteindre. Chaque suc­cur­sale est confiée à un gérant res­pon­sable. Il reçoit ses mar­chan­dises du ser­vice d’achat auquel il passe jours fixes ses com­mandes. Les mar­chan­dises lui sont livrées au prix de vente. Son compte, débi­té de ces livrai­sons, est cré­di­té de ses ventes et des avoirs qui peuvent lui être faits, de sorte que sa situa­tion est tou­jours facile à véri­fier. Des inven­taires fré­quents contrôlent si le stock res­tant en maga­sin est exact, s’il n’y a pas coulage.

Le gérant reçoit 5 % sur ses ventes. En contact jour­na­lier avec le consom­ma­teur, son inté­rêt est de le satis­faire, de faire connaître ses plaintes et ses besoins, afin de por­ter ses ventes au plus haut point.

Le ser­vice des suc­cur­sales est donc basé sur une décen­tra­li­sa­tion per­met­tant à cha­cune de s’adapter étroi­te­ment aux besoins des consommateurs.

Les ser­vices d’achat, les ser­vices comp­table et finan­cier sont, par contre, for­te­ment centralisés.

Le ser­vice d’achat groupe les com­mandes de chaque suc­cur­sale. Ces com­mandes atteignent aus­si­tôt des chiffres impor­tants qui lui per­mettent de trou­ver des condi­tions avan­ta­geuses, ou de trai­ter direc­te­ment avec la production.

Les ventes de chaque suc­cur­sale viennent se grou­per dans la caisse centrale.

La plu­part du temps, les gérants font leurs ver­se­ments au compte de chèque pos­tal de la Société.

La comp­ta­bi­li­té suit la vie de chaque cel­lule de l’organisme, la contrô­lant, fixant ses charges, ses, résul­tats, orga­ni­sant des inven­taires fréquents.

Enfin, un ser­vice d’inspection sur­veille les suc­cur­sales, véri­fiant si les prix de vente sont res­pec­tés, s’il n’y a pas fal­si­fi­ca­tion des mar­chan­dises, si les bou­tiques sont propres et les den­rées conve­na­ble­ment entretenues.

Dans ces orga­nismes, l’atmosphère spé­ciale qui régnait dans les anciennes coopé­ra­tives, où le coopé­ra­teur se sen­tait vrai­ment chez lui, trans­for­mant sou­vent le maga­sin de vente en une salle de réunion où cha­cun dis­cu­tait la ques­tion sociale ou quelque pro­blème phi­lo­so­phique, tout en fumant sa pipe et en aidant à peser un quart de beurre pour une ména­gère, a com­plè­te­ment disparu.

C’est un rouage éco­no­mique moderne, sérieux et pra­tique qu’on essaye de créer. Le but du maga­sin de vente n’est pas d’être salle de réunion, mais de dis­tri­buer rapi­de­ment aux consom­ma­teurs, dans les meilleures condi­tions de pro­pre­té et d’hygiène, des mar­chan­dises de bonne qua­li­té et à prix normal.

Le personnel des coopératives

Quelle est la situa­tion de ces coopé­ra­tives vis-à-vis de leur personnel ?

J’ai sous les yeux les règles qui fixent, dans une Union de Coopé­ra­tives de la région pari­sienne, la vie des employés.

L’administration de la Socié­té se fait au grand jour, d’accord avec le per­son­nel même. Les gérants d’une part, le per­son­nel de l’autre, ont un repré­sen­tant à la Com­mis­sion exécutive.

Des réunions régu­lières per­mettent à tous les employés de suivre la vie de l’organisme, de s’y inté­res­ser, de connaître ses difficultés.

Les salaires, la durée du tra­vail sont fixés d’accord entre la direc­tion et le per­son­nel. La semaine anglaise et 10 jours de vacances payés, sont accor­dés à tous.

Enfin chaque année, sur les béné­fices nets, un pré­lè­ve­ment de 15 % est par­ta­gé entre tous les employés au pro­ra­ta des appoin­te­ments de chacun.

Mal­gré tout, il ne semble pas que les résul­tats obte­nus soient par­faits. Des conflits éclatent. Les inté­rêts du per­son­nel et ceux du consom­ma­teur se heurtent et d’autant plus rude­ment dans cer­tains cas, que la coopé­ra­tive, vivant dans une socié­té capi­ta­liste, doit se sou­mettre, pour exis­ter, à ses condi­tions de vie.

Le tra­vailleur lui réclame le maxi­mum d’avantages maté­riels comme à un simple patron, et même plus, qu’à un simple patron, ne com­pre­nant pas qu’elle puisse le refu­ser, et sou­vent ne com­pre­nant pas non plus que, si elle le lui accor­dait, sur­char­gée de frais géné­raux, elle serait inévi­ta­ble­ment condam­née à mort.

En scin­dant en deux la vie coopé­ra­tive — en sépa­rant net­te­ment l’organe éco­no­mique char­gé d’un rôle maté­riel et l’organe moral char­gé d’émanciper le consom­ma­teur, de l’éduquer, de créer les œuvres de soli­da­ri­té — on a don­né l’impression au coopé­ra­teur, sou­vent sim­pliste et plus sou­vent encore igno­rant, que la coopé­ra­tive n’est plus qu’un com­mer­çant capi­ta­liste, tra­his­sant son rôle et ne méri­tant aucun ménagement.

À ce point il y a encore un long effort d’éducation qui s’impose.

Les moyens financiers

Ce qui semble man­quer à ces orga­ni­sa­tions, pour leur per­mettre un déve­lop­pe­ment rapide, ce sont les moyens finan­ciers. De toute part, à l’heure actuelle, on réclame aux Unions la créa­tion de suc­cur­sales nou­velles. Mais chaque nou­velle suc­cur­sale entraîne une immo­bi­li­sa­tion de capi­taux pour l’installation et pour le stock de mar­chan­dises immo­bi­li­sées. Or, les consom­ma­teurs apportent rare­ment les moyens finan­ciers néces­saires à ces créations.

Il en résulte, pour ces jeunes orga­nismes qui gran­dissent trop vite sans avoir eu le temps de faire des réserves impor­tantes, des dif­fi­cul­tés de tré­so­re­rie qui pour­raient deve­nir dan­ge­reuses si une poli­tique rigide ne venait pré­si­der à leur développement.

Cette poli­tique n’est pas tou­jours facile, la masse ne com­prend pas que des coopé­ra­tives qui appa­raissent puis­santes refusent de créer des suc­cur­sales nou­velles tant que les capi­taux néces­saires à cet effet ne sont pas apportés.

C’est cepen­dant la sagesse même qui exige des déci­sions semblables.

[|* * * *|]

En résu­mé, depuis quatre ans sur­tout, la Coopé­ra­tion a déve­lop­pé dans le pays des organes pure­ment éco­no­miques, qui au pre­mier exa­men semblent avoir fait table rase de l’idéal coopé­ra­tif de jadis. Nous ver­rons dans un pro­chain article qu’il n’en est rien.

Par contre, ces organes construits d’après les réa­li­tés de la vie, pour­suivent pra­ti­que­ment, logi­que­ment, le but qui leur est assi­gné : répar­tir les mar­chan­dises aux consom­ma­teurs dans les meilleures condi­tions d’hygiène, de qua­li­té, de prix.

Ils appa­raissent, dès aujourd’hui, comme, devant jouer un rôle éco­no­mique impor­tant dans la vie du pays. 

[/R.C./]

La Presse Anarchiste