La Presse Anarchiste

Propos à bâtons rompus

La note parue dans le numé­ro de mars sous le titre Mili­taires et Gou­ver­nants fut écrite avant qu’on connût ici l’opinion de M. Wil­son sur le triomphe du mili­ta­risme en France et avant le coup d’État des mili­taires en Allemagne.

Ce coup d’État a été utile. La révo­lu­tion offi­cielle alle­mande fut une simple révo­lu­tion de façade. Les cadres admi­nis­tra­tifs n’ont pas été chan­gés, la men­ta­li­té des fonc­tion­naires n’a pas été modi­fiée. La masse popu­laire n’a pas encore acquis le sen­ti­ment de la liberté.

Or, la liber­té, reçue comme un pré­sent ou une aumône, n’a aucune réa­li­té. Il faut en sen­tir le besoin. Elle ne se donne pas, il faut la conqué­rir. Si, en Rus­sie, le gou­ver­ne­ment de Kerens­ky avait vécu, s’il avait réa­li­sé son pro­gramme, s’il avait don­né au peuple, sui­vant une sage léga­li­té, des « liber­tés » démo­cra­tiques, des réformes éco­no­miques, une orga­ni­sa­tion agraire, etc., j’imagine que les mou­jiks fussent res­tés res­pec­tueux des auto­ri­tés admi­nis­tra­tives et eussent conti­nué à consi­dé­rer tout gou­ver­ne­ment comme une sorte de Pro­vi­dence, favo­rable ou néfaste, mais beau­coup trop au-des­sus d’eux-mêmes pour oser lui deman­der des comptes.

Le régime bol­che­viste, en secouant le peuple russe de sa tor­peur, a bou­le­ver­sé sa men­ta­li­té. C’est le seul résul­tat du régime ; car, au fond, il abou­tit à impo­ser l’égalité par en bas, une éga­li­té dans la misère, au lieu que notre idéal est en sens inverse ; mais le résul­tat n’en est pas moins que jamais les pay­sans russes n’accepteront une réaction.

En Alle­magne, le coup d’État de Kapp et consorts a pro­vo­qué l’indignation et la résis­tance des élé­ments démo­cra­tiques du pays bour­geois libé­raux, socia­listes majo­ri­taires, indé­pen­dants et com­mu­nistes. Il est pos­sible même que la cause prin­ci­pale de l’échec du coup d’État fut le manque d’argent. Les grands ban­quiers devaient être hos­tiles à une telle aven­ture. Et si les géné­raux peuvent s’amuser à per­mettre le pillage de quelques bou­tiques juives par leurs sol­dats, ils n’osent pas s’attaquer aux banques. Ce serait d’ailleurs contraire à tous leurs prin­cipes et un véri­table suicide.

Qu’adviendra-t-il dans l’avenir ? Le gou­ver­ne­ment alle­mand, imbu, comme tout gou­ver­ne­ment qui se res­pecte, du prin­cipe d’autorité, s’appuie de nou­veau sur le par­ti mili­taire pour mater des aspi­ra­tions liber­taires qui lui portent ombrage. Nous fai­sons des vœux pour que le peuple alle­mand ne retombe pas dans sa torpeur.

La souf­france seule, la souf­france qui a déjà pro­vo­qué un pre­mier accès de défense démo­cra­tique, pour­ra secouer le peuple et lui faire com­prendre le sens de la liber­té. Si les Fran­çais sont res­tés sen­sibles au mot lui-même, c’est qu’ils ont fait et souf­fert plu­sieurs révolutions.

Faut-il faire ici l’éloge de la souf­france, ou du moins en mon­trer l’utilité ? Les écri­vains réac­tion­naires nous ont sou­vent aga­cés en nous van­tant la bonne souf­france, mère de l’humilité et de la rési­gna­tion. Mais n’y a‑t-il pas une souf­france qui force les hommes à réflé­chir et les incite à la révolte ?

Déjà la souf­france rap­proche les hommes, et les unit dans le mal­heur com­mun. La bana­li­té du bien-être fait glis­ser les indi­vi­dus à l’égoïsme et à l’indifférence. Les per­sé­cu­tions éveillent le besoin de liber­té. En Ser­bie, par exemple, les pay­sans, depuis long­temps libé­rés du joug turc, étaient par­fai­te­ment insou­ciants de l’ambition ger­ma­no-autri­chienne. Et je n’ai guère vu de patriotes, en dehors des intel­lec­tuels, que par­mi les réfu­giés bos­niaques qui avaient souf­fert chez eux de la bru­tale tyran­nie hongroise.

L’effort, l’effort dou­lou­reux et pénible, donne de la valeur aux choses ; et un mor­ceau de pain a plus de prix que l’air pur et vivi­fiant. Un pro­blème réso­lu sans effort ne laisse pas de traces dans l’esprit de l’enfant, tan­dis qu’une erreur expli­quée lui est plus pro­fi­table. Un rai­son­ne­ment faci­le­ment accep­té ne change pas la men­ta­li­té d’un adulte ; un para­doxe cho­quant force son atten­tion comme un coup en plein visage, et peut deve­nir le point de départ d’objections et de réflexions.

Le coup d’État de Kapp fut un choc au visage du peuple alle­mand. Mais en fau­dra-t-il d’autres encore ?

[|* * * *|]

Il y a encore qu’incertitudes pour l’avenir. La souf­france n’est pas suf­fi­sante pour un mou­ve­ment libé­ra­teur. Le malaise éco­no­mique d’après-guerre qui sévit sur toute l’Europe a sus­ci­té de nom­breux mécon­ten­te­ments. Mais les mécon­tents sont sou­vent des égoïstes. Pour être révo­lu­tion­naire, il faut un idéa­lisme, c’est-à-dire avoir l’espérance et être opti­miste. Sinon, on n’entreprend rien. Le révo­lu­tion­naire est un homme de bonne humeur. Le mécon­tent est un grin­cheux et un pes­si­miste. Le mécon­tent sou­haite une révo­lu­tion, à condi­tion qu’elle soit faite par les autres et qu’il puisse en pro­fi­ter. Une révolte de mécon­tents, si elle réus­sit, abou­tit à un chan­ge­ment de per­son­nel, mais pas à une trans­for­ma­tion sociale. Une véri­table révo­lu­tion exige de la géné­ro­si­té et de l’abnégation, tan­dis que les mécon­tents craignent tou­jours de n’avoir pas leur compte ; trop enclins à cal­cu­ler, ils ne savent pas se donner.

Le coup de main de Kapp fut entre­pris par des mili­ta­ristes mécon­tents. Un cer­tain idéa­lisme de liber­té parait, au contraire, avoir sou­le­vé les popu­la­tions de la Ruhr. La répres­sion gou­ver­ne­men­tale sera une leçon pour le peuple ger­ma­nique. D’autres oscil­la­tions suivront.

Car c’est l’expérience de la vie sociale, et non les sys­tèmes a prio­ri, qui guide l’humanité entrai­née en avant par ses aspi­ra­tions vers le mieux-être et sur­tout vers la jus­tice. Ces aspi­ra­tions morales consti­tuent le fond de cet idéa­lisme qui est le vrai mobile des révolutions.

Je rap­pelle ici, puisque Cor­né­lis­sen par­lait, dans le der­nier numé­ro, de la phi­lo­so­phie socia­liste, plus exac­te­ment de la doc­trine social-démo­crate, que l’anarchie n’est que cela. Les anar­chistes ont une morale et des aspi­ra­tions, mais point de doc­trine. Seule l’observation des faits sociaux a pour nous de la valeur.

Mais enten­dons-nous. Obser­ver, c’est faire une étude cri­tique, ce n’est pas être l’esclave du « fait », ce n’est pas consi­dé­rer le fait comme une consé­quence fatale, parce qu’il existe, ce n’est pas avoir la reli­gion du suc­cès. Nous ne pen­sons pas qu’il faille s’incliner devant le pou­voir d’un Napo­léon ou du régime bol­che­vik parce qu’ils ont réus­si et parce qu’ils durent ? Dans le tour­billon­ne­ment des faits sociaux, n’y a‑t-il pas place pour plu­sieurs pos­si­bi­li­tés ? Et au milieu des ava­tars de l’humanité faut-il se lais­ser détour­ner de l’idéal vers lequel on tend ?

Les pro­blèmes sociaux sont com­plexes et offrent à l’esprit des solu­tions diverses. La véri­té est mul­tiple dans ses aspects. Tant pis pour les fanatiques !

[|* * * *|]

Par­mi les trois déci­sions à prendre, M. Mil­le­rand a pris celle qui allait réveiller les pas­sions natio­na­listes du peuple alle­mand et ren­for­cer la clique mili­taire d’outre-Rhin. En somme, c’est la gaffe. Mais croire, comme le pro­clame la Com­mis­sion admi­nis­tra­tive du Par­ti socia­liste fran­çais, à « l’accord à peine dis­si­mu­lé » entre les deux gou­ver­ne­ments enne­mis, c’est peut-être aller un peu fort. L’esprit de par­ti déforme tout.

L’autre déci­sion pos­sible, c’était l’abstention, c’est-à-dire la poli­tique choi­sie par M. Lloyd George. Mais cette poli­tique est-elle tout à fait dés­in­té­res­sée ? Un de nos cama­rades (il y a déci­dé­ment toutes les opi­nions par­mi les anar­chistes) était convain­cu du dés­in­té­res­se­ment du Gou­ver­ne­ment anglais et de l’idéalisme de Lloyd George.

Lais­sons de côté le dés­in­té­res­se­ment du Gou­ver­ne­ment anglais et sa poli­tique colo­niale. Mais M. Lloyd George, il y a quelques semaines, dans une réunion orga­ni­sée pour la fon­da­tion d’un nou­veau par­ti, conviait les libé­raux à s’unir à lui pour com­battre le socia­lisme, le véri­table enne­mi social.

Cette décla­ra­tion du pre­mier Ministre anglais éclaire son atti­tude actuelle. Or, nous appre­nons que les capi­ta­listes anglais ont de très forts inté­rêts dans le bas­sin de la Ruhr ils dési­raient natu­rel­le­ment que le mou­ve­ment ouvrier fût écrasé.

Reste la troi­sième déci­sion pos­sible, qui était de prendre réso­lu­ment la défense du mou­ve­ment ouvrier et démo­cra­tique dans la Ruhr. Mais le gou­ver­ne­ment réac­tion­naire de M. Mil­le­rand pou­vait-il agir ain­si ? Et un gou­ver­ne­ment, quel qu’il soit, peut-il prendre par­ti contre le prin­cipe d’autorité ?

[/​M. Pier­rot./​]

La Presse Anarchiste