La Presse Anarchiste

Délégués d’ateliers, Soviets et « Guildsmen »

Quelle que soit l’issue finale de la grande Révo­lu­tion russe, quels que puissent être les résul­tats qu’elle pour­ra défi­ni­ti­ve­ment léguer à l’Humanité, il y a deux ins­ti­tu­tions sociales créées par elle qui paraissent d’ores et déjà des­ti­nées à sur­vivre et à exer­cer leur réper­cus­sion sur le monde civi­lise entier. La pre­mière est celle des « conseils d’exploitation », la seconde celle des « soviets ».

Mal­heu­reu­se­ment, ce sont pré­ci­sé­ment ces deux ins­ti­tu­tions de nature démo­cra­tique que le régime sovié­tiste n’a pas su déve­lop­per et à pro­pos des­quelles les cri­tiques les plus dures et les plus fon­dées ont été adres­sées à ce régime par les socia­listes, syn­di­ca­listes et anar­chistes, du inonde entier.

Les « conseils d’exploitation », dont l’idée n’était pas nou­velle (l’institution des « délé­gués d’ateliers » ou « délé­gués d’usines » ayant été dis­cu­tée dans la presse syn­di­cale et socia­liste mon­diale), ont, pen­dant quelques mois seule­ment, don­né aux ouvriers russes une influence directe sur l’organisation et la gérance des éta­blis­se­ments dans les indus­tries et le com­merce. Puis, ces conseils ont été abo­lis, d’abord de fait, ensuite officiellement.

Il faut croire que l’ouvrier russe, trop récem­ment libé­ré du régime tsa­riste, n’est pas encore mûr pour exer­cer, dès à pré­sent et de façon utile, une influence sur la marche géné­rale des affaires de l’établissement où il tra­vaille. De ce fait, une réforme éco­no­mique d’importance essen­tielle pour la civi­li­sa­tion future a échoué en Russie.

Les « soviets des ouvriers et des sol­dats », sou­vent rebap­ti­sés, ces der­niers temps, en « soviets des ouvriers et des pay­sans », conti­nuent à exis­ter comme une ins­ti­tu­tion repré­sen­ta­tive ou par­le­men­taire com­plé­tant l’institution éco­no­mique des « conseils d’exploitation ». Ces « soviets » ont un avan­tage réel sur le par­le­ment bour­geois par la pres­sion constante qu’ils peuvent exer­cer sur leurs élus et la facul­té de sup­pri­mer les man­dats d’un citoyen élu, immé­dia­te­ment après que celui-ci a com­mis une faute grave. Éten­due à la popu­la­tion entière, aux adultes des deux sexes, cette ins­ti­tu­tion pour­rait uti­le­ment rem­pla­cer ou refor­mer le régime parlementaire.

Mais c’est de la théo­rie : dans la réa­li­té et sous ce qu’il est conve­nu d’appeler la « Dic­ta­ture du Pro­lé­ta­riat », c’est plu­tôt le Gou­ver­ne­ment cen­tral de Mos­cou qui cui­sine, d’après ses dogmes mar­xistes, les « soviets », que ce ne sont les « soviets » qui dictent l’action du Gou­ver­ne­ment cen­tral. Et, si les soviets trop indé­pen­dants ne sont pas dis­sous tout bon­ne­ment pour ne s’être pas confor­més aux opi­nions poli­tiques et sociales du Gou­ver­ne­ment cen­tral, du moins savons nous, dans tous les pays, par l’expérience d’un demi-siècle, com­bien peu un Congrès de délé­gués de sec­tions socia­listes ne peut être consi­dé­ré comme reflé­tant les opi­nions et la volon­té de ce qu’on appelle « le pro­lé­ta­riat ». Il paraît qu’aussi peu au point de vue légis­la­tif et par­le­men­taire, qu’au point de vue éco­no­mique et tech­nique, la Rus­sie n’a été mûre pour ser­vir de modèle aux pays plus démo­cra­tiques de l’Europe Occi­den­tale, de l’Amérique et de l’Australie. Ce qui n’est pas éton­nant du reste…

En France, la plus inté­res­sante des deux ins­ti­tu­tions russes, que nous venons de carac­té­ri­ser, celle des « conseils d’exploitation », est la moins connue, et celle en faveur de laquelle s’est fait le moins de pro­pa­gande dans les milieux révo­lu­tion­naires. C’est que, dans ces milieux, elle compte des adver­saires en même temps dans les syn­di­cats ouvriers et par­mi les socia­listes par­le­men­taires. Certes, cette oppo­si­tion est com­pré­hen­sible de la part de ces der­niers étant des « par­le­men­taires », des « légis­la­taires » qui, mal­gré toute leur cri­tique du « par­le­men­ta­risme bour­geois » ne dési­rent que prendre les places de leurs concur­rents et se trans­for­mer en Gou­ver­ne­ment cen­tral, les socia­listes par­le­men­taires ne voient pas d’un bon œil l’action directe des masses se sub­sti­tuer à leur action repré­sen­ta­tive.

« Si nous ne fai­sons pas bien votre besogne, rem­pla­cez-nous, disent-ils aux masses pro­lé­taires ; mais, une fois les élec­tions pas­sées, obéis­sez à nos lois et ne tâchez pas d’imposer par l’action directe des « hommes de la rue » votre opi­nion à notre Gou­ver­ne­ment ». Ce rai­son­ne­ment sur­prend le moins de la part de cette frac­tion du socia­lisme par­le­men­ta­riste qui, pré­ci­sé­ment, pré­do­mine en Rus­sie, — les « Mar­xistes » dont l’esprit de dis­ci­pline et de cen­tra­li­sa­tion est deve­nu pro­ver­bial dans le monde ouvrier.

Ce que ces soi-disant « socia­listes », que nous pré­fé­rons dési­gner par le nom de « social-démo­crates », veulent en somme, c’est rem­pla­cer les hommes du gou­ver­ne­ment actuel par leurs hommes, tout en conser­vant le régime éta­tiste.

L’opposition que l’institution des conseils d’exploitation ou des délé­gués d’atelier ren­contre de la part des fonc­tion­naires syn­di­caux s’explique en par­tie par les mêmes motifs d’ordre dis­ci­pli­naire ; le plus sou­vent, aus­si, par la crainte de voir les inté­rêts locaux, voire même les inté­rêts par­ti­cu­liers de cer­taines usines prendre le des­sus sur les inté­rêts géné­raux des classes ouvrières.

Cette crainte n’est cer­tai­ne­ment pas sans fon­de­ment, et les syn­di­cats ouvriers sous la forme que nous connais­sons, res­te­ront long­temps encore néces­saires pour contre­ba­lan­cer le par­ti­cu­la­risme des ate­liers et des usines.

Mais les syn­di­ca­listes tenant trop rigou­reu­se­ment à la forme actuelle du syn­di­cat et la consi­dé­rant comme la seule forme d’organisation indus­trielle, perdent de vue que les ouvriers devront être en mesure de prendre la direc­tion de la pro­duc­tion dès le pre­mier jour d’une révo­lu­tion sociale et que leurs orga­ni­sa­tions, aus­si bien que la pro­duc­tion elle-même, devront dès lors se baser néces­sai­re­ment sur l’unité de pro­duc­tion qu’est l’usine ou l’atelier.

La trans­for­ma­tion des orga­ni­sa­tions ouvrières de com­bat en orga­ni­sa­tions ouvrières de pro­duc­tion, que nous avons tou­jours pré­vue pour l’époque de la révo­lu­tion sociale, n’est autre chose que la trans­for­ma­tion des orga­ni­sa­tions de métier en orga­ni­sa­tions d’indus­trie avec la sub­sti­tu­tion de l’ate­lier ou de l’usine à la sec­tion locale.

En Angle­terre où l’institution des « délé­gués d’ateliers » est un peu plus ancienne qu’en France, on dis­cute avec pas­sion, actuel­le­ment, les pro­blèmes qui se posent, sur­tout à la suite des expé­riences de la révo­lu­tion russe.

Depuis les grèves géné­rales de 1911 et 1912, il s’est déve­lop­pé en Angle­terre une forme de socia­lisme syn­di­ca­liste pré­co­ni­sant spé­cia­le­ment la péné­tra­tion des ouvriers dans la ges­tion des usines, ate­liers et maga­sins où ils tra­vaillent. Visi­ble­ment influen­cé par le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, très répan­du depuis 1893 et 1894 en France, en Hol­lande, en Suisse, aux États-Unis, le mou­ve­ment anglais, s’est pré­ci­sé depuis la guerre sur divers points.

En par­ti­cu­lier, il insiste que, dans l’atelier, contre­maîtres et sur­veillants soient nom­més et payés par les ouvriers et adhèrent au syn­di­cat de ces der­niers ; il voit dans le délé­gué d’atelier (shop ste­ward) et le Comi­té des tra­vaux syn­di­caux (trade union works com­mit­tee), le germe d’une orga­ni­sa­tion capable d’assurer aux ouvriers le contrôle de la pro­duc­tion dans l’atelier ; pour com­battre l’état chao­tique régnant encore dans les milieux syn­di­caux, il pré­co­nise la créa­tion d’unions syn­di­cales par indus­tries (indus­trial unio­nism) et non par métiers. En ce qui concerne la « natio­na­li­sa­tion des indus­tries », les adhé­rents de ce socia­lisme entendent « éta­blir la démo­cra­tie indus­trielle en pla­çant l’administration entre les mains des ouvriers, mais en même temps éli­mi­ner le pro­fit en pla­çant la pro­prié­té entre les mains du public [[Article d’un de leurs repré­sen­tants les plus qua­li­fiés G.D.H. Cole, paru dans la Month­ly Labor Review du U.S. Depart­ment of Labor de juillet 1919. L’auteur pré­cise ain­si : « par exemple, dans le cas des mines, les Guild­smen sug­gèrent, comme une mesure immé­diate à prendre, l’administration exer­cée par un Conseil minier dont la moi­tié repré­sente les trade-unions de l’industrie minière, tan­dis que l’autre moi­tié est nom­mée par l’État par­mi les experts tech­niques et, peut-être, par­mi les per­sonnes repré­sen­tant les consom­ma­teurs » (loc. cit., p. 31).

Que l’on com­pare avec cette concep­tion de la Natio­na­li­sa­tion des mines la for­mule qu’a rédi­gée en France, pour les che­mins de fer, la C.G.T., dans sa Décla­ra­tion sur la Natio­na­li­sa­tion, publiée par le jour­nal La Bataille du 4 mars 1920. La res­sem­blance est flagrante.]] ».

Ce mou­ve­ment, dit des « Guildes natio­nales » (Natio­nal Guilds) d’Angleterre, est orga­ni­sé déjà dans une « Ligue natio­nale » (Natio­nal Guilds League), fon­dée en 1915 et dont les sta­tuts rap­pellent l’article pre­mier des Sta­tuts de la C.G.T. fran­çaise. La Ligue a pour but « l’abolition du sala­riat, et l’établissement, par les ouvriers, du self-govern­ment dans l’industrie, par un sys­tème démo­cra­tique de guildes natio­nales en rap­port avec un État démocratique. »

Autant la social-démo­cra­tie mar­xiste répon­dait peu aux sen­ti­ments anglais, autant cette nou­velle doc­trine semble être com­pré­hen­sible aux ouvriers orga­ni­sés des trades-unions, en oppo­sant au par­le­men­ta­risme, l’action directe des ouvriers.

À sa der­nière confé­rence annuelle, tenue au début du mois de mai der­nier, la Natio­nal Guilds League s’est plus par­ti­cu­liè­re­ment occu­pée de la révo­lu­tion russe et des leçons qu’elle a don­nées au mou­ve­ment ouvrier international.

Au cours d’une dis­cus­sion ani­mée, furent expo­sées, d’une part, toutes les fautes du Bol­che­visme, de telle sorte qu’un des délé­gués pou­vait, sans grande contra­dic­tion, pré­tendre que cha­cun des prin­cipes sur les­quels se basent les Bol­che­vistes s’oppose aux idées qui animent la Ligue, tan­dis que le régime des « soviets » était défen­du au contraire par d’autres délé­gués, comme une « expé­ri­men­ta­tion bien venue ». En fin de compte, la League a adop­té une réso­lu­tion rap­pe­lant que le socia­lisme des « Guildes natio­nales » n’est pos­sible qu’avec une forme d’organisation de l’industrie qui « exprime direc­te­ment la volon­té des tra­vailleurs », et sou­hai­tant la bien­ve­nue aux « soviets », comme « répon­dant à cette condition. »

En décla­rant, cepen­dant, que le sys­tème des soviets n’est pas le meilleur sys­tème, peut-être, pour d’autres pays, la réso­lu­tion sti­pule « la nomi­na­tion d’un comi­té ayant pour but de se mettre en rap­port avec d’autres orga­ni­sa­tions ayant expri­mé leurs sym­pa­thies avec la Répu­blique des soviets pour for­mu­ler ensemble un pro­gramme d’action ».

C’est sur­tout ce pro­jet d’un accord inter­na­tio­nal en ce qui concerne l’organisation pra­tique du socia­lisme ouvrier qui doit atti­rer notre atten­tion dans cette matière.

Et nous serions heu­reux si, en par­ti­cu­lier, l’entente pou­vait se réa­li­ser entre les syn­di­ca­listes anglais impré­gnés de l’esprit du « Guild-socia­lisme » et les syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires français.

On a pu consta­ter dans le cou­rant du pré­sent article, com­bien de res­sem­blance il y a, de part et d’autre, entre les deux mou­ve­ments. Un échange de vue large et sans pré­ju­gés serait cer­tai­ne­ment à l’avantage de tous deux et pour­rait don­ner la ligne de conduite géné­rale pour une nou­velle orien­ta­tion du mou­ve­ment syn­di­cal international. 

[/​Christian Cor­né­lis­sen./​]

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