La Presse Anarchiste

La fin d’une mission

[/(Suite)/]

Pod­goritza est une ville ; c’était la plus grande ville du Mon­téné­gro depuis son annex­ion, en 1877. Elle compte 12.000 habi­tants env­i­ron. Il y a des rues, un quarti­er neuf avec des bou­tiques, un hôtel avec café à l’européenne. Ce café est bondé, mais nous réus­sis­sons à y déje­uner. Nous sommes arrivés vers midi.

Le vent souf­fle avec vio­lence, et il est glacial. C’est le bora (le mis­tral des côtes dal­mates), qui descend du nord et de la mon­tagne, et qui nous pour­chas­se depuis deux jours. Arrivés des pre­miers, il faut main­tenant trou­ver un gîte et atten­dre les autres mem­bres de la mis­sion. Un fonc­tion­naire mon­téné­grin nous donne des bil­lets de loge­ment. Sur ces entre­faites, l’interprète et le pris­on­nier arrivent avec les bagages.

L’hôte qui nous est assigné habite dans la vieille ville, qui a con­servé un peu de son cachet turc. D’ailleurs, Pod­goritza manque d’allure, de pit­toresque et d’agrément. Cette ville, bâtie à plat, à qua­tre kilo­mètres des bor­ds du lac, ne pos­sède rien qui la rehausse comme curiosité ou comme indus­trie. Au con­flu­ent de deux petites riv­ières, sur une falaise d’alluvion et de galets roulés, une vieille forter­esse turque en ruines est le seul ves­tige d’un pau­vre passé. 

Lun­di 29 novem­bre. — Le vent a presque com­plète­ment cessé. Il fait chaud au soleil. Des paysannes, accroupies dans l’une des rues, vendent des grenades et des figues ; mais elles les vendent extrême­ment cher. Des châ­taignes gril­lées nous ten­tent ; elles sont petites et mal rôties ; on ne veut les céder qu’à 0,20 les dix.

Des femmes passent ; elles trans­portent de l’eau dans un vase en équili­bre sur la tête ; mais le bidon de pét­role a rem­placé l’amphore.

Nous apprenons qu’il y a un bureau télé­graphique, et qu’il est peut-être pos­si­ble d’expédier une dépêche en France, via Val­lona. Nous nous hâtons de rédi­ger cha­cun un télé­gramme à l’adresse de nos familles, pour les tran­quil­lis­er sur notre sort. Nous appren­drons plus tard, à notre retour en France, qu’une seule des dépêch­es a été trans­mise ; ce n’est pas la mienne ; je soupçonne les fonc­tion­naires mon­téné­grins de s’être appro­prié le prix des deux autres.

Mar­di 30 novem­bre. — Vis­ite de deux avions autrichiens ; quelques bombes tombent sur la ville.

Nous nous met­tons en quête de pain. Le com­merce de la boulan­gerie n’est pas libre ; tout est réqui­si­tion­né. Si les habi­tants peu­vent touch­er régulière­ment leur ration, les mil­i­taires de pas­sage doivent s’adresser aux autorités. Le fonc­tion­naire mon­téné­grin qui nous reçoit est d’une ama­bil­ité exces­sive : il suf­fi­ra que l’interprète vienne chercher le bon. L’interprète y va ; il est mal reçu, on le ren­voie sous pré­texte qu’il n est pas sur la liste. Nous retournons chez le fonc­tion­naire. Cette fois, il est invisible.

Mer­cre­di 1er décem­bre. — Nous traînons dans les rues. Le temps est gris. La ville est dénuée d’intérêt. Nous atten­dons des ordres pour par­tir. Le chef de la mis­sion a télé­graphié au min­istère pour deman­der des instruc­tions. Ce n’est pas une plaisan­terie, c’est la vérité. Il y a, en effet, ici, un poste français de télé­gra­phie sans fil. Notre chef a immé­di­ate­ment prof­ité de cette aubaine pour envoy­er une dépêche offi­cielle d’extrême urgence, rédigée en ter­mes grandil­o­quents. Le pau­vre homme, pour la pre­mière fois dans sa vie de fonc­tion­naire, est libre et hors de tout con­trôle. Mais il est inca­pable de pren­dre lui-même une déci­sion. Qu’est-ce que le min­istre petit répon­dre ? Quels ordres peut-il don­ner ? Ce n’est pas l’affaire. L’important est que, vis-à-vis de l’autorité supérieure, le chef de la mis­sion soit couvert.

Les nou­velles sont mau­vais­es. Les Aus­tro-Alle­mands men­a­cent Ipek et se diri­gent con­tre le Monténégro.

Les Bul­gares sont à Prizrend. Les Serbes ont évac­ué Mona­s­tir. Les Français recu­lent sur Vélès. Nous risquons d’être pris dans une dizaine de jours, car de Prizrend l’ennemi peut descen­dre directe­ment le long du Drin sur Scu­tari et Saint-Jean-de-Méd­ua, et couper de la mer les débris de l’armée serbe, pen­dant que les forces navales autrichi­ennes, venant de Cat­taro, feraient une démon­stra­tion le long de la côte.

Le prix de la vie aug­mente. Les Mon­téné­grins mon­trent une âpreté au gain et une avarice que nous n’avons pas encore ren­con­trées à ce degré. Il faut ajouter que presque tous sont fonc­tion­naires. L’uniforme leur donne une allure de brig­ands : culotte bleue bouf­fante, bottes noires, gilet rouge ; sur la tête, une petite calotte plate à bord noir, à dessus rouge, avec le mono­gramme du roi en passe­menterie dorée ; à la cein­ture, un énorme pistolet.

Nos pro­prié­taires sont des gens à leur aise ; ils saut aus­si fonc­tion­naires. Ils nous logent sans con­fort et nous nour­ris­sent sans aucune recherche. Le menu, c’est la soupe, un bas morceau de bœuf bouil­li (ou du lard), une pomme, un verre de vin et le café, sans le pain. Nous sommes six, et, dans ce pays où l’argent a une valeur extra­or­di­naire, les pro­prié­taires exi­gent 10 francs par jour et par per­son­ne. C’est prob­a­ble­ment le quin­tu­ple du tarif habituel du pays à cette époque. Après d’interminables marchandages, qui se passent pen­dant le repas que nous prenons en com­mun à la cui­sine, nous tombons d’accord au prix de 7 francs.

Jeu­di 2 décem­bre. — Le froid, qui avait dimin­ué les jours précé­dents, a dis­paru aujourd’hui. Une petite pluie fine tombe.

J’ai trou­vé quan­tité de poux ce matin dans ma chemise. J’ai pour­tant changé de linge, mais j’avais con­servé un gilet en peau d’agneau. La hausse de la tem­péra­ture me décide à me sépar­er de ce vêtement.

Cepen­dant, le bruit court que nous allons par­tir. D’autres con­frères sont arrivés par ban­des ces trois derniers jours. Quelques-uns ont prof­ité d’un ser­vice de voitures, offi­cielle­ment organ­isé à par­tir de Iar­bouké ou de Léva Réka pour recueil­lir les mem­bres des mis­sions alliées. Nous nous expliquons le zèle des Grecs à notre égard.

L’un des nou­veaux arrivés par­mi nos cama­rades a les orteils gelés.

Il était inutile d’essayer de rassem­bler les mem­bres de la mis­sion à Pod­goritza. Un bateau à vapeur fait d’ordinaire le ser­vice entre le port, dis­tant de la ville de 4 kilo­mètres, et Scu­tari ; mais, dit-on, il ne marche pas. Nous sommes invités à gag­n­er Scu­tari à pied par nos pro­pres moyens. Notre arrêt à Pod­goritza aura per­mis aux min­istres serbes de s’installer com­mod­é­ment à Scu­tari sans être gênés par nous.

Le préfet mon­téné­grin nous fait don­ner l’obi­a­va (passe­port), sans lequel il nous était défendu de quit­ter la ville. Depuis trois jours, plusieurs mem­bres de la mis­sion avaient fait des démarch­es mul­ti­ples pour obtenir ce papi­er, non que nous soyons très respectueux des règle­ments, mais nous avions alors l’espérance de pren­dre le bateau. Aujourd’hui, le papi­er nous est indif­férent. Nous nous préoc­cupons du voy­age. Le chemin con­tourne la rive nord du lac, et il est inter­rompu par un long diver­tic­ule, un golfe étroit qu’on pour­ra, nous dit-on, tra­vers­er en bac.

Comme pro­vi­sions, nous achetons trois poulets. Nos hôtes nous deman­dent trois francs pour les faire rôtir, ce que l’interprète fait faire en ville pour vingt sous. Impos­si­ble de trou­ver du pain.

Notre dernier repas est trou­blé par une longue dis­pute avec nos pro­prié­taires. Ceux-ci veu­lent revenir sur les prix con­venus. Ils récla­ment 3 francs de plus par jour et par per­son­ne. La querelle est âpre. Mais nous ne démor­dons pas, et ils finis­sent par empocher l’argent offert. Pour­tant, le soir encore, quand nous sommes couchés, le fils revient avec un gen­darme pour chercher à nous intimider. Nous expul­sons le gendarme.

(À suiv­re.)

[/M. Pier­rot./]


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