[/(Suite)/]
Vendredi 3 décembre. — L’interprète vient frapper à notre porte avant quatre heures du matin. Couchant à la cuisine, il a dû rester la veille au soir avec les propriétaires et le gendarme, qui ont proféré des menaces de mort contre nous et l’ont terrorisé. Il ne s’est pas déshabillé pour être prêt plus vite ; il nous presse de déguerpir. Le fils du propriétaire s’est déjà levé au bruit et sort en hâte, à moitié vêtu, pour aller chercher du renfort. Nous trouvons la porte de la cour fermée à clé. Comme c’est une porte à double battant, nous l’ouvrons du dedans sans trop de difficultés. L’interprète nous entraîne à quelques centaines de mètres, revient avec le prisonnier et les trois chevaux, et nous aide fébrilement à charger les bêtes. Je ne l’ai jamais vu aussi actif, et aussi pressé. La peur le talonne ; comme Panurge, il craint naturellement les coups. Pour notre part, nous sommes prêts à affronter la bataille, si bataille il y a. Peut-être sommes-nous des gens trop civilisés pour comprendre la réalité du danger.
Nous nous égarons dans l’obscurité. Nous avons tourné autour de Podgoritza, nous ne savons pas où nous sommes. Apercevant une fenêtre éclairée à une maison isolée, nous y frappons pour demander notre chemin. Une vieille et pauvre femme nous répond obligeamment ; elle s’aperçoit que nous comprenons mal, elle sort et nous mène pendant mi bon kilomètre, jusqu’à la route que nous cherchions. Elle n’accepte que nos remerciements.
Il fait encore nuit. Nous suivons le lit, découpé dans la roche, d’un ancien ruisseau. D’après les explications de la bonne femme, nous sommes sur la vieille route de Touzi ; nous avons manqué la bonne route, que nous retrouverons quelques kilomètres puis loin. Grâce à cette erreur, nous avons évité de nous rencontrer avec nos brigands de propriétaires et leurs amis, les gendarmes. L’interprète raconte qu’ils avaient le projet, après avoir cherché à nous retarder, de se mettre en embuscade sur la route, à la sortie de la ville ; ils en seront pour leur dérangement.
Je marche péniblement. La douleur au pied, qui avait diminué pendant mon séjour à Podgoritza, grâce au repos relatif, est revenue avec la fatigue. J’ai une synovite de la gaine du tendon des fléchisseurs. La souffrance est aiguë et s’exacerbe à chaque caillou. J’engage une conversation sur l’art musical avec le camarade qui fait la route à cheval à cause de son hydartrose, très améliorée d’ailleurs. Ainsi, j’oublie un peu mon mal, et je ne risque pas de me laisser distancer.
Le jour s’est levé. Depuis Podgoritza, nous sommes dans une plaine nue, qui est l’ancien lit du lac de Scutari, autrefois plus étendu. Nous rencontrons de loin en loin quelques maisons ruinées ; le toit manque toujours ; ce sont là vestiges de la guerre turco-balkanique. Nous approchons, en effet, de l’ancienne frontière turco-monténégrine (et, depuis 1913, frontière Albano-monténégrine).
Plus rien ne l’indique, aujourd’hui, que de grandes bâtisses vides ; ce sont les casernes construites, en territoire albanais, sur l’ordre du prince de Wied, pour garder la frontière contre les Monténégrins ; et c’est tout ce qui reste du règne de ce Prince.
Tout auprès est la petite ville de Touzi. Nous rencontrons un de nos camarades qui, parti la veille au soir de Podgoritza, y a campé cette nuit. Il est furieux. Il a loué une cave à un Monténégrin pour 3 francs. L’autre lui réclame 10 francs le lendemain.
Il nous conseille de ne pas continuer notre chemin. Les gens de Touzi lui ont appris que l’on ne peut pas traverser le golfe ; le bac ne fonctionne pas, ou, plus exactement, les passeurs se refuseraient à faire le service. Lui-même prend ses dispositions pour contourner le lac, en passant par la montagne. Le golfe, en effet, est encaissé entre des pentes abruptes, et il faut faire un long détour. Nous hésitons. Si nous ne trouvons pas de bac, il faudra revenir sur nos pas. Mais nous préférons tenter la chance. Perdre un jouir entier, ou davantage, à grimper encore une fois dans les sentiers de montagne, ne nous sourit pas du tout.
Nous nous faisons indiquer le chemin. Un Albanais musulman, notable du pays, se dérange pour nous mettre dans la bonne voie. Mon pied va mieux. La route, plate et caillouteuse, se rapproche des montagnes à notre gauche. Encore des maisons sans toit.
Nous sommes rejoints par une voiture tirée par un cheval fantasque. Arrivée à notre hauteur, cette bête ne veut plus marcher. L’un de nous, le plus valide, prend le cheval par la bride, l’entraîne en courant et le décide à repartir. Les trois Albanais qui sont dans la voiture nous crient des remerciements.
Nous arrivons au lac : une cabane de pêcheur, trois longs bateaux plats goudronnés de noir. Embarquerons-nous ? Il se trouve que le patron du bac est l’un des trois Albanais de la voiture au cheval rétif. Il donne l’ordre à ses gens de nous passer, nous, nos bagages et nos chevaux.
La traversée se fait à la rame ; elle dure plus d’une heure. La brume estompe les lointains ; parfois tombe une pluie flue. Les bateaux traversent des champs de roseaux et de nénuphars. Un vol de canards sauvages s’abat, tout proche. Un héron, immobile, ne semble pas faire attention à nous. Des mouettes se pourchassent. Effets d’estampes japonaises.
Nous abordons sur une rive plate et nue. Dans cette solitude, une pauvre auberge. Nous y trouvons deux camarades de la Mission, qui s’étonnent de nous voir débarquer avec nos chevaux. Eux out pu passer, non sans pourparlers ; mais on a refusé de prendre leurs bêtes. Et ils se sont installés dans l’auberge, en attendant que leurs ordonnances aient fait le tour du golfe avec les bagages.
Nous reprenons notre marche par des chemins tantôt fangeux, tantôt caillouteux. La terre parait, ici, plus fertile. Il y a des traces de culture, des haies, des arbres, des plantations de tabac.
Nous faisons halte à une auberge isolée ; on y parle italien. Nous avons déjà rencontré, au Monténégro, un certain nombre de personnes qui entendent cette langue ; ce nombre augmente à mesure qu’on approche de la côte.
Et puis, c’est la fin d’étape, monotone et fatigante, jusqu’au village de Koplik. Le fonctionnaire, que le gouvernement monténégrin y a installé, nous fait conduire chez de pauvres paysans. La maison est en dehors de l’agglomération ; elle est grande ; les propriétaires étaient sans doute des gens aisés avant la guerre. Maintenant, le toit est troué. Le rez-de-chaussée sert d’écurie et de resserre. On accède de l’extérieur par un escalier de pierre à un premier étage, sous le toit à claire voie. Cet étage forme une très grande salle rectangulaire, avec deux âtres, un à chaque extrémité du rectangle. Ce sont tout simplement des soles carrées, dallées de plaques schisteuses, et sans cheminée, mais s’appuyant au mur par un de leurs côtés.
Je suis très fatigué d’avoir tiré la jambe toute la journée. Je laisse les autres travailler seuls. Ils allument du feu à l’un des deux foyers. Nous mangeons un des poulets rôtis la veille. Et, comme un de mes camarades a gardé en réserve du lait condensé et du cacao, nous faisons du chocolat au lait dans le fait-tout. Ce repas nous paraît une véritable bombance.
Il ne reste plus qu’à s’allonger sur le plancher, à côté du foyer qui s’éteint. Nos hôtes qui, eux, ont fait leur popote à l’autre loyer, viennent nous offrir des couvertures. Nous remarquons que les enfants sont pouilleux, des pieds à la tête. Mais nous acceptons l’offre avec plaisir. Nous aurons moins froid.
(À suivre.)
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