[(La Camarade Cornélissen-Rupertus, nous communique une longue lettre qu’elle a reçu de notre ami Max Nettlau. Devant l’intérêt exceptionnel de cette correspondance, nous n’avons as hésité à en publier la majeure partie.)]
[/Vienne, le 20 juin 1920./]
… Des remarques sur l’Autriche intéressent-elles encore quelqu’un chez vous ? Ce pays n’est plus du monde des peuples : il est acquis maintenant que c’est un État-déchet, un pays-rebut, un reste donc, ce que les États voisins ou constitués depuis l’armistice de 1918 n’ont pas jugé bon de s’incorporer de force, durant cet armistice, quitte à la Conférence de Paris de le leur attribuer par traité. L’Autriche de langue allemande fut donc ainsi rongée, en vertu d’arguments de nationalité (population mixte), d’histoire (puisque ce fut ainsi dans un passé lointain), d’économie très politique (parce que des richesses naturelles et des districts fertiles sont, toujours bons à prendre), de stratégie (excellent moyen de faire avancer une frontière toujours puis loin), etc. La même chose arriva à la Hongrie. Des dix millions de langue allemande, quatre millions furent ainsi enlevés, avec leur territoire riche en agriculture, industrie et mines. Les six autres millions, habitant principalement un pays de montagnes et de forêts, forment ce résidu inutilisable, dont personne ne voulait. On leur enleva encore leur nom, décrétant, dans le traité, qu’ils ne s’appelleraient pas Autrichiens allemands, mais Autrichiens tout court ; on leur interdit de se joindre aux autres Allemands de l’Allemagne — solution naturelle, qui aurait fait disparaître d’un seul coup tout le problème. On les condamna donc à l’isolement, et les entoura d’un cercle de fer de nouvelles douanes — là où, depuis des siècles ou dans tous les temps, les communications et transports étaient absolument libres. Ils sont donc forcés, en juin 1920 comme en novembre 1918 et à toute éternité, de se soumettre à tout ce que leurs compatriotes séculaires, les nouveaux États voisins, et les maîtres du monde, à Paris ou à Londres, leur imposent. Car ils ne peuvent ni se nourrir ni même travailler à eux seuls, et ce sont les parias de l’Europe moderne.
Les parias de l’Europe moderne
Car la production, séparée de la plupart des matières premières par le blocus de quatre ans, fut encore privée de charbon par le blocus douanier de l’armistice, et se trouve paralysée ou ruinée. On ne peut pas acheter les importations chères ; on subsiste donc sur les restes des anciens approvisionnements, et s’achemine de mois en mois vers un dénuement et une ruine plus complets. Par la dépréciation de l’argent, le prix d’un article acheté à l’étranger s’augmente, selon les pays, du double (Yougoslavie) jusqu’à se multiplier par 3 1⁄2 (Tchécoslovaquie), 4 1⁄4 (Allemagne), 8 3⁄4 (Italie), 12 (France), 24 (Angleterre), 28 (Suisse), 29 (États-Unis), 31 (Suède), etc… et à ce prix seul, il faut ajouter les énormes frais modernes (de transport, etc. À ce prix, on ne reçoit que ce que l’étranger a de l’intérêt à vendre ici ; si l’on veut avoir des articles dont on a vraiment besoin, il faut passer encore par le joug des concessions, compensations, demandes, pour ne pas dire supplications, etc. Pour trouver cet argent multiple, il faut vendre ou livrer au contrôle d’étrangers tout ce qui constitue quelque « valeur internationale ». Tout s’en va donc et est déjà parti à vil prix. L’argent qui rentre est caché par les riches ou dépensé en nourriture pour végéter au jour le jour par les moins fortunés. Maintenant, presque tout y a passé, et le pays n’est plus « intéressant » pour les spéculateurs étrangers.
L’argent local est naturellement créé par une fabrication incessante de banknotes par milliards, seule industrie qui ne chôme jamais ; la dépréciation de ces billets fait hausser les prix, les salaires, les appointements, les frais des services publics, à tour de rôle, en cercle toujours puis vicieux.
Avec tout cela, on arrive à un luxe de camelote des profiteurs, à une subsistance pénible, monotone, paralysant tout élan et énergie pour les organisés (ouvriers et fonctionnaires), qui exercent une pression continuelle, et à la misère noire, absolue, sans issue, la privation cruelle qui mine et ruine corps et esprit et fait mourir, pour les catégories plus faibles et isolées de la population, qui ne savent pas se frayer un chemin par la force ou par la ruse. Restent les commerçants, qui gagnent par la hausse des prix, sont dévalisés par les impôts, se dédommagent par une nouvelle hausse, etc., et les paysans ; ceux-ci, gorgés d’argent depuis longtemps, cultivent le moins possible et mangent leurs produits eux-mêmes, à leur aise. Quant à eux, la population des villes peut crever ; toute solidarité entre ville et campagne est rompue.
C’est dans cette situation que, ces jours-ci, la Commission interalliée des Réparations va commencer à opérer à Vienne. Sa mission est de se saisir de toute valeur qui pourrait encore être produite ; au profit de l’Entente. Si donc, dans ce vaste désert de ruines, d’incurie, d’indigence et de souffrances, quelque petite fleur d’activité, d’effort, d’élan perçait quand même, elle serait fauchée dès l’origine, ou autorisée de pousser un peu plus haut pour donner une récolte plus grande — mais fauchée, sacrifiée, elle le sera. Moyen ingénieux pour enlever tout espoir, boucher toute issue, pour laisser ces six millions à leur ruine décrétée, sanctionnée, réglementée et surveillée, à une ruine à la hauteur des idées et des cœurs de 1919, 1920… en un mot.
Dégradation de la vie publique et individuelle
Dans cette situation qui date de novembre 1918 et qui amena cette privation de nourriture, ce déclin de santé, ce désespoir et cette mortalité en Autriche, dont on a pris connaissance aujourd’hui dans tous les pays et que quelques hommes et femmes de cœur, çà et là, essayent de soulager — les phénomènes de la vie politique, sociale, morale, etc., prennent nécessairement des formes tellement anormales qu’ils n’offrent qu’un intérêt pathologique. Le délire d’un fiévreux, les vagues mouvements d’un agonisant ne peuvent pas produire du travail, des idées utiles et saines et il est aussi cruel qu’inconvenant de les comparer à des actes d’organismes sains et de s’ériger en juge de ces gestes de malade. Quand un peuple vivant à sa manière et à son aise depuis tant de siècles, se voit ainsi, d’une semaine à l’autre — car jusqu’en octobre 1918 tout allait relativement bien — mis au ban de l’humanité, expulsé de cette solidarité humaine à laquelle, après quatre ans de blocus, il croyait rentrer à bras ouverts, et forcé de se soumettre à tout, inerme, en plein armistice et « paix », forcé de mendier qu’on lui vende un minimum de nourriture à des prix très élevés, on ne peut pas demander de ce peuple ni qu’il rétablisse la vie et la mentalité normales, ni qu’il fasse la révolution sociale. Il est incapable de tout effort sérieux et s’épuise en gestes et paroles, que de distance on ne peut pas comprendre proprement. Tous crient à la fois et les plus forts l’emportent localement. De là différentes tendances prédominant çà et là et l’équilibre local temporaire est vite rompu par une nouvelle mêlée. La phrase règne suprême — le mensonge officiel, le jésuitisme social-démocrate, les exagérations « communistes », la brutalité antisémite, l’impuissance de quelques isolés de bonne volonté — tout cela passe dans l’air et ne sert qu’à fanatiser et brutaliser les cliques respectives. Les profiteurs font leurs affaires et s’arrangent avec tous les maîtres de l’heure qui, sur certains points comprennent tous la même langue ; « plus ça change », etc. Et les souffrants, ceux qui ne se sont emparés d’aucune position stratégique pour l’entr’exploitation (l’entr’aide, quelle blague dans une telle situation !), les souffrants savent que tout, absolument tout ce que diront et feront ces messieurs de droite à gauche, de gauche à droite, aboutira sans faute à de nouveaux frais, dégâts, pertes, chicanes pour eux qui ne subissent pas un système maintenant, mais trois ou quatre à la fois, de l’ancienne bureaucratie, restée intacte, augmentée et rendue grossière et négligente, à une social-démocratie d’incompétence remarquable, un soi-disant communisme que je ne veux pas caractériser et une réaction subtile et perfide qui guette son heure. La chose publique est pareille à un football qu’une horde de sauvages pousserait sans règles dans toutes les directions, en pure perte et semant des dégâts partout.
De cette dégradation de la vie publique et de la décadence égale de la vie des affaires où chaque pas, à travers les mille nouvelles chicanes qu’on crée tous les jours, ne se fait que par la voie de la corruption, découle une brutalisation de la vie individuelle de presque tous ; car chacun a le souci forcené de s’emparer de tout ce sur quoi il peut mettre la main, soit simplement pour vivre, soit pour accumuler quelque chose en prévision du lendemain qui sera plus noir, plus dénué encore, soit pour s’étourdir par de basses jouissances, pale reflet à mine de mort du plaisir aisé et esthétique d’autrefois. L’honnêteté, le scrupule personnels s’en vont ainsi, et si les adultes sont encore retenus (quelquefois par le souvenir du passé honnête, les enfants de ce temps ne connaissent plus la vie honnête et pure comme ils ne connaissent plus une pleine assiette, un bon gâteau, sauf à les voir chez les spéculateurs ou voleurs ou tout ce monde interlope de profiteurs qui deviennent ainsi leur modèle et leur idéal. Ils voient la brute repue dans l’auto ou citez le marchand de « délicatesses » à la vitrine bondée de riche nourriture et se soucient alors fort peu du prêche de leur grand’mère amaigrie et affaiblie comme eux-mêmes. Cette situation est donc l’école de la ruine physique et morale de toute l’enfance du pays.
Ne pensez pas que tout cela crée des sentiments révolutionnaires, comme nous les entendons. Le ôte-toi de là que je m’y mette est le plus beau sentiment qu’on rencontre. Si la misère est trop grande, l’altruisme est un luxe qu’on ne se permet plus. On se sauve — dans les affaires, dans le vol ou dans l’État, c’est-à-dire qu’on cherche à être exploiteur à son tour — ou on reste chez soi, végète et vivote, et s’éteint.
La plaie du Fonctionnarisme
Si quelqu’un a jamais pensé qu’un changement de système trouverait une opposition sérieuse dans les fonctionnaires, ces exécuteurs des hautes-œuvres du système régnant, il s’est trompé ! Le fonctionnaire a vu immédiatement qu’il est le véritable profiteur de ces pseudo-révolutions modernes, de ces changements d’étiquette et de ce morcellement d’anciens pays. Chaque division multiplie le fonctionnaire dont il faut désormais 2, 4, 6 exemplaires, et son empressement de fourmiller à l’appui de tout nouveau régime lui rapporte au moins encore une diminution notable de son travail excessif et des appointements joliment augmentés. Seul un vieil État stabilisé peut se permettre des retranchements, des économies, et encore… ; jamais un nouvel État : noblesse oblige. Ainsi, l’ancienne Autriche coupée en six est devenue le paradis du fonctionnaire qui y pullule comme nulle part sur le globe. Il lèvera le petit doigt et il recevra des augmentations de 2.000 millions de couronnes, somme obtenue en doublant d’un coup de plume tous les frais et tarifs des transports, voyages, postes et télégraphes, etc. (arrivé en avril 1920 en Autriche) ; il froncera encore le sourcil et on y ajoutera immédiatement presque un autre milliard (mai 1920). Qu’on demande un travail un peu plus attentif, qu’on congédie un seul de ceux qui ont multiplié à proportion que le pays a diminué, et tous se lèveront contre de tels outrages.
Ce pays est aux mains d’un gouvernement coalisé, comprenant social-démocrates et cléricaux (antisémites), les chefs des ouvriers et des paysans. Alors, si une poussée de social-démocrates s’emparait de quelques emplois, il n’était que >juste qu’un nombre égal de cléricaux y entrât par l’autre porte on qu’au besoin on créât de nouvelles places pour eux, et vice versa. L’ancien personnel reste naturellement et faute de travail s’amuse à intriguer et à conspirer avec les nouveaux venus. L’âge d’or de ce monde est arrivé.
Et l’avenir est à eux. Toutes ces sphères fomentent soigneusement un fédéralisme, la séparation de ce petit pays en divers petits pays (Styrie, Tyrol, etc.). Tous les pays composant l’ancienne Autriche ont toujours eu une autonomie dont on ne se fait pas d’idée dans un pays moderne centralisé ; c’est précisément cela qui a préparé et permis leur séparation en 1918. Mais cette fois, en 1920, il s’agit d’un séparatisme nourri par la faim et l’envie, le désir maladif entre miséreux de s’entre-dévorer, de s’arracher les dernières bribes. Il y aura toujours assez pour les politiciens et les fonctionnaires et leurs clans vont donc se multiplier de nouveau.
Et quand ce sera achevé, on procèdera à la subdivision de ces petits pays presque autonomes (remarquez que je prends garde de dire « provinces », puisque j’ai appris toute ma vie que province est un terme qui lèse l’autonomie, et qu’il faut toujours dire « pays »). Les districts ouvriers et les districts paysans ne s’aiment pas outre mesure ; raison d’en faire de nouveaux sous-États dans les pays autonomes qui, dans leur ensemble, composent le minuscule État d’Autriche…
Si cela finissait là ! Mais il y a encore tout l’appareil d’un soviétisme inofficiel à côté de cela. Je ne fais pas de confusion avec l’organisation ouvrière et autre, très développée comme de juste. Je parle d’une masse de conseillers de toute espèce surgis entre les organisations reconnues et l’organisme gouvernemental, résultat d’élections où l’adversaire est exclu par principe, etc. Ce personnel soviétiste n’existe pas officiellement, il est donc démenti formellement comme organe autorisé. Il n’exerce pas moins d’autorité jusqu’à rencontrer une résistance. Alors le résultat est différent ; le plus faible a toujours tort. Je ne veux plus entrer dans ce sujet ; je dis seulement que, vu du point de vue local, le soviétisme est la continuation et une variété du fonctionnarisme qui s’accommode très bien avec lui, puisque tous les fonctionnaires sont frères et ne pensent qu’à augmenter leur famille charmante déjà si nombreuse.
Et les anarchistes ? Ils se sont abstenus de la curée au début, mais quelques-uns ne résistaient pas au plaisir de se voir élus conseillers ouvriers (Arbeiterræte) à Vienne. Mais le Conseil Ouvrier où siège le parti social-démocrate du docteur F. Adler et le parti communiste ne leur a pas permis de prendre place parmi eux. Il ne s’agit nullement d’individualistes quelconques, mais d’hommes qui ont toujours préconisé le syndicalisme et qui, par le fait de leur élection même, acceptent, évidemment, une coopération parlementaire avec les partis socialistes. Mais rien à faire, l’anarchisme est au ban du soviétisme respectable.
Voici donc, dans quelle démence on patauge. Que dans cet état d’absence d’esprit, les spectres de bolchevisme ou de réaction voltigent, gardes rouges ici, gardes blanches là, tout cela n’est pas sérieux ou, plutôt qu’on fasse ceci, qu’on fasse cela, cela finira toujours mal ; de nouveaux dégâts, pertes et ruines et quelque compromis languide, épuisé, malpropre, quelque nouvelle clique au pouvoir et ainsi de suite. Un mourant qui entend sonner le clairon, fait quelques gestes vagues qui ne changent rien à rien. Ici, on entend sonner en Russie, on croit entendre gronder un orage lointain dans le Midi ; on croit voir (mais on se trompe probablement) quelques éclaircies dans l’Ouest ; on entend des rumeurs aussi d’Allemagne et de Hongrie ; mais là ce sont des cliquetis de chaînes de compagnons de souffrance dont les voix sont aussi désorientées et impuissantes que celles d’ici.
En Hongrie, le sang de 1919 a appelé le sang de 1920
Il ne faut pas trop en vouloir à cette malheureuse Hongrie. Elle a passé depuis fin octobre 1918 des mains des plus néfastes politiciens à celles d’un bolchevisme (pour employer ce terme convenu) si cru, si cruel, si ultra-autoritaire qu’il a fait détester le nom de socialisme pour longtemps dans ce pays, d’autant plus qu’il fut le prétexte de l’invasion roumaine qui ruina le pays par une spoliation affreuse et qui contribua à faire sanctionner, si ce fut nécessaire, l’immense spoliation de territoire et de population hongroise que le traité de Neuilly impose à la Hongrie. Paris eut la Semaine sanglante, des exécutions durant plusieurs années, l’immense déportation, la répression du socialisme durant des années (loi Dufaure, etc.) et l’amnistie tardive de 1880, — et cependant la Commune n’avait touché ni à la propriété, ni à la Banque, ni à la vie d’un homme, la mort des otages — fait local de la dernière heure — excepté. En Hongrie, en 1919, on n’a pas manqué à une seule chose de celles que la Commune n’avait pas faites. Mettez que cet autoritarisme imposé par le sang ait été nécessaire et salutaire — comme anarchiste, je me permets de le détester comme tout autre autoritarisme ; — il n’en est pas moins vrai qu’il a causé d’énormes souffrances individuelles et soulevé des haines féroces. Si, comme dans la France de M. Thiers et de l’Assemblée de Versailles, un gouvernement fort et uni avait pu « rétablir l’ordre », on aurait procédé dans les formes humaines employées depuis 1871 en France (ce qui n’a pas empêché, cependant, les irrégularités de la Semaine sanglante). Mais le pays avait été tellement bouleversé que la justice traînarde fut remplacée çà et là par la vendetta immédiate de personnes lésées et de leurs amis. Tout cela est abominable, mais si jamais le sang a engendré le sang, le sang de 1919 a engendré celui de 1920 dans la Hongrie.
Solidarité tardive
La résolution d’Amsterdam de boycotter la Hongrie à partir du 20 juin, ne frappera donc pas des innocents, je le sais bien, mais si ses auteurs se figurent faire là une action vraiment généreuse, ils se trompent à mon opinion. Ils attisent la haine entre peuples en faisant circuler des exagérations grossières ; ils ne croient pas la centième partie du mal qu’on a dit de la Hongrie de 1919, mais ils croient tout le mal centuplé qu’on dit de celle de 1920. Ils s’en prennent au pays qui, après l’Autriche, est le pays le plus faible, meurtri et mutilé au monde, le plus spolié et le plus isolé. Ils ne se sont pas souciés de voir des Hongrois par centaines de milliers arrachés à leur pays millénaire pour passer sous le joug de leurs ennemis voisins, ce qui créa — avec la ruine et le joug bolcheviste de 1919, période pas douce pour ceux qui ne furent pas assez lâches pour hurler avec les loups — cette mentalité de désespoir absolu ou on s’entredévore et fait du mal (je suis le dernier à le méconnaître) à de nouvelles victimes. Mais puisque ni les victimes des autorités de 1919 ni les sacrifiés des traités n’ont trouvé le soutien d’Amsterdam, pourquoi se formaliser pour ces quelques victimes de 1920 ? Laissez-nous donc nous entre-dévorer, c’est le seul plaisir qui nous reste. Le monde nous est fermé ; du pain jusqu’au livre, nous ne pourrons bientôt plus rien acheter ; le blocus physique et intellectuel acquiert la force d’une loi économique automatique. Alors, dirai-je, laissez-nous au moins tranquilles avec l’humanité, la solidarité, etc. ! Si vous coupez un ver en fragments, permettez à ces fragments de s’entr’étrangler mutuellement et ne soyez pas choqués s’ils ne reposent pas de suite, avec la raideur respectable d’un bonhomme mort d’indigestion (genre de mort convenable et décente qu’on ne peut cependant plus se permettre ici). En somme, ne demandez pas la tenue correcte aux mourants, ne punissez pas les malades, respectez au moins la mort.
Je suis loin de déprécier la solidarité offerte. Mais les temps sont trop sérieux et tristes pour ne pas demander un peu plus à cette solidarité. Il aurait été possible, par un effort égal, de sauver des centaines de milliers de Hongrois, sacrifiés par le traité de 1920 et si le moindre bon résultat de ce genre avait été obtenu par la coopération. ouvrière mondiale, ce fait aurait réhabilité le socialisme en Hongrie, aurait donné de l’espoir à tout un peuple et allumé de nouveau le leu sacré
Où sont les victimes du boycottage ?
Et qui fera réellement le boycott de 1920, qui en portera les frais ?
Le 21 juillet 1919 fut le jour de grève générale internationale pour imposer la cessation de la guerre contre la Russie révolutionnaire. Ce jour-là Vienne eut l’aspect d’un cercueil : grève absolue. Il n’en fut pas de même ailleurs et le résultat fut nul.
Ce 20 juin 1920, le boycott hongrois ne dérange pas, je pense, beaucoup de monde dans l’Ouest. En Suisse et en Allemagne, d’après les nouvelles du 20, on s’en soucie médiocrement. Mais à Vienne et en Autriche, on s’en saisit avec un zèle très grand. Tous les ouvriers qui de près ou de loin ont affaire avec des transports, marchandises, etc., se pénètrent d’un esprit de perspicacité et de soupçon douanier et policier. Tout sera fouillé et puisque dans des localités antérieures on pourra avoir été négligent, on refouillera à toute occasion. Je ne veux pas insister d’avance sur les conséquences de toute sorte que tous ces procédés, si le boycott se réalise vraiment, auront sans doute. Mais c’est justement une de ces choses que les esprits ignobles aiment le mieux : qu’on leur permette de taper impunément sur un plus faible, de faire acte d’autorité, de s’amuser à fouiller, à verbaliser, à décréter, de faire filer ainsi le temps à la douce. C’est une nouvelle démoralisation octroyée par des personnes d’un autre monde à Amsterdam, à une population déjà dégradée,
Action contre, les forts, non contre les faibles
Si au moins le boycott hongrois, ce coup de grâce donné au plus faible, était accompagné de quelque attaque à un plus fort ! La Pologne hautaine fait une guerre à la Russie révolutionnaire qui, si elle, succombe, verra chez elle une terreur blanche, que l’imagination refuse de se figurer, et tout le monde sait que la Pologne n’est que la façade du capitalisme entier. Et l’Irlande, et d’autres pays sont contenus par une main de fer à qui rien au monde, sauf la volonté internationale des producteurs, ne peut faire lâcher une de ses proies aujourd’hui. Il sera difficile de faire valoir cette volonté dans ces deux cas, toutefois quelques efforts isolés ont déjà été faits Coordonnez une telle action, un tel appel solennel au moins, à l’effort très bien intentionné pour les victimes de Hongrie — et
Sans cela que verrons-nous encore ici ? Une agonie plus grande ou un pandémonium maladif de pseudo-révolution dans laquelle un autoritarisme forcené, la brutalité consécutive, à la guerre et la négligence coutumière — qui, comme en Hongrie, permettra le rachat aux malins seront mêlés pendant quelques semaines ou mois pour faire place à une terreur blanche absolue. Ce n’est plus intéressant. Si le Midi et l’Ouest s’éveillent, si au moins des gestes généreux contre les forts, dans le sens indiqué montraient les premières traces de cette bonne volonté internationale qui seule peut sauver le monde, ce serait autre chose — nous serions tous rendus au monde qui n’existe plus pour nous — comme pour ceux de Vienne qui ne sont pas riches, fruits et lait et tant d’autres choses n’existent plus.
Pour en finir, voici comment on s’amuse en Autriche. Dans une feuille spéciale de Droit (Juristiche Blœtter), un avocat récemment réclama l’autorisation du suicide par l’État qui, si le motif, maladie, indigence, etc., serait reconnu, permettrait aux médecins de faciliter un tel suicide en règle. Je crois que le refus du fisc de laisser partir un contribuable empêchera ce plan de se réaliser ; mais cette socialisation du suicide serait le produit logique d’un peuple atrophié sous tous les rapports, se décomposant et mourant en plein centre d’Europe en vertu de l’ordre nouveau.