La Presse Anarchiste

La Ruine décrétée de l’Autriche et le Boycottage inopportun de la Hongrie

[(La Cama­rade Cornélis­sen-Ruper­tus, nous com­mu­nique une longue let­tre qu’elle a reçu de notre ami Max Net­t­lau. Devant l’intérêt excep­tion­nel de cette cor­re­spon­dance, nous n’avons as hésité à en pub­li­er la majeure partie.)]

[/Vienne, le 20 juin 1920./]

… Des remar­ques sur l’Autriche intéressent-elles encore quelqu’un chez vous ? Ce pays n’est plus du monde des peu­ples : il est acquis main­tenant que c’est un État-déchet, un pays-rebut, un reste donc, ce que les États voisins ou con­sti­tués depuis l’armistice de 1918 n’ont pas jugé bon de s’incorporer de force, durant cet armistice, quitte à la Con­férence de Paris de le leur attribuer par traité. L’Autriche de langue alle­mande fut donc ain­si rongée, en ver­tu d’arguments de nation­al­ité (pop­u­la­tion mixte), d’histoire (puisque ce fut ain­si dans un passé loin­tain), d’économie très poli­tique (parce que des richess­es naturelles et des dis­tricts fer­tiles sont, tou­jours bons à pren­dre), de stratégie (excel­lent moyen de faire avancer une fron­tière tou­jours puis loin), etc. La même chose arri­va à la Hon­grie. Des dix mil­lions de langue alle­mande, qua­tre mil­lions furent ain­si enlevés, avec leur ter­ri­toire riche en agri­cul­ture, indus­trie et mines. Les six autres mil­lions, habi­tant prin­ci­pale­ment un pays de mon­tagnes et de forêts, for­ment ce résidu inutil­is­able, dont per­son­ne ne voulait. On leur enl­e­va encore leur nom, décré­tant, dans le traité, qu’ils ne s’appelleraient pas Autrichiens alle­mands, mais Autrichiens tout court ; on leur inter­dit de se join­dre aux autres Alle­mands de l’Allemagne — solu­tion naturelle, qui aurait fait dis­paraître d’un seul coup tout le prob­lème. On les con­damna donc à l’isolement, et les entoura d’un cer­cle de fer de nou­velles douanes — là où, depuis des siè­cles ou dans tous les temps, les com­mu­ni­ca­tions et trans­ports étaient absol­u­ment libres. Ils sont donc for­cés, en juin 1920 comme en novem­bre 1918 et à toute éter­nité, de se soumet­tre à tout ce que leurs com­pa­tri­otes sécu­laires, les nou­veaux États voisins, et les maîtres du monde, à Paris ou à Lon­dres, leur imposent. Car ils ne peu­vent ni se nour­rir ni même tra­vailler à eux seuls, et ce sont les parias de l’Europe moderne.

Les parias de l’Europe moderne

Car la pro­duc­tion, séparée de la plu­part des matières pre­mières par le blo­cus de qua­tre ans, fut encore privée de char­bon par le blo­cus douanier de l’armistice, et se trou­ve paralysée ou ruinée. On ne peut pas acheter les impor­ta­tions chères ; on sub­siste donc sur les restes des anciens appro­vi­sion­nements, et s’achemine de mois en mois vers un dénue­ment et une ruine plus com­plets. Par la dépré­ci­a­tion de l’argent, le prix d’un arti­cle acheté à l’étranger s’augmente, selon les pays, du dou­ble (Yougoslavie) jusqu’à se mul­ti­pli­er par 3 1/2 (Tché­coslo­vaquie), 4 1/4 (Alle­magne), 8 3/4 (Ital­ie), 12 (France), 24 (Angleterre), 28 (Suisse), 29 (États-Unis), 31 (Suède), etc… et à ce prix seul, il faut ajouter les énormes frais mod­ernes (de trans­port, etc. À ce prix, on ne reçoit que ce que l’étranger a de l’intérêt à ven­dre ici ; si l’on veut avoir des arti­cles dont on a vrai­ment besoin, il faut pass­er encore par le joug des con­ces­sions, com­pen­sa­tions, deman­des, pour ne pas dire sup­pli­ca­tions, etc. Pour trou­ver cet argent mul­ti­ple, il faut ven­dre ou livr­er au con­trôle d’étrangers tout ce qui con­stitue quelque « valeur inter­na­tionale ». Tout s’en va donc et est déjà par­ti à vil prix. L’argent qui ren­tre est caché par les rich­es ou dépen­sé en nour­ri­t­ure pour végéter au jour le jour par les moins for­tunés. Main­tenant, presque tout y a passé, et le pays n’est plus « intéres­sant » pour les spécu­la­teurs étrangers.

L’argent local est naturelle­ment créé par une fab­ri­ca­tion inces­sante de ban­knotes par mil­liards, seule indus­trie qui ne chôme jamais ; la dépré­ci­a­tion de ces bil­lets fait hauss­er les prix, les salaires, les appointe­ments, les frais des ser­vices publics, à tour de rôle, en cer­cle tou­jours puis vicieux.

Avec tout cela, on arrive à un luxe de camelote des prof­i­teurs, à une sub­sis­tance pénible, monot­o­ne, paralysant tout élan et énergie pour les organ­isés (ouvri­ers et fonc­tion­naires), qui exer­cent une pres­sion con­tin­uelle, et à la mis­ère noire, absolue, sans issue, la pri­va­tion cru­elle qui mine et ruine corps et esprit et fait mourir, pour les caté­gories plus faibles et isolées de la pop­u­la­tion, qui ne savent pas se fray­er un chemin par la force ou par la ruse. Restent les com­merçants, qui gag­nent par la hausse des prix, sont déval­isés par les impôts, se dédom­ma­gent par une nou­velle hausse, etc., et les paysans ; ceux-ci, gorgés d’argent depuis longtemps, cul­tivent le moins pos­si­ble et man­gent leurs pro­duits eux-mêmes, à leur aise. Quant à eux, la pop­u­la­tion des villes peut crev­er ; toute sol­i­dar­ité entre ville et cam­pagne est rompue.

C’est dans cette sit­u­a­tion que, ces jours-ci, la Com­mis­sion inter­al­liée des Répa­ra­tions va com­mencer à opér­er à Vienne. Sa mis­sion est de se saisir de toute valeur qui pour­rait encore être pro­duite ; au prof­it de l’Entente. Si donc, dans ce vaste désert de ruines, d’incurie, d’indigence et de souf­frances, quelque petite fleur d’activité, d’effort, d’élan perçait quand même, elle serait fauchée dès l’origine, ou autorisée de pouss­er un peu plus haut pour don­ner une récolte plus grande — mais fauchée, sac­ri­fiée, elle le sera. Moyen ingénieux pour enlever tout espoir, bouch­er toute issue, pour laiss­er ces six mil­lions à leur ruine décrétée, sanc­tion­née, régle­men­tée et sur­veil­lée, à une ruine à la hau­teur des idées et des cœurs de 1919, 1920… en un mot.

Dégradation de la vie publique et individuelle

Dans cette sit­u­a­tion qui date de novem­bre 1918 et qui ame­na cette pri­va­tion de nour­ri­t­ure, ce déclin de san­té, ce dés­espoir et cette mor­tal­ité en Autriche, dont on a pris con­nais­sance aujourd’hui dans tous les pays et que quelques hommes et femmes de cœur, çà et là, essayent de soulager — les phénomènes de la vie poli­tique, sociale, morale, etc., pren­nent néces­saire­ment des formes telle­ment anor­males qu’ils n’offrent qu’un intérêt pathologique. Le délire d’un fiévreux, les vagues mou­ve­ments d’un ago­nisant ne peu­vent pas pro­duire du tra­vail, des idées utiles et saines et il est aus­si cru­el qu’inconvenant de les com­par­er à des actes d’organismes sains et de s’ériger en juge de ces gestes de malade. Quand un peu­ple vivant à sa manière et à son aise depuis tant de siè­cles, se voit ain­si, d’une semaine à l’autre — car jusqu’en octo­bre 1918 tout allait rel­a­tive­ment bien — mis au ban de l’humanité, expul­sé de cette sol­i­dar­ité humaine à laque­lle, après qua­tre ans de blo­cus, il croy­ait ren­tr­er à bras ouverts, et for­cé de se soumet­tre à tout, inerme, en plein armistice et « paix », for­cé de mendi­er qu’on lui vende un min­i­mum de nour­ri­t­ure à des prix très élevés, on ne peut pas deman­der de ce peu­ple ni qu’il rétab­lisse la vie et la men­tal­ité nor­males, ni qu’il fasse la révo­lu­tion sociale. Il est inca­pable de tout effort sérieux et s’épuise en gestes et paroles, que de dis­tance on ne peut pas com­pren­dre pro­pre­ment. Tous cri­ent à la fois et les plus forts l’emportent locale­ment. De là dif­férentes ten­dances pré­dom­i­nant çà et là et l’équilibre local tem­po­raire est vite rompu par une nou­velle mêlée. La phrase règne suprême — le men­songe offi­ciel, le jésuit­isme social-démoc­rate, les exagéra­tions « com­mu­nistes », la bru­tal­ité anti­sémite, l’impuissance de quelques isolés de bonne volon­té — tout cela passe dans l’air et ne sert qu’à fana­tis­er et bru­talis­er les cliques respec­tives. Les prof­i­teurs font leurs affaires et s’arrangent avec tous les maîtres de l’heure qui, sur cer­tains points com­pren­nent tous la même langue ; « plus ça change », etc. Et les souf­frants, ceux qui ne se sont emparés d’aucune posi­tion stratégique pour l’entr’exploitation (l’entr’aide, quelle blague dans une telle sit­u­a­tion !), les souf­frants savent que tout, absol­u­ment tout ce que diront et fer­ont ces messieurs de droite à gauche, de gauche à droite, abouti­ra sans faute à de nou­veaux frais, dégâts, pertes, chi­canes pour eux qui ne subis­sent pas un sys­tème main­tenant, mais trois ou qua­tre à la fois, de l’ancienne bureau­cratie, restée intacte, aug­men­tée et ren­due grossière et nég­li­gente, à une social-démoc­ra­tie d’incompétence remar­quable, un soi-dis­ant com­mu­nisme que je ne veux pas car­ac­téris­er et une réac­tion sub­tile et per­fide qui guette son heure. La chose publique est pareille à un foot­ball qu’une horde de sauvages pousserait sans règles dans toutes les direc­tions, en pure perte et semant des dégâts partout.

De cette dégra­da­tion de la vie publique et de la déca­dence égale de la vie des affaires où chaque pas, à tra­vers les mille nou­velles chi­canes qu’on crée tous les jours, ne se fait que par la voie de la cor­rup­tion, découle une bru­tal­i­sa­tion de la vie indi­vidu­elle de presque tous ; car cha­cun a le souci forcené de s’emparer de tout ce sur quoi il peut met­tre la main, soit sim­ple­ment pour vivre, soit pour accu­muler quelque chose en prévi­sion du lende­main qui sera plus noir, plus dénué encore, soit pour s’étourdir par de bass­es jouis­sances, pale reflet à mine de mort du plaisir aisé et esthé­tique d’autrefois. L’honnêteté, le scrupule per­son­nels s’en vont ain­si, et si les adultes sont encore retenus (quelque­fois par le sou­venir du passé hon­nête, les enfants de ce temps ne con­nais­sent plus la vie hon­nête et pure comme ils ne con­nais­sent plus une pleine assi­ette, un bon gâteau, sauf à les voir chez les spécu­la­teurs ou voleurs ou tout ce monde inter­lope de prof­i­teurs qui devi­en­nent ain­si leur mod­èle et leur idéal. Ils voient la brute repue dans l’auto ou citez le marc­hand de « déli­cat­esses » à la vit­rine bondée de riche nour­ri­t­ure et se soucient alors fort peu du prêche de leur grand’mère amaigrie et affaib­lie comme eux-mêmes. Cette sit­u­a­tion est donc l’école de la ruine physique et morale de toute l’enfance du pays.

Ne pensez pas que tout cela crée des sen­ti­ments révo­lu­tion­naires, comme nous les enten­dons. Le ôte-toi de là que je m’y mette est le plus beau sen­ti­ment qu’on ren­con­tre. Si la mis­ère est trop grande, l’altruisme est un luxe qu’on ne se per­met plus. On se sauve — dans les affaires, dans le vol ou dans l’État, c’est-à-dire qu’on cherche à être exploiteur à son tour — ou on reste chez soi, végète et viv­ote, et s’éteint.

La plaie du Fonctionnarisme

Si quelqu’un a jamais pen­sé qu’un change­ment de sys­tème trou­verait une oppo­si­tion sérieuse dans les fonc­tion­naires, ces exé­cu­teurs des hautes-œuvres du sys­tème rég­nant, il s’est trompé ! Le fonc­tion­naire a vu immé­di­ate­ment qu’il est le véri­ta­ble prof­i­teur de ces pseu­do-révo­lu­tions mod­ernes, de ces change­ments d’étiquette et de ce mor­celle­ment d’anciens pays. Chaque divi­sion mul­ti­plie le fonc­tion­naire dont il faut désor­mais 2, 4, 6 exem­plaires, et son empresse­ment de four­miller à l’appui de tout nou­veau régime lui rap­porte au moins encore une diminu­tion notable de son tra­vail exces­sif et des appointe­ments joli­ment aug­men­tés. Seul un vieil État sta­bil­isé peut se per­me­t­tre des retranche­ments, des économies, et encore… ; jamais un nou­v­el État : noblesse oblige. Ain­si, l’ancienne Autriche coupée en six est dev­enue le par­adis du fonc­tion­naire qui y pul­lule comme nulle part sur le globe. Il lèvera le petit doigt et il recevra des aug­men­ta­tions de 2.000 mil­lions de couronnes, somme obtenue en dou­blant d’un coup de plume tous les frais et tar­ifs des trans­ports, voy­ages, postes et télé­graphes, etc. (arrivé en avril 1920 en Autriche) ; il fron­cera encore le sour­cil et on y ajoutera immé­di­ate­ment presque un autre mil­liard (mai 1920). Qu’on demande un tra­vail un peu plus atten­tif, qu’on con­gédie un seul de ceux qui ont mul­ti­plié à pro­por­tion que le pays a dimin­ué, et tous se lèveront con­tre de tels outrages.

Ce pays est aux mains d’un gou­verne­ment coal­isé, com­prenant social-démoc­rates et cléri­caux (anti­sémites), les chefs des ouvri­ers et des paysans. Alors, si une poussée de social-démoc­rates s’emparait de quelques emplois, il n’était que >juste qu’un nom­bre égal de cléri­caux y entrât par l’autre porte on qu’au besoin on créât de nou­velles places pour eux, et vice ver­sa. L’ancien per­son­nel reste naturelle­ment et faute de tra­vail s’amuse à intriguer et à con­spir­er avec les nou­veaux venus. L’âge d’or de ce monde est arrivé.

Et l’avenir est à eux. Toutes ces sphères fomentent soigneuse­ment un fédéral­isme, la sépa­ra­tion de ce petit pays en divers petits pays (Styrie, Tyrol, etc.). Tous les pays com­posant l’ancienne Autriche ont tou­jours eu une autonomie dont on ne se fait pas d’idée dans un pays mod­erne cen­tral­isé ; c’est pré­cisé­ment cela qui a pré­paré et per­mis leur sépa­ra­tion en 1918. Mais cette fois, en 1920, il s’agit d’un séparatisme nour­ri par la faim et l’envie, le désir mal­adif entre mis­éreux de s’entre-dévorer, de s’arracher les dernières bribes. Il y aura tou­jours assez pour les politi­ciens et les fonc­tion­naires et leurs clans vont donc se mul­ti­pli­er de nouveau.

Et quand ce sera achevé, on procèdera à la sub­di­vi­sion de ces petits pays presque autonomes (remar­quez que je prends garde de dire « provinces », puisque j’ai appris toute ma vie que province est un terme qui lèse l’autonomie, et qu’il faut tou­jours dire « pays »). Les dis­tricts ouvri­ers et les dis­tricts paysans ne s’aiment pas out­re mesure ; rai­son d’en faire de nou­veaux sous-États dans les pays autonomes qui, dans leur ensem­ble, com­posent le minus­cule État d’Autriche…

Si cela finis­sait là ! Mais il y a encore tout l’appareil d’un soviétisme inof­fi­ciel à côté de cela. Je ne fais pas de con­fu­sion avec l’organisation ouvrière et autre, très dévelop­pée comme de juste. Je par­le d’une masse de con­seillers de toute espèce sur­gis entre les organ­i­sa­tions recon­nues et l’organisme gou­verne­men­tal, résul­tat d’élections où l’adversaire est exclu par principe, etc. Ce per­son­nel soviétiste n’existe pas offi­cielle­ment, il est donc démen­ti formelle­ment comme organe autorisé. Il n’exerce pas moins d’autorité jusqu’à ren­con­tr­er une résis­tance. Alors le résul­tat est dif­férent ; le plus faible a tou­jours tort. Je ne veux plus entr­er dans ce sujet ; je dis seule­ment que, vu du point de vue local, le soviétisme est la con­tin­u­a­tion et une var­iété du fonc­tion­nar­isme qui s’accommode très bien avec lui, puisque tous les fonc­tion­naires sont frères et ne pensent qu’à aug­menter leur famille char­mante déjà si nombreuse.

Et les anar­chistes ? Ils se sont abstenus de la curée au début, mais quelques-uns ne résis­taient pas au plaisir de se voir élus con­seillers ouvri­ers (Arbeit­er­ræte) à Vienne. Mais le Con­seil Ouvri­er où siège le par­ti social-démoc­rate du doc­teur F. Adler et le par­ti com­mu­niste ne leur a pas per­mis de pren­dre place par­mi eux. Il ne s’agit nulle­ment d’individualistes quel­con­ques, mais d’hommes qui ont tou­jours pré­con­isé le syn­di­cal­isme et qui, par le fait de leur élec­tion même, acceptent, évidem­ment, une coopéra­tion par­lemen­taire avec les par­tis social­istes. Mais rien à faire, l’anarchisme est au ban du soviétisme respectable.

Voici donc, dans quelle démence on patauge. Que dans cet état d’absence d’esprit, les spec­tres de bolchevisme ou de réac­tion volti­gent, gardes rouges ici, gardes blanch­es là, tout cela n’est pas sérieux ou, plutôt qu’on fasse ceci, qu’on fasse cela, cela fini­ra tou­jours mal ; de nou­veaux dégâts, pertes et ruines et quelque com­pro­mis lan­guide, épuisé, mal­pro­pre, quelque nou­velle clique au pou­voir et ain­si de suite. Un mourant qui entend son­ner le cla­iron, fait quelques gestes vagues qui ne changent rien à rien. Ici, on entend son­ner en Russie, on croit enten­dre gron­der un orage loin­tain dans le Midi ; on croit voir (mais on se trompe prob­a­ble­ment) quelques éclair­cies dans l’Ouest ; on entend des rumeurs aus­si d’Allemagne et de Hon­grie ; mais là ce sont des cli­quetis de chaînes de com­pagnons de souf­france dont les voix sont aus­si désori­en­tées et impuis­santes que celles d’ici.

En Hongrie, le sang de 1919 a appelé le sang de 1920

Il ne faut pas trop en vouloir à cette mal­heureuse Hon­grie. Elle a passé depuis fin octo­bre 1918 des mains des plus néfastes politi­ciens à celles d’un bolchevisme (pour employ­er ce terme con­venu) si cru, si cru­el, si ultra-autori­taire qu’il a fait détester le nom de social­isme pour longtemps dans ce pays, d’autant plus qu’il fut le pré­texte de l’invasion roumaine qui ruina le pays par une spo­li­a­tion affreuse et qui con­tribua à faire sanc­tion­ner, si ce fut néces­saire, l’immense spo­li­a­tion de ter­ri­toire et de pop­u­la­tion hon­groise que le traité de Neuil­ly impose à la Hon­grie. Paris eut la Semaine sanglante, des exé­cu­tions durant plusieurs années, l’immense dépor­ta­tion, la répres­sion du social­isme durant des années (loi Dufau­re, etc.) et l’amnistie tar­dive de 1880, — et cepen­dant la Com­mune n’avait touché ni à la pro­priété, ni à la Banque, ni à la vie d’un homme, la mort des otages — fait local de la dernière heure — excep­té. En Hon­grie, en 1919, on n’a pas man­qué à une seule chose de celles que la Com­mune n’avait pas faites. Met­tez que cet autori­tarisme imposé par le sang ait été néces­saire et salu­taire — comme anar­chiste, je me per­me­ts de le détester comme tout autre autori­tarisme ; — il n’en est pas moins vrai qu’il a causé d’énormes souf­frances indi­vidu­elles et soulevé des haines féro­ces. Si, comme dans la France de M. Thiers et de l’Assemblée de Ver­sailles, un gou­verne­ment fort et uni avait pu « rétablir l’ordre », on aurait procédé dans les formes humaines employées depuis 1871 en France (ce qui n’a pas empêché, cepen­dant, les irrégu­lar­ités de la Semaine sanglante). Mais le pays avait été telle­ment boulever­sé que la jus­tice traî­narde fut rem­placée çà et là par la vendet­ta immé­di­ate de per­son­nes lésées et de leurs amis. Tout cela est abom­inable, mais si jamais le sang a engen­dré le sang, le sang de 1919 a engen­dré celui de 1920 dans la Hongrie.

Solidarité tardive

La réso­lu­tion d’Ams­ter­dam de boy­cotter la Hon­grie à par­tir du 20 juin, ne frap­pera donc pas des inno­cents, je le sais bien, mais si ses auteurs se fig­urent faire là une action vrai­ment généreuse, ils se trompent à mon opin­ion. Ils attisent la haine entre peu­ples en faisant cir­culer des exagéra­tions grossières ; ils ne croient pas la cen­tième par­tie du mal qu’on a dit de la Hon­grie de 1919, mais ils croient tout le mal cen­tu­plé qu’on dit de celle de 1920. Ils s’en pren­nent au pays qui, après l’Autriche, est le pays le plus faible, meur­tri et mutilé au monde, le plus spolié et le plus isolé. Ils ne se sont pas souciés de voir des Hon­grois par cen­taines de mil­liers arrachés à leur pays mil­lé­naire pour pass­er sous le joug de leurs enne­mis voisins, ce qui créa — avec la ruine et le joug bolcheviste de 1919, péri­ode pas douce pour ceux qui ne furent pas assez lâch­es pour hurler avec les loups — cette men­tal­ité de dés­espoir absolu ou on s’entredévore et fait du mal (je suis le dernier à le mécon­naître) à de nou­velles vic­times. Mais puisque ni les vic­times des autorités de 1919 ni les sac­ri­fiés des traités n’ont trou­vé le sou­tien d’Amsterdam, pourquoi se for­malis­er pour ces quelques vic­times de 1920 ? Lais­sez-nous donc nous entre-dévor­er, c’est le seul plaisir qui nous reste. Le monde nous est fer­mé ; du pain jusqu’au livre, nous ne pour­rons bien­tôt plus rien acheter ; le blo­cus physique et intel­lectuel acquiert la force d’une loi économique automa­tique. Alors, dirai-je, lais­sez-nous au moins tran­quilles avec l’humanité, la sol­i­dar­ité, etc. ! Si vous coupez un ver en frag­ments, per­me­t­tez à ces frag­ments de s’entr’étrangler mutuelle­ment et ne soyez pas choqués s’ils ne reposent pas de suite, avec la raideur respectable d’un bon­homme mort d’indigestion (genre de mort con­ven­able et décente qu’on ne peut cepen­dant plus se per­me­t­tre ici). En somme, ne deman­dez pas la tenue cor­recte aux mourants, ne punis­sez pas les malades, respectez au moins la mort.

Je suis loin de dépréci­er la sol­i­dar­ité offerte. Mais les temps sont trop sérieux et tristes pour ne pas deman­der un peu plus à cette sol­i­dar­ité. Il aurait été pos­si­ble, par un effort égal, de sauver des cen­taines de mil­liers de Hon­grois, sac­ri­fiés par le traité de 1920 et si le moin­dre bon résul­tat de ce genre avait été obtenu par la coopéra­tion. ouvrière mon­di­ale, ce fait aurait réha­bil­ité le social­isme en Hon­grie, aurait don­né de l’espoir à tout un peu­ple et allumé de nou­veau le leu sacré éteint de la tolérance, de l’entr’aide et du respect humain mutuel. Per­son­ne n’a bougé…

Où sont les victimes du boycottage ?

Et qui fera réelle­ment le boy­cott de 1920, qui en portera les frais ?

Le 21 juil­let 1919 fut le jour de grève générale inter­na­tionale pour impos­er la ces­sa­tion de la guerre con­tre la Russie révo­lu­tion­naire. Ce jour-là Vienne eut l’aspect d’un cer­cueil : grève absolue. Il n’en fut pas de même ailleurs et le résul­tat fut nul.

Ce 20 juin 1920, le boy­cott hon­grois ne dérange pas, je pense, beau­coup de monde dans l’Ouest. En Suisse et en Alle­magne, d’après les nou­velles du 20, on s’en soucie médiocre­ment. Mais à Vienne et en Autriche, on s’en saisit avec un zèle très grand. Tous les ouvri­ers qui de près ou de loin ont affaire avec des trans­ports, marchan­dis­es, etc., se pénètrent d’un esprit de per­spi­cac­ité et de soupçon douanier et polici­er. Tout sera fouil­lé et puisque dans des local­ités antérieures on pour­ra avoir été nég­li­gent, on refouillera à toute occa­sion. Je ne veux pas insis­ter d’avance sur les con­séquences de toute sorte que tous ces procédés, si le boy­cott se réalise vrai­ment, auront sans doute. Mais c’est juste­ment une de ces choses que les esprits igno­bles aiment le mieux : qu’on leur per­me­tte de taper impuné­ment sur un plus faible, de faire acte d’autorité, de s’amuser à fouiller, à ver­balis­er, à décréter, de faire fil­er ain­si le temps à la douce. C’est une nou­velle démoral­i­sa­tion octroyée par des per­son­nes d’un autre monde à Ams­ter­dam, à une pop­u­la­tion déjà dégradée, vic­time inno­cente, par tout ce qu’elle souf­fre depuis 1918. Pour un dock­er hol­landais, un sac de café, un ton­neau de lard, ce n’est rien ; pour les affamés d’ici c’est la vie et pour les spécu­la­teurs der­rière eux, c’est la jouis­sance, alors fig­urez-vous les détails prob­a­bles de ces manip­u­la­tions semi-autorisées que per­son­ne n’ose refrein­dre. Et la haine hon­groise se pren­dra à ce peu­ple-ci, son com­pagnon de mal­heur. Mais ceci est aus­si décrété, par traité, cette haine entre Hon­grois et Autrichiens, haine que chaque réac­tion en Autriche atti­sa et per­pé­tua soigneuse­ment. Car l’Autriche est con­damnée par le traité de Saint-Ger­main d’enlever à la Hon­grie une par­tie avoisi­nante de langue alle­mande, sans con­sul­ter la volon­té de la pop­u­la­tion, prob­lème pas encore abor­dé jusqu’ici. La Hon­grie, bernée par cette nou­velle spo­li­a­tion et par le zèle qu’on fait à Vienne d’obéir à Ams­ter­dam, boy­cottera de son tour l’Autriche affamée et la privera de son blé, de ses autres den­rées ; on achètera donc ces choses indis­pens­ables à l’Amérique au lieu du voisin hon­grois, à la grande sat­is­fac­tion du cap­i­tal­isme inter­al­lié ou inter­mon­di­al qui rit le dernier de tout cela jusqu’ici.

Action contre, les forts, non contre les faibles

Si au moins le boy­cott hon­grois, ce coup de grâce don­né au plus faible, était accom­pa­g­né de quelque attaque à un plus fort ! La Pologne hau­taine fait une guerre à la Russie révo­lu­tion­naire qui, si elle, suc­combe, ver­ra chez elle une ter­reur blanche, que l’imagination refuse de se fig­ur­er, et tout le monde sait que la Pologne n’est que la façade du cap­i­tal­isme entier. Et l’Irlande, et d’autres pays sont con­tenus par une main de fer à qui rien au monde, sauf la volon­té inter­na­tionale des pro­duc­teurs, ne peut faire lâch­er une de ses proies aujourd’hui. Il sera dif­fi­cile de faire val­oir cette volon­té dans ces deux cas, toute­fois quelques efforts isolés ont déjà été faits Coor­don­nez une telle action, un tel appel solen­nel au moins, à l’effort très bien inten­tion­né pour les vic­times de Hon­grie — et alors on vous croira. Alors, l’espoir renaî­tra peut-être dans les cœurs les plus taris par une mis­ère trop grande. Alors, il vau­dra peut être la peine de con­tin­uer de lut­ter et de vivre. Prenez-vous aux forts donc et non aux plus faibles !

Sans cela que ver­rons-nous encore ici ? Une ago­nie plus grande ou un pandé­mo­ni­um mal­adif de pseu­do-révo­lu­tion dans laque­lle un autori­tarisme forcené, la bru­tal­ité con­séc­u­tive, à la guerre et la nég­li­gence cou­tu­mière — qui, comme en Hon­grie, per­me­t­tra le rachat aux malins seront mêlés pen­dant quelques semaines ou mois pour faire place à une ter­reur blanche absolue. Ce n’est plus intéres­sant. Si le Midi et l’Ouest s’éveillent, si au moins des gestes généreux con­tre les forts, dans le sens indiqué mon­traient les pre­mières traces de cette bonne volon­té inter­na­tionale qui seule peut sauver le monde, ce serait autre chose — nous seri­ons tous ren­dus au monde qui n’existe plus pour nous — comme pour ceux de Vienne qui ne sont pas rich­es, fruits et lait et tant d’autres choses n’existent plus.

Pour en finir, voici com­ment on s’amuse en Autriche. Dans une feuille spé­ciale de Droit (Juris­tiche Blœt­ter), un avo­cat récem­ment récla­ma l’autorisation du sui­cide par l’État qui, si le motif, mal­adie, indi­gence, etc., serait recon­nu, per­me­t­trait aux médecins de faciliter un tel sui­cide en règle. Je crois que le refus du fisc de laiss­er par­tir un con­tribuable empêchera ce plan de se réalis­er ; mais cette social­i­sa­tion du sui­cide serait le pro­duit logique d’un peu­ple atrophié sous tous les rap­ports, se décom­posant et mourant en plein cen­tre d’Europe en ver­tu de l’ordre nouveau.


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