La Presse Anarchiste

Le problème de la liberté

[/​(Suite)/​]
 

III. Physiologie du Progrès

Cette auto­no­mie fon­cière et ce que nous avons recon­nus à chaque orga­nisme, à chaque indi­vi­du (au sens le plus large du mot), voi­là la source, voi­là le germe de la liber­té. C’est déjà la liber­té à l’état, pour ain­si dire, embryon­naire. Il ne s’agit plus que d’un déve­lop­pe­ment, d’une inté­gra­tion. Quel est ce déve­lop­pe­ment ? Quelle sera cette inté­gra­tion ? C’est ce qui nous reste, main­te­nant à examiner. 

Pro­grès ? — Il n’y a pas de pro­grès, a‑t-on dit. Eadem sed ali­ter. Il n’y, a que des chan­ge­ments de forme, des trans­for­ma­tions, des méta­mor­phoses, mais rien de neuf, rien de nou­veau, pas « d’avance », dans la nature éter­nel­le­ment iden­tique à elle-même, dans te Grand Tout tou­jours le même, en somme, sous les appa­rences. Pas de pro­grès réel, pas de marche en avant véri­table : sem­per eadem !

Nous avons vu ce que cela vaut. Nous avons vu com­ment la porte ouverte sur l’infini est une porte ouverte à l’innovation et au pro­grès. Nous avons vu com­ment se pour­suit, dans la nature incom­men­su­rable, le tra­vail sans fin de la créa­tion éter­nelle, engen­drant sans cesse, pour chaque réa­li­té, un ave­nir nouveau.

Mais ce qui est vrai, c’est qu’il faut se gar­der de l’illusion du pro­grès abso­lu, de la repré­sen­ta­tion sim­pliste d’une évo­lu­tion uni­taire, embras­sant dans un seul mou­ve­ment toute la réalité.

C’est ain­si que, sub­sti­tuant une méta­phore et une image méta­phy­sique à la réa­li­té des choses, on nous parle, avec une foule de théo­ri­ciens, obs­curs ou illustres, de tra­jec­toire cyclique, ellip­tique, para­bo­lique, spi­ra­loïde… que sais-je encore ? C’est ain­si qu’avec Spen­cer on sché­ma­tise le pro­grès comme un mou­ve­ment divergent par la mul­ti­pli­ca­tion des effets.

À ces concep­tions balis­tiques, fata­listes, issues du sim­plisme et de l’absolutisme, une saine notion de la com­plexi­té irré­duc­tible de la nature et de la vie uni­ver­selle oppose une concep­tion orga­nique, de déve­lop­pe­ment, de crois­sance, une concep­tion éner­gé­tique, qui laisse, dans chaque pro­grès, un rôle à l’initiative nova­trice.

Oui, pas de pro­grès de la nature, de pro­grès abso­lu ! Pas de « deve­nir éter­nel », englo­bant tous les phé­no­mènes dans un mou­ve­ment unique !

Mais déve­lop­pe­ment, — donc phé­no­mène par­ti­cu­lier, concret, rela­tif, —déve­lop­pe­ment spon­ta­né et auto­nome d’énergie orga­ni­sée, voi­là com­ment se pré­sente, voi­là en quoi consiste, à nos yeux, tout pro­grès véri­tables cos­mique ou terrestre.

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Accu­mu­la­tion de poten­tiel, tel est dès lors le carac­tère fon­da­men­tal de toute évo­lu­tion pro­gres­sive. Accu­mu­la­tion, orga­ni­sa­tion, déve­lop­pe­ment. Ain­si va le monde en pro­grès. L’atome, ain­si, se for­mé, pour engen­drer les corps ; puis, de même, la vie pla­né­taire s’organise et se per­fec­tion­né ; la conscience, enfin, fleur du pro­grès, se consti­tue, sur­git, se déve­loppe pour s’épanouir, sui­vant le même processus. 

De ce pro­ces­sus une loi se dégage : loi de coor­di­na­tion crois­sante… E. Plu­ri­bus unum. Les anta­go­nismes s’effacent ; le syn­thèses s’opèrent ; l’harmonie gran­dit. Le cos­mos s’organise par éche­lons : l’atome maté­riel, — la cel­lule vivante, — la col­lec­ti­vi­té sociale, marquent les étapes de cette coor­di­na­tion universelle.

Dans cette uni­té, c’est la varié­té : varié­té crois­sante dans l’unité crois­sante. Ain­si pour­rait être for­mu­lée la loi suprême, la loi syn­thé­tique du pro­grès. Dans les orga­nismes infé­rieurs, comme le dit von Baër, tout est dans tout, et l’organisme monte en grade à mesure que s’opère la divi­sion du tra­vail. C’est la loi de dif­fé­ren­cia­tion. Mais cette loi de dif­fé­ren­cia­tion est insé­pa­rable de sa com­plé­men­taire, la loi de syner­gie, de coor­di­na­tion orga­nique, que nous venons de mettre en lumière et qu’il ne faut pas perdre de vue si l’on veut res­ter fidèle à la réa­li­té.

Ces deux lois sont cor­ré­la­tives ; elles se condi­tionnent mutuel­le­ment. En iso­lant l’une d’elles, en s’attachant exclu­si­ve­ment à une véri­té par­tielle pour en faire sa loi d’hétérogénéité crois­sante, Spen­cer a faus­sé sa concep­tion des faits natu­rels. La réa­li­té ne cor­res­pond pas à sa thèse [[Voir, notam­ment, les cri­tiques de G. Tarde. (Dar­wi­nisme natu­rel et Dar­wi­nisme social.)]]]. Dif­fé­ren­cia­tion, oui ; — hété­ro­gé­néi­té, non ; — voi­là ce que nous dit la nature, voi­là ce qu’elle nous montre dans ses orga­nismes, ses mondes, de plus en plus uni­fiés, de plus en plus coor­don­nés et cohé­rents, de plus en plus soli­da­ri­sés, au fur et à mesure de leur dif­fé­ren­cia­tion même.

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Com­ment se pré­sente, en ce qui concerne l’homme et la col­lec­ti­vi­té humaine, ce pro­ces­sus d’accroissement, d’accumulation, ce déve­lop­pe­ment, qui est, nous venons de le voir, l’essence de tout pro­grès ? En quoi consiste-t-il ? À quoi abou­tit-il ? Quelle est, en un mot, sa phy­sio­lo­gie par­ti­cu­lière ? Tels sont donc, à la véri­té, les ter­nies pré­cis du problème.

Le phé­no­mène carac­té­ris­tique du déve­lop­pe­ment humain, c’est le déve­lop­pe­ment du savoir. Le pro­grès humain peut se défi­nir comme le pro­grès du savoir col­lec­tif : la science qui gran­dit, c’est l’humanité qui avance ; c’est l’homme qui s’éloigne de plus en plus de l’anthropoïde pri­mi­tif, pour se rap­pro­cher de l’homo sapiens, de l’être conscient et libre qui « triomphe de la nature en obéis­sant à ses lois ».

Mais cette évo­lu­tion de l’humanité vers la science et la plé­ni­tude dit pou­voir n’est que la conti­nua­tion, par des moyens accrus, de l’évolution zoo­lo­gique qui, par­tant de l’inconscience et de l’impulsivité, arrive, chez les espèces supé­rieures, à la conscience claire et à la spon­ta­néi­té per­son­nelle. Le même déve­lop­pe­ment de la connais­sance, de la conscience, — et, par suite, de la volon­té et de la puis­sance d’action, — se pour­suit à tra­vers toute l’échelle de la vie animale.

Le fac­teur essen­tiel, le point de départ, la base, de cette évo­lu­tion, c’est la mémoire. « Fonc­tion géné­rale de la matière orga­ni­sée », ain­si que l’écrivait Ewald Hering dès 1870, « c’est à la mémoire que nous devons presque tout ce que nous sommes et ce que nous avons ». L’être vivant, du plus élé­men­taire au plus per­fec­tion­né, est un accu­mu­la­teur. Sans accu­mu­la­tion mné­mo­nique des impres­sions, pas de conscience, aus­si rudi­men­taire soit-elle ; pas d’images, mêmes fuyantes ; pas de rai­son, même embryon­naire ; pas de volon­té, même dif­fuse. Toute la psy­cho­gé­nie est sous la dépen­dance de cet élé­ment pri­mor­dial. Le fait de conscience le plus simple, le plus trouble, le plus vague, est un com­plexus de rap­ports, qui sup­pose la mémoire orga­nique. Bien plus : la vie végé­ta­tive, elle-même, n’a‑t-elle pas pour base le phé­no­mène d’intussusception, qui est, comme Hae­ckel, en accord avec Hering, le signale très jus­te­ment dans ses Essais de Psy­cho­lo­gie cel­lu­laire, une forme de mémoire lar­vée, un aspect gros­sier dit phé­no­mène géné­ral d’accumulation vitale ?

Quelle que soit l’explication de ce phé­no­mène bio­lo­gique fon­da­men­tal, — qu’on invoque, avec Hae­ckel, « la struc­ture molé­cu­laire des com­bi­nai­sons car­bo­nées », ou qu’on ait recours aux pro­prié­tés des com­bi­nai­sons endo­ther­miques de l’azote, com­bi­nai­sons endo­ther­mique qui, ain­si que l’observe Ber­the­lot, jouent un rôle majeur dans les phé­no­mènes de la vie, qu’on attri­bue ou non, avec Letour­neau et d’autres, la mémoire spé­ciale du sys­tème ner­veux au phos­phore accu­mu­la­teur de lumière, — il n’en reste pas moins que le fait est là et que « sans l’hypothèse d’une mémoire incons­ciente de la matière vivante, les plus impor­tantes fonc­tions de la vie sont en somme inex­pli­cables » [[Ernest Hae­ckel. Essais de Psy­cho­lo­gie cel­lu­laire, page 44.]]. Peut-il même être ques­tion d’hypothèse, quand il s’agit d’un fait, — abs­trac­tion faite du nom qu’on lui donne, — d’un fait évident, cer­tain, le fait d’accumulation orga­nique, à la fois phy­sique et psychique ?

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La conscience a donc pour condi­tion essen­tielle la mémoire. Mais la mémoire céré­brale, il faut le remar­quer dès l’abord, ne col­lec­tionne et ne col­la­tionne que des abs­trac­tions. Elle ne retient pas la réa­li­té concrète. Celle-ci nous échappe. Nous ne per­ce­vons, nous ne rete­nons, que des qua­li­tés, des pro­prié­tés abs­traites d’objets concrets, objets dont nous ne sai­sis­sons pas, ain­si, tout l’être réel et que nous ne connais­sons, sous un vocable don­né, que comme des sommes d’abstractions, plus ou moins éten­dues, mais tou­jours incom­plètes, tou­jours inadé­quates à la réa­li­té entière.

Ain­si, par exemple, ce que nous appe­lons le soufre est-il bien tou­jours iden­ti­que­ment et abso­lu­ment de même corps ? Rien ne le prouve, et maints chi­mistes ne se font pas faute d’en dou­ter. Pou­vons-nous, en effet, affir­mer autre chose que la concor­dance de telles et telles pro­prié­tés, plus ou moins nom­breuses, mais abs­traites, que nous connais­sons seules ?

Que de fois, d’autre part, ne nous arrive-t-il pas de prendre un sosie pour son sem­blable, et plus sou­vent encore de faire confu­sion entre deux ani­maux de même espèce ? Pour­quoi ? Parce que notre connais­sance et notre mémoire céré­brale ne portent que sur des carac­tères abs­traits et qu’il peut se faire que pré­ci­sé­ment ces abs­trac­tions concordent.

La mémoire céré­brale, comme la connais­sance, opère donc sur l’abstrait. Elle s’alimente d’abstractions. Elle extrait, des objets concrets, des élé­ments qu’elle coor­donne et orga­nise, et c’est par là que la conscience qu’elle condi­tionne échappe à la conscience qu’elle condi­tionne, échappe à la tyran­nie des objets maté­riels, à l’absolutisme du monde exté­rieur, et à la fatalité.

Il ne s’agit pas ici, notons-le bien, d’abstractions méta­phy­siques. Il s’agit de réelles. Il s’agit d’impressions du dehors, d’impressions d’origine objec­tive, concrète, mais pas­sées au crible de notre orga­nisme, per­çues sub­jec­ti­ve­ment sui­vant notre orga­ni­sa­tion psy­chique et notre nature propre, tra­duites par nous sui­vant notre norme intime, sui­vant notre auto­no­mie natu­relle. Et, sans ver­ser dans le sub­jec­ti­visme pur des suc­ces­seurs de Kant, on peut se dire, avec Élie Reclus, que les siècles n’ont pas épui­sé la pro­fon­deur de cette parole du phi­lo­sophe grec : L’homme est la mesure de toutes choses.

C’est ain­si que la conscience, auto­nome, crée pro­gres­si­ve­ment la liberté.

Expé­ri­men­ta­le­ment, peu à peu, elle accu­mule les abs­trac­tions, les don­nées, les véri­tés, de plus en plus syn­thé­tiques, de plus en plus géné­rales, pour s’élever fina­le­ment, dans l’humanité, jusqu’aux véri­tés uni­ver­selles qui donnent à l’homme la clef des phé­no­mènes et le pou­voir scientifique.

C’est indé­nia­ble­ment par la voie de l’expérience, c’est par la méthode expé­ri­men­tale, recon­nue ou non, volon­taire ou non, que s’opère, au cours de l’histoire zoo­lo­gique et humaine, — ce pro­grès, ce déve­lop­pe­ment, de la conscience libé­ra­trice. Mais trop sou­vent à notre époque — et c’est là l’erreur — on a confon­du méthode expé­ri­men­tale et méthode objec­tive. On a mécon­nu la part qui revient à l’initiative de l’esprit. On a mécon­nu l’action ini­tia­trice de tout ce qui consti­tue le génie. Génie obs­cur encore, embryon­naire mais crois­sant, de la série ani­male, génie de plus en plus triom­phant de l’homme, c’est lui qui donne les intui­tions que l’expérience éprouve et véri­fie. L’imagination, tant décriée par les « objec­ti­vistes », l’imagination créa­trice, reste au pre­mier plan. Elle joue, par­mi les fac­teurs de la science et du pro­grès de la conscience, le rôle d’un élé­ment essen­tiel, d’un élé­ment cen­tral, d’un élé­ment moteur. Elle crée les hypo­thèses, les hypo­thèses néces­saires et fécondes. L’expérience, à pro­pre­ment par­ler, n’est qu’une épreuve éli­mi­na­toire. Elle confronte, elle élague. Elle ajuste, par d’observation, les idées à la réa­li­té exté­rieure. Mais c’est, avant tout, par la logique du sens intime que se forment ces idées, ces intui­tions, que le contrôle objec­tif éli­mine ou fortifie.

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La logique, en effet, voi­là le fond éter­nel et uni­ver­sel des choses. Voi­là l’essence de l’univers, la rai­son der­nière, des phé­no­mènes. Non pas la logique pure, 1absolue, méta­phy­sique, d’un Hegel ; mais la logique pro­téi­forme de la nature, la logique inhé­rente à la phy­sique uni­ver­selle et dont les lois natu­relles ne sont que l’expression par­ti­cu­lière.

Fon­de­ment de la rai­son comme du sens intime, elle est le fon­de­ment de la liber­té. C’est elle qui, dans un cres­cen­do gran­diose, qui va de l’intuition à la science par le déve­lop­pe­ment expé­ri­men­tal de la rai­son, engendre, au sein de l’humanité, une force nou­velle. C’est le verbe, organe logique par excel­lence, qui, au cours des siècles, à tra­vers l’histoire et la pré­his­toire, crée, orga­nise peu à peu, par la parole d’abord, par l’écriture ensuite, par l’imprimerie enfin, la sapience et la liber­té. Sans lui, pas de pro­grès humain : c’est lui qui per­met de noter les rap­ports objec­tifs des phé­no­mènes ; c’est grâce à lui, c’est par lui, que les véri­tés géné­rales, que les véri­tés uni­ver­selles, les lois natu­relles, les idées ration­nelles, se dégagent, se for­mulent, se com­mu­niquent, se retiennent ; c’est par lui que la science, le savoir accu­mu­lé, à la fois col­lec­tif et syn­thé­tique, se consti­tue et gran­dit, ban­nis­sant, d’étape en étape, la super­sti­tion et l’absolutisme, accrois­sant le libre pou­voir de l’homme, éli­mi­nant pro­gres­si­ve­ment l’autorité, et de la concep­tion de la nature, et de la vie humaine.

Ain­si l’an-archie [[Ortho­graphe pri­mi­tive du mot, dans son sens anti-auto­ri­taire, Cf. Kro­pot­kine, Paroles d’un Révol­té, page 99.]], la vie débar­ras­sée de toute l’autorité, l’épanouissement de la liber­té plé­nière, est au terme de l’intégration humaine et du déve­lop­pe­ment de la conscience. Mais ne confon­dons point. Comme il y a « fagots et fagots », il y a anar­chie et anar­chie. Il y a an-archie et anar­chie. L’anarchie ration­nelle, pour employer l’heureuse for­mule d’Émile Digeon [[Émile Digeon, Des droits et devoirs en anar­chie ration­nelle.]], l’an-archie nova­trice, n’a rien de com­mun avec le règne du bon plai­sir indi­vi­dua­liste, ni avec l’apachisme mul­ti­forme qui en est l’aboutissement logique. Cela, c’est la pseu­do-socié­té actuelle. C’est l’anarchie d’aujourd’hui, cette, anar­chie désor­don­née que les socia­listes, que Colins, qu’Auguste Comte, ont si magis­tra­le­ment signa­lée et carac­té­ri­sée sous ses divers aspects. Cet auto­ri­ta­risme du moi, cet abso­lu­tisme égoïste, prin­cipe du monde bour­geois, indi­vi­dua­liste, est la néga­tion de l’an-archie à laquelle nous ten­dons. Celle-ci, quoi qu’on en puisse pen­ser et dire dans les cénacles, les gazettes et les pré­toires, celle-ci ne va pas sans dis­ci­pline. Mais cette dis­ci­pline éli­mi­na­trice de l’arbitraire, c’est celle de la rai­son imper­son­nelle, de la rai­son Par­faite qui fait l’homme accom­pli. Ou auto­ri­té, ou rai­son ; tel est le dilemme qui se pose per­pé­tuel­le­ment dans la pra­tique de la vie et des rap­ports humains. Tel est aus­si le conflit mil­lé­naire, dont l’enjeu est la liberté.

(À suivre)

[/​Paul Gille./​]

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