La Presse Anarchiste

Le problème de la liberté

[/​(Suite et fin)/​]

IV. Liberté et Solidarité

Cette liber­té, fruit du pro­grès, et objec­tif de la digni­té humaine, n’est donc point le bon plai­sir, l’arbitraire, l’égocentrisme, des indi­vi­dua­listes. Ce n’est point la liber­té abso­lue des méta­phy­si­ciens du libre-arbitre et de l’amoralisme. Il ne s’agit point de voir dans l’individu, dans le « moi », « le centre de l’univers », le prin­cipe et le but de la vie, cause pre­mière et fin der­nière d’une acti­vi­té abso­lu­ment indé­pen­dante et pure­ment égoïste.

Certes, tout n’est que besoin dans là nature de l’homme et ce sont nos besoins qui gou­vernent notre vie. Mais est-ce à dire que tout ne soit que satis­fac­tion per­son­nelle, que mani­fes­ta­tion égoïste, comme le veulent les for­ce­nés du subjectivisme ?

Pour eux,-en effet, pour ces hédo­nistes nou­veau style, le Moi prime tout. L’égoïsme est la loi de la vie Le plai­sir en est le but final. Cha­cun pour soi. L’altruisme est une illu­sion, une dupe­rie, dont l’homme conscient, l’homme « libre »,  se garde avec soin.

Auto­no­mie, dans leur bouche, équi­vaut à auto­cra­tie. L’individu est sou­ve­rain abso­lu. « La rai­son ?… La jus­tice ?… La logique ?… me disait, il y a nombre d’années, l’un d’eux, connais pas !… Je ne connais que le paral­lé­lo­gramme des forces ! » Puis, après un moment, mys­té­rieux, vou­lant encore, clairs une for­mule sibyl­line, pré­ci­ser davan­tage son amo­ra­lisme et par­ache­ver « l’initiation » : « Est-ce que nous sommes des hon­nêtes gens ?… » [[On connaît la fameuse excla­ma­tion qui ter­mine le Ventre de Paris : « Quels gre­dins, les hon­nêtes gens ! » D’où l’amphibologie et la « double détente » du mot, — très réser­vé, s’il n’y avait ce qui précède.]]

La ques­tion ain­si prend de l’ampleur. C’est tout le pro­blème moral qui se pose.

Exa­mi­nons-la de plus près.

[|* * * *|]

« Il y a en nous une force [[Il ne s’agit évi­dem­ment pas d’une force-enti­té ». (Cf. De Lanes­san, la Morale natu­relle, page 33) « Il y a en nous de l’énergie accu­mu­lée… » eût été plus exact.]] accu­mu­lée qui demande à se dépen­ser ; quand la dépense en est entra­vée par quelque obs­tacle, cette force devient désir ou aver­sion ; quand le désir est satis­fait, il y a plai­sir, quand il est contra­rié, il y a peine ; mais il n’en résulte pas que l’activité emma­ga­si­née se déploie uni­que­ment en vue d’un plai­sir, avec un plai­sir pour motif ; la vie se déploie et s’exerce parce qu’elle est la vie. »

Ces quelques ligues de Guyau [[ Esquisse d’une Morale sens obli­ga­tion ni sanc­tion, page 90.]] mettent admi­ra­ble­ment en lumière le sophisme hédo­niste, qui est à la base de la théo­rie de l’égoïsme.

En réa­li­té il s’agit d’un, phé­no­mène phy­sio­lo­gique, phy­sique, et le phé­no­mène psy­cho­lo­gique de plai­sir ou de dou­leur n’est qu’un état de conscience issu de l’état orga­nique sous-jacent. Il ne sau­rait donc être ques­tion de recherche du plai­sir, de fina­li­té égoïste, essence de la vie.

Cette enti­té, le plai­sir, n’existe du reste pas plus que cette autre enti­té, le Moi. Méta­phy­sique que tout cela ! Méta­phy­sique et sim­plisme. Ce qu’il y a, c’est l’autonomie natu­relle de chaque orga­nisme, vivant de sa vie propre et régi par ses besoins ; et c’est cette auto­no­mie que d’aucuns confondent avec l’égoïsme. Ce à quoi tend tout être vivant, c’est à la satis­fac­tion de ses besoins, satis­fac­tion com­plexe, besoins mul­tiples et divers, en oppo­si­tion par­fois et s’excluant l’un l’autre, mais dont le prin­ci­pal, la source, le besoin de vie, c’est-à-dire non pas sim­ple­ment d’existence maté­rielle et de conser­va­tion, — à quoi on l’a réduit trop sou­vent, — mais de rayon­ne­ment (car c’est cela la vie) et d’expansion hors de soi.

Le fameux ins­tinct de conser­va­tion n’est donc pas ce qu’en ont fait la plu­part des savants et phi­lo­sophes contem­po­rains : le deus ex machi­na de notre acti­vi­té, le fond irré­duc­tible de la vie. Méta­phy­sique encore que cela ! Le sui­cide est un fait. Le sacri­fice de l’existence est un fait. Et c’est un bien pauvre sire, celui qui est inca­pable d’envisager la mort avec sérénité !

Ain­si le besoin de se dépen­ser, de se don­ner, peu ou prou, gran­de­ment ou peti­te­ment, est le pre­mier des besoins de l’homme, ce loyer d’énergie ; et le besoin d’entretien, de conser­va­tion, n’apparaît qu’en fonc­tion de ce besoin pri­mor­dial, fon­da­men­tal, qui est la loi essen­tielle de la vie.

Ne vivre que pour soi est, dès lors, une uto­pie contre-nature, une chi­mère irréa­li­sable et mal­saine. L’indépendance cynique est une aber­ra­tion. On ne se suf­fit pas à soi-même. On ne vit pas plus que pour soi qu’on ne vit que par soi. Mille liens, visibles et invi­sibles, nous rat­tachent au dehors, rayonnent autour de nous, vont du milieu à nous et de nous au milieu. Tout se tient dans l’univers, ce grand orga­nisme. Et la soli­da­ri­té est un fait avant d’être un principe.

[|* * * *|]

Non, l’égoïsme n’a pas « droit de prio­ri­té dans notre nature », comme on l’a pré­ten­du [[ Le Dan­tec, L’Égoïsme seule base de toute socié­té, page 3.]]. Non, la vie n’est pas, avant tout, « indi­vi­duelle et, par consé­quent, égoïste » [[ Id. page 6.]]. Il est bien vrai que « si j’ai une carie, c’est moi qui ai mal aux dents » [[ Id. page 6.]] ; mais ne voit-on pas qu’il ne s’agit pas ici de la vie, mais de la sen­sa­tion, de la conscience, phé­no­mène spé­cial, sur­ajou­té et volatil ?

C’est, en effet, avec la conscience, avec le sen­ti­ment de soi, que com­mence l’égoïsme. Et c’est ain­si réduit que le mot prend un sens réel, un sens posi­tif et pra­tique, déga­gé de toute méta­phy­sique, de tout abso­lu.

Ce sens est rela­tif. Il désigne un rap­port de per­sonnes : de soi à soi ou de soi à autrui. De per­sonnes : c’est-à-dire d’individus doués de conscience, de per­son­na­li­té. Par­le­ra-t-on de « l’égoïsme » d’un fibrome, par exemple, qui jouit pour­tant d’une vie indi­vi­dua­li­sée — mais non consciente et per­son­nelle ? Par­le­ra-t-on de l’égoïsme d’un arbre, si ce n’est par méta­phore psy­cho­lo­gique ?

La vie, phé­no­mène éner­gé­tique uni­ver­sel, n’est pas d’abord indi­vi­duelle : elle s’individualise, en se loca­li­sant, en se concen­trant, en se par­ti­cu­la­ri­sant ; puis, elle devient consciente et per­son­nelle, et c’est ici seule­ment qu’apparaît l’égoïsme.

Mais cet égoïsme natu­rel n’est pas l’Égoïsme exclu­sif, l’Égoïsme abso­lu, dont on nous par­lait. Il laisse place à autre chose. Il n’est pas toute la vie.

Il laisse place, d’abord, à l’action de la soli­da­ri­té uni­ver­selle. Celle-ci s’affirme chez tout être vivant. Nul être ne vit, ne peut vivre iso­lé, au sens abso­lu du mot. La vie est sociale par nature.

Cette nature sociale de la vie, cette action de la soli­da­ri­té uni­ver­selle, se mani­feste par­tout : depuis la vie infime, en appa­rence, des atomes, jusqu’à « l’immense vie » des mondes. Par­tout l’instinct social, le vœu intime de la soli­da­ri­té ; par­tout des affi­ni­tés natu­relles ; par­tout la socia­li­té, latente d’abord, puis se déga­geant peu à peu au fur et à mesure de l’épanouissement triom­phant de la vie.

Cela nous mène loin de la mes­quine « socia­bi­li­té », chère aux par­ti­sans de l’égoïsme et qui n’est qu’une forme hypo­crite de celui-ci. La nature humaine nous appa­raît non pas pure­ment, radi­ca­le­ment, pri­mi­ti­ve­ment égoïste, mais faite à la fois de vir­tua­li­tés égoïstes et de vir­tua­li­tés altruistes que l’évolution natu­relle des choses décè­le­ra à leur heure. Le sim­plisme sub­jec­ti­viste et égo­tiste s’évanouit et dis­pa­raît devant un natu­ra­lisme moniste qui réduit tout à la phy­sique uni­ver­selle et aux lois de l’énergie.

[|* * * *|]

Oui, ce qui est « pri­mi­tif », ce n’est ni l’égoïsme ni l’altruisme, c’est la vie, la vie phy­sique, imper­son­nelle, sociale, de l’énergie uni­ver­selle. La loi pri­mor­diale, la loi natu­relle de cette vie, c’est la loi d’économie, c’est l’eurythmie, c’est l’harmonie gran­dis­sante qui va de l’atome aux uni­vers dans une com­mu­nion gran­diose. Et c’est avec rai­son que le poète [[Mau­rice Magre.]] a pu dire :

Nous avons écou­té, recueillis, le grand rythme

Qui meut les cœurs humains et les astres du ciel.

Cette euryth­mie com­mu­ni­ca­tive, cette har­mo­nie, à laquelle tend tout ce qui existe, c’est, aux yeux d’un réa­lisme scien­ti­fique, le bien lui-même, dans son essence. Et c’est ain­si que s’opère la conci­lia­tion de la liber­té et de la soli­da­ri­té dans un eudé­mo­nisme conscient, un eudé­mo­nisme social, qui n’a rien de com­mun avec l’hédonisme individualiste.

[|* * * *|]

Mais si la socia­li­té est ain­si la loi de notre nature, d’où donc alors, nous dira-t-on, d’où donc tire son ori­gine et sa force, com­ment a sur­gi, com­ment se main­tient, sur quoi repose le régime indi­vi­dua­liste, égoïste, le régime du « cha­cun pour soi » sous lequel nous vivons ? Com­ment a‑t-il pu naître et se déve­lop­per à l’encontre de notre nature ?

C’est que l’aberration méta­phy­sique est venue, suc­cé­dant à la théo­lo­gie et au droit divin, éga­rer notre esprit et faus­ser notre juge­ment, dévoyer notre sens de la jus­tice et déna­tu­rer notre vie, par la concep­tion auto­ri­taire, sim­pliste, mal­saine, défor­ma­trice, d’un Moi ima­gi­naire, abso­lu, abso­lu­ment libre de ses actes et maître de ses œuvres. C’est, en effet, sur l’illusion de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle abso­lue qu’est bâtie toute notre pré­ten­due socié­té actuelle ; c’est sur cette illu­sion qu’est fon­dée toute l’organisation juri­dique et éco­no­mique qui nous enserre et nous contraint. Mais, l’illusion dis­si­pée et ses consé­quences abo­lies, la nature repren­dra ses droits… Tra­vaillons donc à éli­mi­ner radi­ca­le­ment le numé­raire et l’État, pro­duits de cette « mau­dite méta­phy­sique », et nous devien­drons tout natu­rel­le­ment des hommes sains, des hommes nor­maux, aptes à un altruisme et à un égoïsme éga­le­ment physiologiques.

[|* * * *|]

L’égoïsme et l’altruisme ; ain­si, ne sont pas les seuls élé­ments de la psy­cho­lo­gie morale de l’homme. La rai­son, la rai­son imper­son­nelle, y joue aus­si son rôle. C’est elle, la rai­son phi­lo­so­phique, qui, dif­fé­ren­ciant l’homme des ani­maux supé­rieurs, bal­bu­tiant d’abord, han­tée par l’hallucination théo­lo­gique, puis dérou­tée, comme aujourd’hui, par le ver­ba­lisme méta­phy­sique, majeure enfin et s’attachant à un réa­lisme qui unit le bon sens à la science, c’est elle qui, en déter­mi­nant le juste et l’honnête déter­mine l’équilibre des deux ten­dances fon­da­men­tales de la vie.

Car il n’y a pas de socié­té humaine, il n’y a pas de vie sociale supé­rieure, sans hon­nê­te­té. Le scep­ti­cisme indi­vi­dua­liste n’y fera rien : l’amoralisme, la canaille­rie et le machia­vé­lisme, éri­gés en prin­cipes occultes de vie, peuvent triom­pher pas­sa­gè­re­ment, mais jamais une vie sociale durable, jamais une vie sociale véri­table, n’en sor­ti­ra. Celle-ci n’existe et ne prend force que par l’honnêteté, par la confiance fon­dée et réci­proque, par la soli­da­ri­té sin­cère qui en résulte.

La concep­tion de l’honnêteté peut, sans doute, évo­luer, se per­fec­tion­ner, se haus­ser, en, s’amplifiant, jusqu’à la concep­tion de l’intégrité humaine, mais elle reste, avec l’idée de jus­tice et de droit, dont elle est la sœur jumelle, le prin­cipe orga­nique et le nœud vital de toute asso­cia­tion humaine, de toute soli­da­ri­té consentie.

[|* * * *|]

Le rap­port social, en effet, norme des rap­ports humains, est fon­dé sur le droit et la jus­tice, et non pas sur la force maté­rielle, des­po­tique. L’assentiment, le consen­te­ment, expli­cite ou tacite, le consen­sus, sans lequel il n’y a qu’un agglo­mé­rat méca­nique, sans liber­té ni spon­ta­néi­té, est la base natu­relle, la condi­tion sine qua non, l’élément essen­tiel de toute socié­té. Qui dit socié­té dit accord.

Mais cet accord natu­rel, orga­nique, ce concert d’affinités, n’a rien de com­mun avec un contrat conven­tion­nel, arbi­traire. Sa psy­cho­lo­gie est toute dif­fé­rente. Bien que libre et spon­ta­né, il sort de la logique pro­fonde des choses et non du libre-arbitre et du bon plai­sir des indi­vi­dus. Il a un sub­stra­tum logique, qui est le droit. Le droit, au fond, de même que la jus­tice, qui est le droit réa­li­sé, c’est la logique sociale, la logique de l’association. Toute socié­té est, par nature, une agglo­mé­ra­tion juridique.

Dans la horde pri­mi­tive, déjà, existe un vague et trouble sen­ti­ment du droit, base indis­pen­sable de l’acquiescement col­lec­tif. Mais c’est sur­tout dans une socié­té plus humaine qu’apparaît, avec une rai­son rudi­men­taire, le carac­tère juri­dique de la vie en com­mun. La concep­tion rai­son­née des rap­ports humains marche de pair avec la concep­tion rai­son­née du monde, dont elle fait par­tie inté­grante. Le déve­lop­pe­ment juri­dique suit orga­ni­que­ment, logi­que­ment, le déve­lop­pe­ment phi­lo­so­phique. Et à mesure qu’au cours des siècles la rai­son s’élève, se per­fec­tionne et se for­ti­fie, la notion du droit, du juste, va en s’épurant, en se puri­fiant, en se dépouillant pro­gres­si­ve­ment du maté­ria­lisme gros­sier et bru­tal, du féti­chisme et de l’arbitraire, qui marquent son état bar­bare, comme un legs de la période pré-humaine et de la psy­cho­lo­gie ani­male. La conscience du droit natu­rel, de la logique natu­relle des choses, se dégage peu à peu ; le lien social se déma­té­ria­lise de plus en plus. Par­tie des notions frustes com­munes aux ani­maux, aux pri­mi­tifs et aux enfants, la conscience humaine, en se déve­lop­pant, en s’affinant, en s’élargissant, arrive, d’étape en étape, aux idées uni­ver­selles, aux idées justes, ration­nelles et scien­ti­fiques, qui échappent à l’arbitraire de l’égoïsme comme à la fata­li­té méca­nique et à l’arbitraire de la Force. C’est la fin de la soli­da­ri­té gré­gaire et du gré­ga­risme sous toutes ses formes. Mais c’est l’aube de la soli­da­ri­té humaine, de la soli­da­ri­té consciente, rai­son­née et volon­taire de tous les hommes, unis dans un même idéal de jus­tice et d’amour.

V. Conclusion

[|La Force morale et la Liber­té|]

Nous assis­tons à la nais­sance d’une phi­lo­so­phie nou­velle, phi­lo­so­phie pure­ment scien­ti­fique, expur­gée enfin de toute méta­phy­sique, de tout abso­lu­tisme. Au vieux sim­plisme maté­ria­liste, au vieux sim­plisme spi­ri­tua­liste, se sub­sti­tue jeu à peu, un natu­ra­lisme inté­gral, syn­thé­tique, exempt de vaine onto­lo­gie, un éner­gé­tisme logique, aus­si étran­ger au fata­lisme méca­nique ou idéo­lo­gique qu’au fameux Libre Arbitre.

Cette concep­tion éner­gé­tique du monde ne laisse place à aucune Force abso­lue, à aucune auto­ri­té. Mais elle laisse place au déve­lop­pe­ment de la force morale, au déve­lop­pe­ment de l’énergie psy­chique et du poten­tiel cérébral.

Dès lors, plus de féti­chisme de la Force ! plus de culte d’une auto­ri­té, bru­tale ou sour­noise, domi­nant et régis­sant le monde ! L’autorité des lois natu­relles ? Mais la loi natu­relle n’existe pas en soi ; la loi natu­relle n’est pas une enti­té impé­ra­tive. Elle ne com­mande pas. Elle n’est que la logique natu­relle des choses consta­tée comme un fait uni­ver­sel par la rai­son de l’homme. Ne nous lais­sons pas prendre à la dupe­rie des mots et ne confon­dons point loi natu­relle et légis­la­tion humaine [[Cf. Hux­ley, Pre­mières notions sur les sciences, pages 16 sqq.]].

La force irré­sis­tible des motifs ?… Mais les motifs existent-ils en eux-mêmes ? Peuvent-ils avoir une force effec­tive intrin­sèque, qui soit indé­pen­dante de nous ? Que signi­fient cette méta­phy­sique et ce ver­biage sco­las­tique ? Que signi­fie toute cette logo­ma­chie du motif le plus fort, le plus fort en soi ? Y a‑t-il l autre chose qu’une pro­phé­tie rétros­pec­tive et un sophisme verbal ?

Ain­si, le déter­mi­nisme fata­liste cède à un exa­men atten­tif. Et nous voyons s’affirmer, sur ses ruines, l’autonomie natu­relle des foyers d’énergie.

C’est la base de la force morale, de la force libé­ra­trice dont l’accroissement est la mesure du pro­grès humain, la mesure du déve­lop­pe­ment de la rai­son. La rai­son, en effet, crée dans l’homme, dans la col­lec­ti­vi­té humaine, ces forces nou­velles : le savoir scien­ti­fique et la conscience du droit. Avec elles gran­dit la force morale, le poten­tiel humain. Avec elles gran­dit la liberté.

Mais la liber­té ain­si conçue, la liber­té saine et bien­fai­sante, ce n’est pas, disons-le nous bien, le bon plai­sir et l’arbitraire d’un cha­cun. Ce n’est pas l’anomie. Ce n’est pas l’autorité per­son­nelle sub­sti­tuée à l’autorité exté­rieure. C’est le ban­nis­se­ment de toute auto­ri­té. C’est l’affranchissement de toute super­sti­tion, de tout féti­chisme, de tout abso­lu­tisme. C’est l’auto­no­mie de plus en plus com­plète de chaque indi­vi­du, s’astreignant lui-même, de son propre juge­ment, la dis­ci­pline logique, que lui assigne sa raison.

Tel est le cours de l’histoire. Telle est l’évolution natu­relle de l’esprit humain. L’illusion auto­ri­taire se dis­sipe peu à peu à l’épreuve de l’expérience gran­dis­sante et de la rai­son qui se for­ti­fie. Et tan­dis qu’à chaque étape croissent le pou­voir auto­nome et la force morale des hommes, le sym­bole intel­lec­tuel qui es unit orga­ni­que­ment dans l’effort com­mun échappe de plus en plus au féti­chisme pri­mi­tif, s’élève et s’idéalise de plus en plus, en s’ajustant à la réa­li­té et en éten­dant son domaine, jusqu’à se confondre avec l science et la rai­son universelle.

Ain­si s’effectue le grand œuvre de l’intégration humaine. Ain­si s’approche la mue suprême, la grande mue libé­ra­trice. Ain­si s’établira enfin sur cette terre, dans le rayon­ne­ment de la science et du bon sens, le règne de la juste rai­son et de l’intégrale liberté. 

[/​Paul Gille./​]

La Presse Anarchiste