La Presse Anarchiste

Le statut social

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Le moindre despotisme

Pour situer la ques­tion, Cor­né­lis­sen use d’un plai­sant apo­logue. Quatre per­sonnes, mar­chant de front, tiennent la lar­geur du trot­toir. En sens inverse arrive un homme seul. Va-t-il bous­cu­ler les quatre autres pour pas­ser ? Ceux-ci l’obligeront-ils à des­cendre sur la chaus­sée ? Déli­cat, point de droit.

À sup­po­ser que les cinq per­son­nages soient d’humeur pai­sible, les quatre pre­miers s’effaceront, ou bien l’homme seul cède­ra le pas d’abord. C’est ain­si que les choses se passent d’ordinaire, par bon­heur. Et par néces­si­té, car le tran­sit dans les voies fré­quen­tées impose cette obli­ga­tion d’urbanité, qui est pro­pre­ment la poli­tesse du trot­toir. Mais le point de droit n’est pas tranché.

Et, dit Cor­ne­lis­sen, si nos hommes ne se veulent déran­ger ni les uns, ni l’autre ?

Deux hypo­thèses : l’homme seul fonce sur la bar­rière vivante qui lui est oppo­sée et bous­cule quatre hommes. Ou bien les quatre serrent les coudes et bous­culent leur conci­toyen. Dans le pre­mier cas, quatre hommes moles­tés ; dans le deuxième, un homme contraint. Mora­li­té : le moindre des­po­tisme est celui des majorités.

À la véri­té, la vie sociale n’est qu’un per­pé­tuel accom­mo­de­ment des indi­vi­dus à la volon­té com­mune du plus grand nombre, et le rôle des révo­lu­tion­naires tend sim­ple­ment à orien­ter cette volon­té com­mune vers une orga­ni­sa­tion sociale plus ration­nelle, meilleure pour tout le monde.

J’en viens à ceci :

Nous autres, liber­taires, quand il nous arrive de nous réunir pour nous concer­ter en vue d’une action col­lec­tive, nous pre­nons bien garde, d’abord, de ne pas nom­mer de pré­sident, puis de ne pas mettre aux voix les pro­po­si­tions formulées.

Ce n’est pas que nous ne com­pre­nions l’intérêt qu’il y a, dans une assem­blée nom­breuse, à ce que cha­cun parle à son tour, ni que nous ne sen­tions la néces­si­té, pour prendre une déci­sion, de connaître quel avis réunit le plus grand nombre d’adhésions ; mais nous avons l’horreur innée de toute auto­ri­té, et nous nous méfions même de celle du pré­sident à son­nette ; d’autre part, le suf­frage, uni­ver­sel a tel­le­ment déçu les répu­bli­cains que nous avons juré de ne jamais voter, même dans nos réunions.

Nous employons donc des moyens com­pli­qués pour nous ran­ger à l’avis du plus grand nombre, quand nous le jugeons rai­son­nable, tout en nous défen­dant d’obéir à la majo­ri­té, dont nous n’osons pas comp­ter les voix.

Mais il nous arrive le plus sou­vent, quand la majo­ri­té s’est déci­dée dans un sens, si nous ne sommes pas com­plè­te­ment d’accord avec elle, d’agir selon notre vue par­ti­cu­lière, sans trop nous pré­oc­cu­per de gêner, ou de contre­car­rer, ou d’émietter l’effort des cama­rades. C’est en cela, affir­mons-nous, que nous nous mon­trons vrai­ment anar­chistes. Le véri­table anar­chiste n’obéit pas à la majo­ri­té, il ne subit pas le des­po­tisme de la majo­ri­té. En effet, mais il lui inflige le sien.

Cette méthode, si l’on peut dire, nous tient à l’écart de tout mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Nous ne vou­lons rien sacri­fier de notre point de vue per­son­nel à la néces­si­té com­mune, et comme il est impos­sible d’être com­plè­te­ment du même avis que tout le monde sur tous les points abso­lu­ment, nous ne réus­si­rons jamais à mar­cher quatre de front sur le trot­toir. Orgueil ou scru­pule exces­sif ? Je ne sais. En tout cas, nous fai­sons bon mar­ché des rai­sons que nous avons d’être d’accord, tan­dis que nous atta­chons un haut prix aux motifs que nous croyons avoir de ne l’être point.

Notre façon de nous com­por­ter entre nous explique bien des choses : par exemple, l’impuissance des anar­chistes à s’organiser, leurs que­relles intes­tines, et notam­ment pour­quoi, lorsque l’opinion des hommes d’action ne leur est pas fran­che­ment hos­tile, elle se nuance tou­jours d’un peu de dédain. Nous ne le méri­tons pas tout à fait, mais je suis obli­gé de conve­nir qu’il est en par­tie justifié.

Je sou­haite que la Révo­lu­tion nous gué­risse de la peur mala­dive de cer­tains mots aux­quels nous attri­buons une sorte de mal­fai­sance occulte.

Je sou­tiens qu’il vau­drait mieux, pour les fins qu’elle pour­suit, uni­fier notre pro­pa­gande sur des points fon­da­men­taux pré­cis, et grou­per autour d’elle une majo­ri­té aus­si com­pacte que pos­sible, dût cha­cun de nous faire aban­don d’une frac­tion de son point de vue par­ti­cu­lier. Tant que nous ne sau­rons pas nous sou­mettre à cette dis­ci­pline, les idées liber­taires res­te­ront à l’état théo­rique, et nous demeu­re­rons impuis­sants à les tra­duire dans la réa­li­té des faits.

Peut-être aper­ce­vrons-nous qu’elles ne sont pas toutes d’une appli­ca­tion immé­diate. Peut-être serons-nous ame­nés, sans renon­cer pour cela à affir­mer hau­te­ment notre idéal, à l’adapter aux pos­si­bi­li­tés de la socié­té de demain. Du moins, nous aurons ten­té de le rendre acces­sible au plus grand nombre, et lorsque la Révo­lu­tion vien­dra, peut-être aurons-nous pu contri­buer, dans une cer­taine mesure, à l’aiguiller dans la voie que nous aurons su lui montrer.

(À suivre.)

[/​Auguste Ber­trand./​]

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