La Presse Anarchiste

Les anarchistes et les socialistes

Nous pre­nons dans Le Réveil Com­mu­niste-Anar­chiste, de Genève, numé­ro du 22 mai, l’article ci-des­sous, de Mala­tes­ta. Comme le dit Ber­to­ni, cet article montre com­ment cer­tains maxi­ma­listes (bol­che­vistes) ont l’air sur­tout de ne plus voir que la ques­tion de force.

Or, la force n’est qu’un moyen. C’est un moyen néces­saire contre la tyran­nie des forts. Et la révolte géné­rale contre cette tyran­nie consti­tue ce qu’on appelle une révolution.

Ce point de vue révo­lu­tion­naire nous sépare net­te­ment des tol­stoïens. Mais dans l’esprit des anar­chistes la révo­lu­tion ne doit pas ser­vir à ins­tal­ler un nou­veau Gou­ver­ne­ment, c’est-à-dire une nou­velle tyrannie.

Les bol­che­vistes et les indi­vi­dua­listes peuvent nous objec­ter qu’on doit éga­le­ment se défendre contre la tyran­nie des faibles, pris en masse.

Cette masse, à cause de son apa­thie, de son igno­rance, de ses pré­ju­gés, de sa rou­tine, a besoin d’être menée, d’être défen­due contre sa propre lâcheté.

Tous les Gou­ver­ne­ments rai­sonnent de la même façon. Il est trop facile de condam­ner la foule à l’esclavage, parce qu’on ren­contre par­mi elles des imbé­ciles. Mais elle contient aus­si des gens intel­li­gents, qui sont igno­rants parce qu’on ne leur a rien appris, de braves gens et sur­tout beau­coup de gens timides.

Si nous sommes contre l’autorité, cette for­mule sim­pliste ne signi­fie pas que nous soyons contre la supé­rio­ri­té intel­lec­tuelle et tech­nique, ni contre l’influence morale. Il y aura tou­jours des gens d’initiative, et d’autres qui se lais­se­ront gui­der. Pro­pa­gande et édu­ca­tion sont les moyens d’action que nous employons pour « impo­ser » nos idées à la foule, à la masse des faibles. Mais nous sommes contre l’autorité impo­sée par vio­lence. La révo­lu­tion, pour nous, est un moyen de défense, non un moyen d’oppression.

À la suite de l’article de Mala­tes­ta, j’ajoute une lettre que j’ai écrite à l’un de nos cama­rades en octobre 1915 et qui ne lui est jamais par­ve­nue à cause des évé­ne­ments de l’époque. Je la retrouve dans mes papiers. Un pas­sage se rap­porte aux ques­tions expo­sées ci-dessus,

[/​M. P./]

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Anar­chistes et socia­listes, nous sommes éga­le­ment enne­mis de la socié­té bour­geoise. Les uns et les autres, nous vou­lons abo­lir le capi­ta­lisme, l’exploitation de l’homme par l’homme ; nous vou­lons que les richesses natu­relles et le tra­vail humain servent à satis­faire les besoins de tous et non plus à pro­cu­rer un pro­fit aux usur­pa­teurs des moyens de pro­duc­tion. Socia­listes et anar­chistes, nous vou­lons que les hommes cessent de vivre de la souf­france d’autrui, d’être des loups se dévo­rant entre eux, et que la socié­té entre les hommes serve à assu­rer à tous le plus grand bien-être pos­sible, le plus grand déve­lop­pe­ment maté­riel, moral et intellectuel.

Nous, anar­chistes et socia­listes, vou­lons donc sub­stan­tiel­le­ment la même chose, et, lors même que nous parais­sons adver­saires et enne­mis, nous sommes natu­rel­le­ment frères.

Mais nous dif­fé­rons, affirme Zibor­di, sur le moyen de démo­lir et sur la manière de recons­truire.

Par­fai­te­ment ; mais il ne faut pas équi­vo­quer sur les moyens que nous pré­co­ni­sons et sur la manière avec laquelle nous enten­dons pro­cé­der à la trans­for­ma­tion sociale et arri­ver à la réa­li­sa­tion de notre idéal.

Nous, anar­chistes, sommes tous, ou presque tous, convain­cus que la socié­té bour­geoise, basée sur la vio­lence, ne s’effondrera que sous les coups de la vio­lence des pro­lé­taires, et en consé­quence nous visons à une pré­pa­ra­tion morale et maté­rielle qui puisse abou­tir à une insur­rec­tion victorieuse.

C’est à tort que l’on cherche à faire croire que nous vou­drions pro­vo­quer à tout ins­tant des grèves, des escar­mouches, des conflits vio­lents. Nous vou­lons vaincre, et pour cela nous n’avons aucun inté­rêt à user peu à peu nos forces et celles du pro­lé­ta­riat. Mal­gré les men­songes des feuilles poli­cières, tout le monde sait que dans les épi­sodes san­glants de ces der­niers temps, il n’y a jamais eu conflit à pro­pre­ment par­ler ; mais tou­jours agres­sion non pro­vo­quée, sou­vent assas­si­nat pré­mé­di­té, de la part de la force publique.

Notre pré­di­ca­tion, en don­nant espoir et confiance en un mou­ve­ment géné­ral réso­lu­tif, tend à évi­ter les faits par­ti­cu­liers, le gas­pillage de forces, et à pous­ser à une pré­pa­ra­tion métho­dique propre à nous assu­rer la victoire.

Mais cela ne veut pas dire que nous devons conte­nir, lorsqu’ils se pro­duisent, les mou­ve­ments de la colère popu­laire. L’histoire est mue par des fac­teurs plus puis­sants que nous, et nous ne pou­vons pré­tendre qu’elle veuille bien attendre notre agré­ment. Tout en conti­nuant notre pré­pa­ra­tion, nous enten­dons agir chaque, fois que l’occasion s’en pré­sente, et tirer de toute agi­ta­tion spon­ta­née le maxi­mum de résul­tats pos­sibles au pro­fit de l’insurrection libé­ra­trice. Et comme nous sommes aus­si convain­cus que le Par­le­ment et tous les organes éta­tistes ne peuvent être des organes d’affranchissement, et que toutes les reformes faites en régime bour­geois tendent à conser­ver et à ren­for­cer ce même régime, nous sommes déci­dé­ment oppo­sés à toute partici­pation aux luttes élec­to­rales et à toute col­la­bo­ra­tion avec la classe domi­nante ; nous vou­lons creu­ser l’abîme qui sépare le pro­lé­ta­riat du patro­nat et rendre tou­jours plus aiguë la guerre de classe.

Et-en cela, nous sommes net­te­ment oppo­sés aux socia­listes réfor­mistes, mais nous pour­rions nous trou­ver par­fai­te­ment d’accord avec les socia­listes dits maxi­ma­listes. Et, en effet, il y a eu une période au cours de laquelle une cor­diale coopé­ra­tion parais­sait assu­rée entre nous et les­dits maxi­ma­listes ; et si nos rap­ports avec eux se sont ten­dus, c’est que nous per­dons de plus en plus notre confiance dans leur réelle volon­té révo­lu­tion­naire. Mal­gré l’absurdité consis­tant à vou­loir se faire élire au Par­le­ment, cepen­dant que l’on décla­rait qu’il n’y avait rien à y faire, nous crûmes aux bonnes inten­tions mani­fes­tées dans l’Avanti ! et dans les réunions élec­to­rales. Mais ensuite… il est arri­vé ce qui est arri­vé, et nous nous sommes deman­dés per­plexes si tout le feu révo­lu­tion­naire avait été l’effet d’une exci­ta­tion pas­sa­gère ou une simple manœuvre électorale.

En tout cas, si les diri­geants socia­listes veulent agir, ils savent que nous ne res­te­rons pas en arrière. En atten­dant, nous nous adres­sons direc­te­ment aux jeunes et aux masses socia­listes, qui veulent réel­le­ment la révolution.

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Pas­sons main­te­nant à la ques­tion de ce que nous enten­dons faire après l’insurrection victorieuse.

C’est la ques­tion essen­tielle, car c’est notre manière de recons­truire qui consti­tue à pro­pre­ment par­ler l’anar­chisme, et qui nous dis­tingue des socia­listes. L’insurrection, les moyens pour détruire sont chose contin­gente, et à la rigueur, on pour­rait être anar­chiste même en étant paci­fiste, comme l’on petit être socia­liste et vou­loir l’insurrection.

On dit que les anar­chistes, sont anti-éta­tistes, ce qui est juste ; mais, qu’est-ce que l’État ? L’État est un mot pou­vant prê­ter à cent inter­pré­ta­tions, et nous pré­fé­rons employer des mots clairs excluant toute équivoque.

Bien que la chose puisse paraître étrange à celui qui n’a pas péné­tré la concep­tion fon­da­men­tale de l’anarchisme, en véri­té, les socia­listes sont des vio­lents, tan­dis que nous sommes oppo­sés à toute vio­lence, sauf lorsqu’elle nous est impo­sée pour nous défendre contre la vio­lence d’autrui. Aujourd’hui, nous sommes pour la vio­lence, moyen néces­saire pour abattre la vio­lence bour­geoise ; demain, nous serons encore pour la vio­lence, si l’on vou­lait nous impo­ser vio­lem­ment une forme de vie ne nous conve­nant pas. Mais notre idéal, l’anarchie, est une socié­té fon­dée sur le libre accord des libres volon­tés des indi­vi­dus. Nous sommes contre l’auto­ri­té, parce que l’autorité pra­ti­que­ment est la vio­lence du petit nombre contre le grand nombre ; mais nous serions contre l’autorité, même si elle n’était, confor­mé­ment à l’utopie démo­cra­tique, que la vio­lence de la majo­ri­té contre la minorité.

Les socia­listes sont dic­ta­to­riaux ou parlementaires.

La dic­ta­ture, dût-elle même s’appeler du pro­lé­ta­riat, est, le gou­ver­ne­ment abso­lu d’un par­ti, ou plu­tôt des chefs d’un par­ti qui imposent à tout le monde leur pro­gramme par­ti­cu­lier, en admet­tant que ce ne soit pas leurs inté­rêts par­ti­cu­liers. Elle se donne tou­jours pour pro­vi­soire, mais, comme tout pou­voir, elle tend à se per­pé­tuer et à élar­gir sa domi­na­tion, et finit ou par pro­vo­quer la révolte ou par raf­fer­mir un régime d’oppression.

Nous, anar­chistes, ne pou­vons ne pas être les, adver­saires de n’importe quelle dic­ta­ture. Les socia­listes, qui pré­parent les esprits à subir la dic­ta­ture, doivent au moins s’assurer que le pou­voir aille aux dic­ta­teurs qu’ils dési­rent, puisque, si le peuple est dis­po­sé à obéir, il y a tou­jours le dan­ger de le voir obéir aux plus habiles, c’est-à-dire aux plus mauvais.

Reste le par­le­ment, la démocratie.

Nous n’avons pas à refaire ici, dans un simple article, la cri­tique du par­le­men­ta­risme, et à démon­trer com­ment il ne peut jamais inter­pré­ter les besoins et les aspi­ra­tions des élec­teurs, et donne néces­sai­re­ment nais­sance à une classe de poli­ti­ciens, aux inté­rêts bien dis­tincts et sou­vent même oppo­sés à ceux du peuple.

En admet­tant même la meilleure et uto­pique hypo­thèse, que les corps élus puissent repré­sen­ter la volon­té de la majo­ri­té, nous ne sau­rions recon­naître à cette majo­ri­té le droit d’imposer sa propre volon­té à la mino­ri­té au moyen de la loi, autre­ment dit de la force brutale.

Est-ce pour cela que nous repous­se­rions toute orga­ni­sa­tion, coor­di­na­tion, divi­sion et délé­ga­tion de fonctions ?

Nul­le­ment. Nous com­pre­nons toute la com­plexi­té de la vie civile et n’entendons renon­cer à aucun des avan­tages de la civi­li­sa­tion ; mais nous vou­lons que tout, même les quelques limi­ta­tions de liber­té néces­saires, soit le résul­tat de la libre entente. La volon­té de cha­cun n’a pas à être vio­len­tée par la force d’autrui ; mais tem­pé­rée par l’intérêt qu’a tout le monde à s’entendre, aus­si bien que par les faits natu­rels indé­pen­dants de la volon­té humaine.

L’idée de libre volon­té semble épou­van­ter les socia­listes. Mais, pour tout ce qui dépend des hommes, n’est-ce pas tou­jours la volon­té qui décide ? Dès lors, pour­quoi la volon­té des uns plu­tôt que celle des autres ? Et qui déci­de­ra de la volon­té ayant le droit de pré­va­loir ? La force bru­tale ? celle qui aurait réus­si à s’assurer un corps de poli­ciers suf­fi­sam­ment fort ?

Nous croyons que l’on pour­ra réa­li­ser l’accord et abou­tir à la meilleure forme de vie sociale uni­que­ment si per­sonne ne peut impo­ser sa volon­té par la force, et cha­cun aura donc à recher­cher, pous­sé par les néces­si­tés mêmes aus­si bien que sous l’impulsion d’un esprit fra­ter­nel, le moyen de conci­lier ses propres dési­rs avec ceux d’autrui. Un maître d’école, per­met­tez-moi cet exemple, qui aurait le droit de frap­per ses élèves et de se faire obéir à la baguette, n’aurait plus aucun tra­vail intel­lec­tuel à faire pour com­prendre la men­ta­li­té des enfants qui lui sont confiés, et élè­ve­rait des sau­vages ; au contraire, un maître qui ne peut ou ne veut pas frap­per, cherche à se faire aimer et y réussit.

Nous sommes com­mu­nistes ; mais repous­sons tout com­mu­nisme impo­sé par les sbires. Ce com­mu­nisme non seule­ment vio­le­rait la liber­té qui nous est chère, non seule­ment ne sau­rait pro­duire d’effets bien­fai­sants, faute du concours cor­dial des masses, et ne pou­vant comp­ter que sur l’action sté­rile et per­ni­cieuse des bureau­crates, mais condui­rait cer­tai­ne­ment à une révolte anti­com­mu­niste et qui, en rai­son des cir­cons­tances, ris­que­rait de se ter­mi­ner par une res­tau­ra­tion bourgeoise.

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Cette dif­fé­rence de pro­gramme entre nous et les socia­listes suf­fi­ra-t-elle à nous rendre enne­mis au len­de­main de la révo­lu­tion, et pous­se­ra-t-elle les anar­chistes, qui pro­ba­ble­ment seront en mino­ri­té, à pré­pa­rer une nou­velle insur­rec­tion vio­lente contre les socialistes ?

Pas néces­sai­re­ment.

L’anarchie, nous l’avons sou­vent répé­té, ne peut se faire par force, et nous ne pour­rions vou­loir impo­ser nos concep­tions aux autres, sans ces­ser d’être anar­chistes. Mais nous, anar­chistes, vou­drons vivre anar­chi­que­ment, pour autant que les cir­cons­tances exté­rieures et nos propres capa­ci­tés nous le permettront.

Si les socia­listes nous recon­naissent la liber­té de pro­pa­gande, d’organisation, d’expérimentation, et ne veulent pas nous obli­ger par la force à obéir à leurs lois lorsque nous sau­rions vivre en les igno­rant — il n’y aura pas de rai­son de conflit violent.

Une fois la liber­té conquise et le droit assu­ré à tous de dis­po­ser des moyens de pro­duc­tion, nous comp­tons, pour le triomphe de l’Anarchie, uni­que­ment sur la supé­rio­ri­té de nos idées. Et en atten­dant, nous pour­rons tous concou­rir, cha­cun avec ses méthodes, au bien commun.

Au contraire, si les gou­ver­nants socia­listes vou­laient, avec la force des poli­ciers, sou­mettre les récal­ci­trants à leur domi­na­tion, alors… ce serait la lutte.

[/​Errico Mala­tes­ta./​]

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[/​Ser­bie, le 5 octobre 1915./​]

Mon cher Cama­rade,

J’ai reçu, il y a quelques jours seule­ment, votre lettre du 12 sep­tembre. Conti­nuons donc la conver­sa­tion. Aus­si bien, il pleut, je suis dans un vil­lage, en tour­née, et je n’ai rien à faire. Pour ne pas perdre ma jour­née, je me suis mis à écrire. En ce moment-ci, d’ailleurs, c’est la morte-sai­son ; mais les évé­ne­ments bal­ka­niques peuvent se pré­ci­pi­ter. Quand vous rece­vrez cette lettre, il est pos­sible que je sois en train de soi­gner des bles­sés avec de l’ouvrage par des­sus la tête. 

Je m’occuperai seule­ment de, cer­tains points qui ne me paraissent pas assez nets dons votre lettre. Pour le reste, nous sommes d’accord. Il est cer­tain que nous ne vivons que dans le rela­tif. On ren­contre trop sou­vent chez les hommes le sen­ti­ment de l’absolu, qui les conduit au sec­ta­risme et les éloigne de l’indulgence. Tout notre ensei­gne­ment pri­maire, en France, est fon­dé sur la cer­ti­tude ; c’est une sorte de caté­chisme avec la Science comme divi­ni­té. La véri­table science ne nous pré­sente « ses lois » que comme des rela­tions d’ordre approxi­ma­tif entre les phé­no­mènes. L’avantage de l’enseignement supé­rieur est de don­ner aux esprits cette conscience du rela­tif. Une des pre­mières réformes à faire serait celle de l’enseignement. Mais l’esprit de l’enfant est dérou­té et dévoyé par le doute. Il fau­drait donc que l’enseignement durât assez long­temps pour qu’on pût pré­pa­rer l’esprit de l’enfant à un aspect plus vrai de la réa­li­té (celle que nous connais­sons), en déve­lop­pant sa capa­ci­té cri­tique. Finir à l’âge de douze ans l’instruction des petits des hommes — ins­truc­tion qui ne consiste guère qu’à leur entas­ser dans la mémoire des faits en plus ou moins grand nombre — est tout à fait insuffisant.

Dans les phé­no­mènes sociaux, la cer­ti­tude est encore plus éloi­gnée que dans les phé­no­mènes phy­siques. On ne se trouve plus en pré­sence que de pro­ba­bi­li­tés et même de pos­si­bi­li­tés. C’est cepen­dant suf­fi­sant pour que nous agis­sions. Le doute serait trop com­mode ou trop fâcheux, s’il nous dis­pen­sait d’agir. L’espoir nous suf­fit. La cer­ti­tude n’est donc pas néces­saire pour l’action. Qui dit espoir dit doute, mais cloute rela­tif, et non doute absolu.

L’idéalisme n’est pas autre chose qu’une espé­rance sen­ti­men­tale. Il n’y a pas à plaindre ceux qui ont cette espé­rance. Vivre dans l’espérance est une forme de bon­heur. Les décep­tions n’y peuvent rien. Mais je répugne à faire de la pro­pa­gande per­son­nelle pour mon idéa­lisme, car com­bien peu sont assez forts pour sup­por­ter le voyage sans avoir le ver­tige et retour­ner misé­ra­ble­ment sur leurs pas. J’expose mes idées et mon idéal à tous ; que cha­cun en prenne ce qu’il veut ; mais, si quelqu’un s’adresse à moi en par­ti­cu­lier, j’ai plu­tôt ten­dance à le rebu­ter. Je ne veux pas que mon influence per­son­nelle puisse l’entraîner au delà de ses forces, et qu’il me reproche sa propre lâcheté.

Tout idéal doit être accep­té et non impo­sé. Mais pour réa­li­ser cet idéal, dites-vous, il faut impo­ser sa volon­té. Je ne suis pas de cet avis, ou du moins cette for­mule a besoin d’explication. « Ni com­man­der, ni obéir » ne signi­fie pas « ne pas vou­loir » ; pour réa­li­ser un idéal, sim­ple­ment même pour tendre vers un idéal, il faut lut­ter ; on est ame­né, puisque l’on sent et qu’on désire for­te­ment, à vou­loir bri­ser les obs­tacles qui s’opposent à la réa­li­sa­tion des aspi­ra­tions res­sen­ties. Mais, est-ce là contraindre ? est-ce là impo­ser sa volon­té aux autres ? Lut­ter pour abattre la vio­lence et la tyran­nie, lut­ter contre l’autocratie, lut­ter contre le mili­ta­risme alle­mand, c’est lut­ter contre la contrainte. Ne jouons pas sur les mots, puisque nous par­lons ici en toute sin­cé­ri­té ; et ne disons pas que c’est contraindre les tyrans. Je n’accepte la vio­lence que contre les forts qui abusent de leur force — contre toute autorité.

Encore ici faut-il s’entendre sur les mots. Défendre les faibles et soi-même contre l’autorité ne signi­fie pas qu’on doive s’attaquer à toute supé­rio­ri­té. Ce serait lamen­table, car j’estime que la véri­table supé­rio­ri­té n’est pas tyran­nique, sauf pour les esprits jaloux. J’accepte très bien l’influence des forts (je veux dire des intel­li­gents, etc., etc.) sur les faibles ; mais cette accep­ta­tion ne veut pas dire que je doive recon­naître la mise en tutelle des faibles, la sup­pres­sion de leur libre arbitre et leur exploi­ta­tion au pro­fit d’individus, si intel­li­gents qu’ils soient.

Je com­prends qu’on empêche les jeunes enfants de s’approcher du feu ou d’un puits ; mais je demande qu’on leur dise pour­quoi et qu’on les amène ain­si peu à peu à n’avoir plus besoin de surveillance.

En somme, il faut se défier des for­mules toutes faites, où les gens à l’esprit étroit se tiennent logi­que­ment. À mon avis, c’est peut-être la logique qui a fait le plus de tort à l’humanité.

Je n’accepte donc pas du tout votre for­mule dar­wi­nienne que « la lutte, c’est la vie, et c’est aus­si la contrainte des faibles par les forts ». La théo­rie de Dar­win est peut-être vraie entre indi­vi­dus d’espèces dif­fé­rentes ; elle n’est presque plus vraie du tout entre indi­vi­dus de même espèce. La théo­rie de Lamarck sur l’adaptation est cer­tai­ne­ment beau­coup plus proche de la réa­li­té. Et Kro­pot­kine a fait un beau livre sur l’Entr’aide, où il montre que c’est là l’élément le plus impor­tant dans « la lutte pour la vie », for­mule dont on a abu­sé et qu’on a ren­due fausse à force de vou­loir la préciser.

Lais­sez-moi ter­mi­ner sur les votards, puisque cela vous tient à cœur. J’avoue que, le len­de­main des élec­tions, je regarde avec curio­si­té la liste des élus et la répar­ti­tion des sièges aux dif­fé­rents par­tis — pour l’oublier d’ailleurs très vite. Je ne me dés­in­té­resse pas du pro­grès ou du recul des idées de liber­té ou de réac­tion dont les élec­tions ne sont que le reflet. Mais, ce qui compte pour moi, c’est la men­ta­li­té géné­rale, c’est l’opinion publique, et non les élus eux-mêmes. Il ne serait d’aucun inté­rêt qu’il y eût à la Chambre cent révo­lu­tion­naires de plus (des­ti­nés à s’assagir avec rapi­di­té), si ce suc­cès était dû à des com­pro­mis­sions ou à une habile tac­tique élec­to­rale, ou à la faveur de cir­cons­tances par­ti­cu­lières. L’important, c’est l’éducation du public, c’est la dif­fu­sion des idées d’émancipation. L’opinion publique fait les élec­tions, et ce ne sont pas les élec­tions qui font l’opinion publique. Mettre des bul­le­tins dans une urne ne crée aucune force ; c’est la pro­pa­gande qui est tout. Il y a tant et tant de dépu­tés de telle cou­leur parce que le pays pense de telle façon, et qu’il a telles ou telles aspi­ra­tions. C’est à déga­ger ces aspi­ra­tions que nous devons tra­vailler, et non à comp­ter sur des élus. Voi­là pour­quoi je me dés­in­té­resse des élections.

Bien à vous.

[/​M. Pier­rot./​]

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