L’article de Bertrand, sur le Statut Social, a suscité quelque émotion chez plusieurs de nos camarades. Comment un anarchiste peut-il crier : « Vive le Franc ? » Allons-nous rabaisser notre idéal aux bons de travail des socialistes ?
On peut ne pas partager les idées de Bertrand ; et je dirai plus loin ce que j’en pense. Je trouve pourtant qu’elles sont un point de départ intéressant pour une discussion. La période des réalisations est dans les possibilités immédiates. Il est utile de chercher les formes d’application de nos aspirations. L’idéal reste ; mais il arrive que le réalisme le repousse un peu plus loin. Aux périodes de réalisation, ou, plutôt, après les essais de réalisation, les anarchistes continueront à marcher vers l’avenir.
Je ne sais si je me fais bien comprendre. Je veux dire qu’au moment des crises de transformation sociale, le rôle des anarchistes est de travailler à ce que les réalisations correspondent le plus possible à leurs aspirations ; ils doivent s’efforcer que les nouvelles formes sociales s’organisent d’après leurs idées de liberté.
Mais il faut compter avec les aspirations centralisatrices des socialistes, avec le poids du passé, avec nombre de contingences morales et économiques. Nous ne serons jamais satisfaits du résultat obtenu, et nous continuerons à entraîner l’humanité vers de nouvelles revendications, vers un idéal toujours plus haut — je dirai même jamais atteint — car d’autres problèmes se poseront, d’autres désirs naîtront, au fur et à mesure que la misère matérielle disparaîtra.
En dehors de cet idéalisme, qui est notre joie, il est bien permis d’envisager des possibilités immédiates de réalisation, et de chercher comment nous pourrons échapper aux multiples contraintes dont le régime socialiste nous menace.
Bertrand voit la liberté dans le maintien de la monnaie argent. Chacun pourrait dépenser comme il lui convient. La consommation resterait libre dans ses diverses modalités, comme elle l’est aujourd’hui.
Mais il n’abandonne pas l’idéal. Et il a soin d’écrire :
« L’outil créera à nouveau l’abondance en augmentant le rendement au prix d’un moindre effort. Il achemine l’humanité vers une forme supérieure de civilisation et la libère en lui donnant des loisirs. Mais en attendant que l’âge d’or, agréable fiction, devienne réalité, tant que les hommes peineront pour vivre, ils évalueront leur labeur. »
Ces lignes veulent dire que Bertrand voit la possibilité d’une société anarchiste, lorsque la production sera surabondante. Sa préoccupation paraît être d’assurer et d’augmenter la production. Je crois que ce point de vue est exact. Les périodes révolutionnaires sont d’ordinaire des périodes de famine, tout au moins de production insuffisante. Une société communiste ne pourra subsister que si l’effort humain n’est pas gaspillé et s’il peut donner le meilleur rendement. Pour résoudre le problème, il faut se rendre compte des éléments qui le constituent et du coût de revient des produits. Que ce coût de revient soit évalué en francs ou en temps de travail, c’est exactement la même chose.
Je continue à exposer la thèse de Bertrand. D’après elle, le franc ne permettrait que l’achat des objets de consommation. La terre, l’eau, les minerais, les moyens de production seraient dans le domaine commun et inaliénables. L’argent n’aurait donc pas le pouvoir de domination qu’il a maintenant.
Le franc n’aurait non plus aucune part à l’initiative des hommes. Dans la société actuelle les humains travaillent pour ne pas mourir de faim ou par appât de jouissance. Le mobile du travail serait tout autre en société communiste.
Avant d’aller plus loin, je raconterai comment les idées que nous discutons ici, se sont emparées de l’esprit de Bertrand. Un de nos amis, que je nommerai Justin, puisqu’il a pris ce pseudonyme dans ses souscriptions aux T.N., nous a autrefois persécutés, Bertrand et moi, pour savoir comment se feraient les échanges et comment s’organiseraient le travail et la consommation dans la société anarchiste. C’est en partie pour répondre à ses questions que j’écrivis dans les anciens T.N., une série d’articles, intitulés : La Société future.
J’arrivai à cette conclusion que les communautés humaines (que j’imaginais de l’étendue d’un canton), soit industrielles, soit agricoles, soit mi-industrielles, mi-agricoles, entreraient en relations d’échange les unes avec les autres (sans intermédiaire obligé) au moyen de correspondances, prospectus, catalogues, etc.
Je conçois donc un commerce libre, comme celui que commencent à organiser aujourd’hui les gros producteurs industriels, mais simplifié, puisque au lieu de s’adresser à une poussière de consommateurs isolés, il aurait une clientèle de communautés (coopératives).
Il m’est indifférent de conserver entre ces communautés des valeurs d’échange, à condition que l’existence de fédérations non hiérarchisées, et de l’entr’aide, viennent empêcher les effets funestes de la concurrence [[Ces fédérations existent aujourd’hui entre gros industriels sous le nom de cartells. Mais elles sont dirigées contre les consommateurs.]], tout en permettant l’orientation des efforts humains vers des spécialisations adaptées aux conditions du milieu.
À l’intérieur de chaque commune je considérais la consommation comme libre — sans franc, sans bons de travail.
Ce raccourci ne permet sans doute pas de comprendre très bien les possibilités de mon utopie. Ma grande préoccupation avait été, non la production, ni la consommation, mais les échanges de commerce). Les préoccupations de Bertrand sont d’un autre ordre. On voit, en tout cas, que nos conceptions utopiques sont assez différentes. Mais pourquoi ne pas discuter ?
Je reprendrai la question dans d’autres articles.
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