La Presse Anarchiste

Russie et Pologne

La Pologne com­mence son exis­tence indé­pen­dante d’une façon sin­gu­lière ins­tru­ment aux mains de l’Entente et de sa propre noblesse réac­tion­naire et clé­ri­cale, elle fait une guerre à la Rus­sie dans un double but : deve­nir une grande puis­sance en éten­dant son ter­ri­toire, et mettre fin au vaste mou­ve­ment agraire inau­gu­ré par la Révo­lu­tion russe, qui menace les inté­rêts des grands pro­prié­taires polonais.

Au point de vue ter­ri­to­rial, la Pologne cherche à réta­blir ses fron­tières d’avant 1772, c’est-à-dire d’avant le par­tage. Quels ter­ri­toires veut-elle englo­ber ? En lais­sant de côté les pro­vinces, stric­te­ment polo­naises, celles qui consti­tuaient le « royaume de Pologne », avec Var­so­vie pour centre, et que per­sonne ne lui conteste, nous la voyons convoi­ter la Lithua­nie, la Rus­sie Blanche et la Lat­vie. La popu­la­tion de ces pays n’est rien moins que polo­naise ; les Lithua­niens, dont les Let­tons (habi­tants de la Lat­vie, une des anciennes pro­vinces bal­tiques ayant Riga pour centre) sont une branche, consti­tuent un peuple abso­lu­ment à part les Blancs-Russes, qui forment la popu­la­tion rurale d’une bonne par­tie de la Lithua­nie, sont une branche des Slaves orien­taux, proches parents des Grands-Russes et des Petits-Rus­siens. L’ensemble des régions habi­tées par ces popu­la­tions cor­res­pond aux gou­ver­ne­ments de Vil­na, Kov­no, Grod­no, Mohi­lev, Vitebsk et Minsk, et à la Livo­nie (Lat­vie) ; elle occupe le nord-ouest de la Rus­sie jusqu’à la Baltique.

Les rai­sons his­to­riques pour les­quelles la Pologne réclame ces pays sont les sui­vantes. À l’issue de la période féo­dale, le pre­mier grand État for­mé dans ces régions, État qui englo­ba ces diverses popu­la­tions, fut la Lithua­nie ; or, la Lithua­nie se trou­va, au xive siècle, unie à la Pologne, par suite du mariage de son roi avec la reine polo­naise, qui lui don­na le trône de Pologne. Depuis cette époque, la Pologne étant la plus forte sous tous les rap­ports, la Lithua­nie res­ta sous sa dépen­dance jusqu’à ce que, au xive siècle, elle lui fut com­plè­te­ment annexée. Et c’est en rai­son de ce pas­sé loin­tain que la Pologne cherche main­te­nant à conqué­rir ces régions avec leurs diverses populations.

Actuel­le­ment, la Lithua­nie, dans sa par­tie non conquise par les Polo­nais, consti­tue une répu­blique indé­pen­dante ; il en est de même de la Rus­sie Blanche, qui en forme une par­tie, et de la Lat­vie. Leur popu­la­tion aspire-t-elle à deve­nir polo­naise ? C’est plus que dou­teux. En Lithua­nie, dans la Rus­sie Blanche, l’aristocratie polo­naise opprime par­tout où elle peut le faire la popu­la­tion pay­sanne ; des insur­rec­tions qui éclatent conti­nuel­le­ment en témoignent. En mai, un sou­lè­ve­ment pay­san, dans la pro­vince de Minsk, a fait fuir les grands pro­prié­taires polo­nais, qui ont dû se réfu­gier dans les villes. L’Assemblée Natio­nale (Rada) de la Rus­sie Blanche a été dis­soute par les auto­ri­tés polo­naises. Les aspi­ra­tions à l’indépendance des Lithua­niens ont été sévè­re­ment répri­mées. L’antisémitisme sévit : la popu­la­tion juive, très nom­breuse dans ces régions, où elle était autre­fois exclu­si­ve­ment can­ton­née par les lois tza­ristes, émigre par mil­liers ; les vic­times des « pogromes » orga­nises par les Polo­nais ne se comptent plus, et les troupes polo­naises n’avancent qu’en semant la ter­reur par­mi les juifs. Et comme, d’autre part, toutes ces régions fai­saient par­tie de la Rus­sie au moment de la Révo­lu­tion, qu’elles ont pro­fi­té et du par­tage des terres et de la liber­té accor­dée à toutes les races et à toutes les natio­na­li­tés, elles n’aspirent aucu­ne­ment à venir agran­dir le ter­ri­toire de la Pologne. Aus­si, moins que qui­conque, la Pologne a‑t-elle le droit de par­ler du fameux « droit des peuples à déter­mi­ner leur sort », qui fut une grande idée pro­cla­mée par la Révo­lu­tion russe, mais dont tous les vau­tours abusent depuis.

À côté de ces pro­vinces que les Polo­nais veulent annexer offi­ciel­le­ment, il en existe une — la plus vaste et la plus riche — qu’ils veulent annexer de fait, en la pla­çant sous leur pro­tec­to­rat : c’est l’Ukraine.

L’Ukraine, qui com­prend le sud-ouest et le sud de la Rus­sie, n’a jamais été, au cours de son his­toire, un État indé­pen­dant, et n’a jamais reven­di­qué, contre l’Empire russe, une exis­tence indé­pen­dante comme orga­nisme poli­tique. Elle dif­fère com­plè­te­ment, sous ce rap­port, de la Pologne, qui, pen­dant des siècles, avait été un puis­sant royaume, ayant un ter­ri­toire et une culture bien à lui. La culture maté­rielle et intel­lec­tuelle de l’Ukraine s’est déve­lop­pée ensemble avec celle de la Rus­sie, dont elle fai­sait par­tie. Le tza­risme pesait, il est vrai, sur la natio­na­li­té ukrai­nienne, comme sur toutes les autres, mais cette oppres­sion por­tait exclu­si­ve­ment sur la langue, pro­hi­bée dans les écoles, et sur la lit­té­ra­ture ukrai­nienne. Aus­si, les aspi­ra­tions natio­nales des Ukrai­niens n’avaient-elles pas de carac­tère poli­tique ; l’Ukraine ne récla­mait qu’une large auto­no­mie au sein de la Rus­sie, avec tous les droits pour sa langue et sa culture nationales.

L’idée d’une Ukraine abso­lu­ment sépa­rée de la Rus­sie appar­tient aux Alle­mands ; ce sont eux qui, à la lin de 1917, en firent un pays « indé­pen­dant », qui, le pre­mier, conclut avec eux une paix sépa­rée. On connaît l’histoire de l’hetman Sko­ro­pod­sky, agent de la réac­tion éco­no­mique et poli­tique, sou­te­nu par les baïon­nettes alle­mandes, et ren­ver­sé aus­si­tôt les troupes alle­mandes par­ties. Un « direc­toire » plus démo­cra­tique, dont fai­sait par­tie Pet­liou­ra, prit sa place, com­bat­tu d’ailleurs éner­gi­que­ment par les bol­che­viks, ceux de l’Ukraine et ceux de la Rus­sie, et, un peu plus tard, par l’armée de Deni­kine. Pris entre ces deux feux, le « direc­toire » dis­pa­rut pra­ti­que­ment, et Pet­liou­ra finit par se réfu­gier à Var­so­vie. La vic­toire des bol­che­viks sur les armées de Deni­kine don­na au gou­ver­ne­ment sovié­tique de Kieff le ter­ri­toire presque tout entier de l’Ukraine ; ce gou­ver­ne­ment étant par­ti­san d’une union fédé­ra­tive avec la Rus­sie, les choses auraient abou­ti à cette solu­tion satis l’intervention polonaise.

La Pologne, qui ramène main­te­nant Pet­liou­ra à Kieff, a inté­rêt, comme naguère les Alle­mands, à créer pour son usage une Ukraine « indé­pen­dante ». Du degré de cette « indé­pen­dance », on peut juger par le fait que le trai­té secret conclu entre le gou­ver­ne­ment polo­nais et Pet­liou­ra sup­pose la ces­sion à la Pologne d’une série de « terres ukrai­niennes situées à l’ouest de la ligne Zbroutch-Styr ou Goryne, et, avant tout, la Gali­cie orien­tale, la Vol­hy­nie occi­den­tale, le Poles­sié et la pro­vince de Kholm ». Au point de vue éco­no­mique, « la Pologne reçoit des conces­sions déter­mi­nées, dont la plus impor­tante est la liber­té de tran­sit pour Odes­sa ». Au point de vue poli­tique, « deux ministres polo­nais doivent faire par­tie du minis­tère ukrai­nien, dont un sera ministres des affaires polo­naises » (cela, sans réci­pro­ci­té) [[Ren­sei­gne­ments emprun­tés au jour­nal Pour la Rus­sie, n° 28.]]. Cette inter­ven­tion des ministres polo­nais dans la vie inté­rieure de l’Ukraine a pour but la pro­tec­tion des inté­rêts des grands pro­prié­taires fon­ciers polo­nais, nom­breux dans ce pays.

D’ailleurs, par un accord conclu dès le 2 décembre 1919, Pet­liou­ra avait recon­nu d’avance l’intangibilité des terres des magnats polo­nais, qui, ain­si, échappent à toute réforme agraire éventuelle.

Et, pour toutes les autres terres, un des pre­miers décrets de Pet­liou­ra fut celui pres­cri­vant le paye­ment d’un rachat aux anciens pro­prié­taires. C’est donc la réac­tion com­plète dans le domaine agraire, la même que celle du temps ce Skoropadsky.

Mais, pas plus qu’alors, le peuple ukrai­nien ne l’acceptera. Sous l’occupation alle­mande, les bandes de par­ti­sans pay­sans se bat­taient déses­pé­ré­ment contre les grands pro­prié­taires et contre leurs pro­tec­teurs, les enva­his­seurs étran­gers. La même lutte conti­nua contre Deni­kine, et c’est à ces « gué­rillas » pay­sannes, plus encore qu’aux troupes rouges, que nous devons la défaite de la réac­tion russe. Dans toutes les terres dont la Pologne s’est empa­rée, et dont elle tend à s’emparer — la Lithua­nie, la Lat­vie, la Rus­sie Blanche, l’Ukraine la reprise de la terre par les pay­sans au moment de la Révo­lu­tion, eut lieu. Et rien, main­te­nant, ne pour­ra la leur arra­cher. Et si cette ten­ta­tive de réac­tion agraire échoue, ce sera aus­si l’échec de toute la guerre réac­tion­naire menée par la Pologne.

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Rap­pe­lons main­te­nant un autre côté des évé­ne­ments. On sait quelle sym­pa­thie ardente a tou­jours ins­pi­ré aux esprits libres du monde entier la mal­heu­reuse nation polo­naise, déchi­rée en mor­ceaux par les grandes monar­chies euro­péennes. C’est dans un mee­ting en l’honneur de la Pologne que furent jetées les bases de l’Internationale, le 28 sep­tembre 1864, à Saint Martin’s Hall. C’est avec un dis­cours en faveur de la Pologne oppri­mée que Bakou­nine se pré­sen­ta pour la pre­mière fois, en 1867, devant le public de l’Internationale. Le même Bakou­nine se don­nait avec toute son éner­gie à l’insurrection polo­naise de 1863. Her­zen, en même temps défen­dait les Polo­nais dans son Kolo­kol (La Cloche), avec toute la puis­sance de son talent. Nom­breux étaient les Russes qui avaient péri dans les rangs des insur­gés polo­nais — la jeu­nesse, des offi­ciers mêmes. La sym­pa­thie pour la Pologne, la reven­di­ca­tion de son indé­pen­dance ont tou­jours carac­té­ri­sé la pen­sée des élé­ments avan­cés de la Rus­sie, son opi­nion publique libre, son mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Entre les socia­listes russes et polo­nais, une union étroite a été scel­lée pen­dant de longues années, par la pri­son et le bagne. Pil­sud­sky — ce même Pil­sud­sky — fut, en 1887, jugé pour une affaire émi­nem­ment russe : un atten­tat contre Alexandre III ; avec ses cama­rades russes, il connut les case­mates de Schlies­sel­bourg. Il était clair, aux yeux de tous, que la Pologne se libé­re­rait du joug tza­riste en même temps que la Rus­sie, et qu’une union libre et fra­ter­nelle s’établirait entre les deux pays.

Vint mars 1917, la Révo­lu­tion russe. Un des pre­miers actes du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire fut la pro­cla­ma­tion de l’indépendance de la Pologne. À ce moment, les alliés venaient pré­ci­sé­ment de consen­tir à livrer entiè­re­ment les des­ti­nées futures de la Pologne au gou­ver­ne­ment du tzar. En échange du droit pour la France de fixer comme elle l’entendrait sa fron­tière orien­tale, du droit à l’Alsace et la Lor­raine, au bas­sin de la Sarre, à l’occupation de la rive gauche du Rhin, etc., le gou­ver­ne­ment fran­çais aban­don­nait la Pologne toute entière à la Rus­sie. Le 26 février 1917, un télé­gramme fut expé­dié par Izvols­ky de Paris au ministre des affaires étran­gères russe, disant que le gou­ver­ne­ment fran­çais « recon­naît à la Rus­sie une liber­té entière dans la fixa­tion de sa fron­tière occi­den­tale ». Ce télé­gramme arri­va à Petro­grad après l’effondrement du tza­risme. Le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire lui répon­dit pro­cla­mant l’indépendance polonaise…

La Pologne ne doit sa liber­té ni à son propre mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, ni à la coa­li­tion aus­tro-alle­mande, que les légions de Pil­sud­sky ont ser­vi pen­dant la guerre, ni à la vic­toire des alliés, qui l’ont livrée pieds et poings liés au tzar. Elle la doit uni­que­ment à la Révo­lu­tion russe, cette même révo­lu­tion qu’elle vou­drait écra­ser main­te­nant. Mais ni le peuple russe, ni le peuple polo­nais lui-même ne le permettront.

[/​M. Isidine./]

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