La Presse Anarchiste

Solidarité et responsabilité

C’est deve­nu une bana­li­té de dire dans les milieux anar­chistes : la domi­na­tion bour­geoise dure­ra autant que la sot­tise humaine. Pour grande que soit cette sot­tise, je ne la crois pas incu­rable. Si on consi­dère les ten­ta­tives de révolte du pro­lé­ta­riat, révoltes qui se mani­festent le plus sou­vent sous forme de grèves, on est ame­né à consta­ter que le peuple sent, je dirai presque par intui­tion, qu’une vie meilleure est pos­sible et qu’il y a droit. Le déve­lop­pe­ment du machi­nisme, bien que très faible, en égard aux pro­grès de la science, est déjà suf­fi­sam­ment per­fec­tion­né pour lais­ser entre­voir à ceux qui peinent que le tra­vail, s’il ne peut être encore du fait de notre mau­vaise orga­ni­sa­tion, sociale un plai­sir, pour­rait ne plus être ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire un néo-esclavage.

L’idée de mieux être gagne peu à peu et, devant le mau­vais vou­loir des déten­teurs de toutes les richesses sociales à recon­naître les souf­frances du peuple, devant leur volon­té bru­tale ou dis­si­mu­lée d’accroître sans cesse leurs pri­vi­lèges, l’esprit de révolte prend corps et fait que la confiance en la Révo­lu­tion s’amplifie chaque jour et la rend inévitable. 

Les évé­ne­ments qui viennent de se dérou­ler, et la répres­sion qui a sui­vi, encou­ra­gée par les hur­le­ments de la presse aux gages du régime bour­geois, démontrent que la lutte sociale arrive à une phase aigüe.

On a sou­vent dit au peuple qu’il était le plus fort parce qu’il était le nombre. C’est là une erreur. Un trou­peau nom­breux se laisse diri­ger par un ber­ger et quelques chiens bien dres­sés, parce que les uni­tés com­po­sant le nombre sont incons­cientes. Tant que les tra­vailleurs accep­te­ront de se lais­ser grou­per sans com­prendre leur valeur indi­vi­duelle, sans cher­cher à se rendre compte de l’utilité de leurs gestes, ils res­te­ront un trou­peau et seront trai­tés comme tel.

On parle aus­si très fré­quem­ment aux pro­lé­taires de soli­da­ri­té comme un fac­teur impor­tant dans la lutte sociale. Mais la soli­da­ri­té c’est un peu comme l’histoire des langues d’Ésope. Sui­vant la façon dont on en fait usage, ce peut être la pire ou la meilleure des choses. Mal com­prise et sub­sé­quem­ment mal appli­quée, elle n’a encore jusqu’à ce jour don­né que de piètres résul­tats. La soli­da­ri­té telle qu’elle est pra­ti­quée dans la classe ouvrière, dans la lutte contre l’oppression capi­ta­liste, pro­duit sou­vent les effets contraires à ceux qu’on en attendait.

La soli­da­ri­té, pour être vraie et effi­cace, ne peut se sépa­rer de la res­pon­sa­bi­li­té qui incombe à chaque membre de la famille ouvrière dans  sa pro­duc­ti­vi­té et aus­si dans ses rap­ports avec ses camarades.

Peut-on appe­ler soli­da­ri­té l’aide pécu­niaire que les ouvriers d’autres cor­po­ra­tions apportent à leurs cama­rades pour les sou­te­nir dans une grève, voire même se mettre en grève éga­le­ment par soli­da­ri­té, sans se pré­oc­cu­per si la pro­duc­tion de ces cama­rades n’est pas nui­sible et ne consti­tue point un obs­tacle à l’émancipation de l’ensemble des tra­vailleurs. Je ne veux pas, pour aujourd’hui, par­ler de l’absurdité des grèves en vue d’une aug­men­ta­tion de salaire, où l’on voit mal­heu­reu­se­ment trop sou­vent les exploi­tés conseiller à leurs exploi­teurs de majo­rer leurs prix de vente pour enle­ver tout pré­texte à ces der­niers de refu­ser l’augmentation deman­dée. Sur cette atti­tude des pro­lé­taires, illo­gique au suprême degré, il y a trop à dire et cela mérite d’être dis­cu­té spé­cia­le­ment. Le point sur lequel je dési­re­rais atti­rer l’attention des cama­rades, pour que cha­cun dans son milieu pose la ques­tion, c’est l’utilité, la res­pon­sa­bi­li­té de notre production.

On a vu récem­ment les dockers se refu­ser à char­ger des bateaux qui devaient empor­ter des muni­tions de guerre à l’usage des enne­mis de la révo­lu­tion russe. En même temps qu’ils fai­saient acte de soli­da­ri­té envers nos cama­rades de Rus­sie les dockers déga­geaient leur res­pon­sa­bi­li­té et sou­li­gnaient davan­tage celle des ouvriers qui avaient fabri­qué ces muni­tions. Ce n’est point suf­fi­sant de voter des ordres du jour flé­tris­sant la répres­sion bru­tale des gou­ver­nants, ni d’envoyer des adresses de sym­pa­thie aux vic­times ; faut-il encore avoir le cou­rage et la conscience de se dres­ser contre la pré­ten­tion des maîtres, à nous faire créer des armes dont ils se ser­vi­ront contre nous. Quand les ouvriers consentent à fabri­quer des engins de meurtre, à construire des casernes, des pri­sons, à impri­mer les men­songes, les calom­nies avec les­quels la presse abru­tit le peuple, ils auront beau se syn­di­quer, se dire « conscients et orga­ni­sés », ils ne s’en seront pas moins soli­da­ri­sés avec leurs oppres­seurs en leur four­nis­sant des moyens puis­sants d’étouffer nos revendications.

La force des tra­vailleurs ne réside pas seule­ment dans leur nombre mais essen­tiel­le­ment dans leur pro­duc­ti­vi­té. En se dés­in­té­res­sant de l’utilité de leur tra­vail, en lais­sant an capi­tal la liber­té d’en dis­po­ser son gré, les tra­vailleurs aban­donnent du même coup tout ce qui fait leur véri­table force. C’est là une véri­té tel­le­ment évi­dente qu’il semble pué­ril de vou­loir le démon­trer. Les maîtres de l’heure, dans toutes les nations, ne sont point le nombre et res­tent cepen­dant les maîtres des peuples qu’ils main­tiennent dans l’asservissement, tout sim­ple­ment parce que les peuples forgent eux-mêmes les chaînes qui les entravent. La Révo­lu­tion libé­ra­trice du tra­vail sera ren­due facile le jour où les pro­duc­teurs, de toutes caté­go­ries, se refu­se­ront, par tous les moyens à leur dis­po­si­tion, et sans se sou­cier de la léga­li­té (grèves, sabo­tage, sup­pres­sion de cer­taines pro­duc­tions), à armer les gou­ver­nants contre eux.

Les che­mi­nots viennent de don­ner, bien timi­de­ment, un bel exemple de soli­da­ri­té humaine en essayant de ne pas se faire plus long­temps les com­plices de la gabe­gie capi­ta­liste. Par leur geste de révolte ils ont signi­fié aux magnats des che­mins de fer qu’ils avaient pris conscience de leur force tra­vail, et qu’à l’avenir ils enten­daient ne pas aban­don­ner cette force aux mains des impro­duc­tifs. L’idée est en marche, rien ne sau­rait l’arrêter. La force des gou­ver­nants vient de la fai­blesse des gou­ver­nés ; et cepen­dant les gou­ver­nés sont le nombre, ce qui prouve que le nombre n’est pas néces­sai­re­ment la force. La fai­blesse des gou­ver­nés pro­vient uni­que­ment de ce qu’ils ne se sou­cient géné­ra­le­ment pas de leur responsabilité.

Les tra­vailleurs, manuels et intel­lec­tuels, pro­duisent n’importe com­ment et n’importe quoi. La soli­da­ri­té dans la lutte de classe reste un mot vide de sens, si elle n’est accom­pa­gnée de la pré­oc­cu­pa­tion constante des res­pon­sa­bi­li­tés qui en est le corol­laire. Les ouvriers du bâti­ment et les tech­ni­ciens qui ont construit et entre­tiennent les pri­sons ne sont-ils pas res­pon­sables de l’incarcération des meilleurs de nos cama­rades, réfrac­taires au régime bour­geois que nous vou­lons abro­ger ? Ceux qui ont inven­té et fabri­qué des engins à tuer, de toutes espèces et qui conti­nuent à en fabri­quer… en les per­fec­tion­nant, pensent-ils à leur res­pon­sa­bi­li­té dans la guerre actuel­le­ment inter­rom­pue par­tiel­le­ment et dans celles qui seront inévi­tables pour uti­li­ser le pro­duit de leur tra­vail. Cette res­pon­sa­bi­li­té existe aus­si dans tous les métiers où l’on fait de la mau­vaise pro­duc­tion pour les tra­vailleurs, c’est-à-dire pour les pro­duc­teurs eux-mêmes, et de beaux et bons pro­duits pour les para­sites parce que ces der­niers seuls ont les moyens de se les payer. Comme le dit Net­tlau dans sa bro­chure La Res­pon­sa­bi­li­té et la Soli­da­ri­té dans la lutte ouvrière : Que cha­cun ne vienne pas dire « je n’en suis pas res­pon­sable ; la res­pon­sa­bi­li­té en incombe à l’employeur qui m’ordonne de faire ce que je fais ». Avec cette mau­vaise excuse, ce faux-fuyant, ajoute Net­tlau, les capi­ta­listes auront long­temps encore beau jeu pour dres­ser une moi­tié de la classe ouvrière contre l’autre. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont tou­jours fait et conti­nuent de faire.

Le geste des che­mi­nots a mieux été com­pris par la classe bour­geoise que par le pro­lé­ta­riat et c’est pour­quoi la répres­sion a été impi­toyable. Les gou­ver­nants ont trem­blé à l’idée que c’en était fait de leur domi­na­tion si les ouvriers vou­laient être juges du tra­vail que l’on exige d’eux. Bien des années se sont écou­lées depuis le jour où Net­tlau a appe­lé l’attention du monde ouvrier sur l’importance de sa res­pon­sa­bi­li­té dans la pro­duc­tion. Le refus des dockers de char­ger des muni­tions et celui plus récent des che­mi­nots ne vou­lant pas eux non plus être plus long­temps les com­plices, du capi­tal, sont signi­fi­ca­tifs. Ils sont l’indice d’une nou­velle forme de la lutte sociale et pro­mettent d’être fécond en résul­tats meilleurs. L’esprit s’éveille. Convaincre les tra­vailleurs qu’ils ne doivent plus être des machines à pro­duire de tout indis­tinc­te­ment, mais qu’ils doivent au contraire s’opposer par tous les moyens à faire œuvre anti­so­ciale ; que la soli­da­ri­té, ce n’est point seule­ment un geste d’entr’aide momen­ta­née mais sur­tout la volon­té réflé­chie de ne jamais rien pro­duire qui puisse nuire à son sem­blable, c’est là une pro­pa­gande urgente à faire et qui ras­sem­ble­ra, j’en suis convain­cu, tous ceux qui ne se grisent pas de mots et veulent sin­cè­re­ment don­ner des bases à la Révo­lu­tion. Qu’attendent les syn­di­cats pour com­men­cer cette éducation ?

[/​F. David./​]

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