[|(III)|]
Cette position intransigeante et conséquente contre le socialisme ou le communisme d’État, est affirmée avec une force croissante à mesure que Marx et ses amis énoncent leurs moyens de réalisation. Puisque « la loi suprême de l’État c’est la conservation quand même de l’État », le transitoire, dans cet ordre de choses, tendra inévitablement à devenir définitif, et Bakounine ne dénonce pas seulement l’erreur tactique, mais l’avenir totalitaire et sclérosé qu’il faut éviter.
« L’égalité sans la liberté est une malsaine fiction créée par les fripons pour tromper les sots. L’égalité sans la liberté c’est le despotisme de l’État, et l’État despotique ne pourrait exister un seul jour sans avoir au moins une classe exploitante et privilégiée : la bureaucratie, puissance héréditaire comme en Russie et en Chine, ou de fait comme en Allemagne et chez vous. Notre grand et vrai maître à tous, Proudhon, a dit dans son beau livre De la Justice dans la Révolution et dans l’Église que la plus désastreuse combinaison qui puisse se former serait celle qui réunirait le socialisme avec l’absolutisme, les tendances du peuple vers l’émancipation économique et le bien-être matériel avec la dictature et la concentration de tous les pouvoirs politiques et sociaux dans l’État.
« Que l’avenir nous préserve donc des faveurs du despotisme ; mais qu’il nous sauve aussi des conséquences désastreuses et abrutissantes du socialisme autoritaire, doctrinaire ou d’État. Soyons socialistes [[En général, Bakounine s’est appelé socialiste, ou socialiste révolutionnaire. Il a presque toujours employé le mot anarchie dans son sens négatif, ou a vu dans l’anarchie la seule période de destruction révolutionnaire. C’est exceptionnellement, peut-être sur l’insistance d’hommes comme Jules Guesde, Paul Brousse, Benoît Malon, qui à l’époque antiautoritaires ardents, revendiquaient l’anarchie comme formule d’idéal social, qu’il a pris ce mot dans un sens positif.]] mais ne devenons jamais des peuples troupeaux. Ne cherchons la justice, toute la justice politique, économique et sociale que sur la voie de la liberté. Il ne peut y avoir rien de vivant et d’humain en dehors de la liberté, et un socialisme qui la rejetterait de son sein ou qui ne l’accepterait pas comme unique principe créateur et comme base, nous mènerait tout droit à l’esclavage et à la bestialité. »
Ce fragment de lettre, reproduit par Max Nettlau dans Life of Bakunin (t. I, p. 249), fut sans doute écrit à l’un des internationalistes de Madrid ou de Barcelone qui, sous l’impulsion de Bakounine, créèrent la section espagnole de l’Internationale, section que le congrès de Saint-Imier recommandait comme modèle d’organisation devant le rapide développement de ses fédérations nationales de métiers. C’est en tout cas à un autre internationaliste espagnol, Anselmo Lorenzo, grande et belle figure de l’anarchisme prolétarien, qu’il écrivait :
« Ennemi convaincu que je suis de toutes les institutions d’État, tant économiques que politiques, juridiques et religieuses ; ennemi en général de tout ce que, dans le langage de la gent doctrinaire, on appelle la tutelle bienfaisante exercée sous quelque forme que ce soit par les minorités intelligentes et naturellement désintéressées sur les masses, convaincu que l’émancipation économique du prolétariat, la grande liberté, la liberté réelle des individus et des masses et l’organisation universelle de l’égalité et de la justice humaine, que l’humanisation du troupeau humain, en un mot, est incompatible avec l’existence de l’État ou de quelque autre forme d’organisation autoritaire que ce soit, j’ai soulevé dès l’année 1868, époque de mon entrée dans l’Internationale à Genève, une croisade contre le principe même de l’autorité, et j’ai commencé à prêcher publiquement l’abolition des États, l’abolition de tous les gouvernements, de tout ce qu’on appelle domination, tutelle ou pouvoir, y compris sans doute la soi-disant dictature révolutionnaire et provisoire que les jacobins de l’Internationale, disciples ou non de Marx [[Les blanquistes étaient à ce moment d’accord avec Marx qui les utilisa contre Bakounine, puis s’en débarrassa.]] nous recommandent comme un moyen de transition absolument nécessaire, prétendent-ils, pour consolider et pour organiser la victoire du prolétariat. J’ai toujours pensé, et plus que jamais je pense aujourd’hui, que cette dictature, résurrection masquée de l’État, ne pourra jamais produire d’autre effet que de paralyser et de tuer la vitalité même et la puissance populaires. »
La lutte est entamée et se déroule entre les fédérations du Jura, italienne et espagnole — les seules réellement organisées de l’Internationale — les courants fédéralistes de la brillante section belge, ceux, plus restreints, des sections françaises — toutes clandestines devant les persécutions et les procès dont l’accablent la police et la justice de Napoléon III — et les sections marxistes autoritaires, clandestines, ou à peine organisées d’Autriche et d’Allemagne. Lutte qui oppose les conceptions théoriques et les méthodes d’action, le fédéralisme au centralisme, l’organisation libre de bas en haut à l’étatisme, la liberté d’initiative locale, régionale, nationale, internationale au pouvoir dictatorial du Conseil fédéral de l’Internationale qui réside à Londres, et où trône Marx appuyé sans réserves par ses co-nationaux et ses coreligionnaires israélites. Et Bakounine ne manque jamais l’occasion de préciser les différences de principes et de tactique et leurs conséquences lointaines et immédiates.
Les deux méthodes
« Je suis un partisan convaincu de l’égalité économique et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des individus aussi bien que la prospérité des nations ne seront jamais rien qu’autant de mensonges. Mais, partisan quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations de producteurs librement organisées et fédéralisées, dans les communes, non par l’action suprême et tutélaire de l’État.
« C’est là le point qui divise principalement les socialistes ou collectivistes révolutionnaires [[Non seulement Bakounine, mais toute la tendance dont il était le théoricien et l’animateur était collectiviste. Pourtant il semble que les conceptions bakouniniennes n’ont pas été intégralement comprises par ceux qui, plus tard, créèrent le principe communiste libertaire, et je crois maintenant que le collectivisme de Bakounine, non de ses disciples, est la solution juridique la plus valable de toutes celles émises par la tendance socialiste antiétatiste. ]] des communistes autoritaires partisans de l’initiative absolue de l’État. Leur but est le même ; l’un et l’autre parti veulent également la création d’un ordre social nouveau fondé uniquement sur l’organisation du travail collectif, inévitablement imposé à chacun et à tous par la force même des choses, à des conditions économiques égales pour tous, et sur l’appropriation collective des instruments de travail.
« Seulement les communistes s’imaginent qu’ils pourront y arriver par le développement et par l’organisation de la puissance politique des classes ouvrières et principalement du prolétariat des villes, à l’aide du radicalisme bourgeois, tandis que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage et de toute alliance équivoques, pensent, au contraire, qu’ils ne peuvent atteindre ce but que par le développement et par l’organisation de la puissance non politique, mais sociale, et par conséquent antipolitique des masses ouvrières tant des villes que des campagnes, y compris tous les hommes de bonne volonté des classes supérieures qui, rompant avec leur passé, voudraient franchement s’adjoindre à eux et accepter intégralement leur programme.
« De là deux méthodes différentes. Les communistes croient devoir organiser les forces ouvrières pour s’emparer de la puissance politique des États. Les socialistes révolutionnaires s’organisent en vue de la destruction, ou, si l’on veut un mot plus poli, en vue de la liquidation des États. Les communistes sont partisans du principe et de la pratique de l’autorité, les socialistes révolutionnaires n’ont confiance que dans la liberté. Les uns et les autres, également partisans de la science qui doit tuer la superstition et remplacer la foi, les premiers voudraient l’imposer ; les autres s’efforceront de la propager, afin que les groupes humains, convaincus, s’organisent et se fédèrent spontanément, librement, de bas en haut, par leur mouvement propre et conformément à leurs réels intérêts, mais jamais d’après un plan tracé d’avance et imposé aux masses ignorantes par quelques intelligences supérieures. » (Préambule pour la seconde livraison de l’Empire Knouto- Germanique (t. 3, p. 250 – 252 des Œuvres.)
Dans toutes ces pages, écrites, comme beaucoup d’autres, souvent sans ordre, Bakounine continue de montrer différences et dangers. Ainsi, dans sa longue Lettre à
« Le raisonnement de M. Marx aboutit à des résultats absolument opposés. Ne prenant en considération que la seule question économique, il se dit que les pays les plus avancés et par conséquent les plus capables de faire une révolution sociale sont ceux dans lesquels la production capitaliste moderne a atteint son plus haut degré de développement. Ce sont eux qui, à l’exclusion de tous les autres, sont les pays civilisés, les seuls appelés à initier et à diriger cette révolution. Cette révolution consistera dans l’expropriation soit successive, soit violente des propriétaires et des capitalistes actuels, et dans l’appropriation de toutes les terres et de tout le capital par l’État qui, pour remplir sa grande mission économique, aussi bien que politique, devra nécessairement être très puissant et très fortement concentré.
(à suivre)