La Presse Anarchiste

Les adhésions trompeuses

Le mou­ve­ment anar­chiste ita­lien avait démar­ré, après la libé­ra­tion de l’I­ta­lie du joug fas­ciste et de la pré­sence nazie, sous des aus­pices extrê­me­ment encou­ra­geantes. Dans les grandes villes du Nord, les anar­chistes occu­pèrent des immeubles impor­tants où ils pou­vaient se réunir et éta­blir des centres de pro­pa­gande. Aux mee­tings accou­raient des dizaines de mil­liers de per­sonnes enthou­siastes qui accla­maient les ora­teurs et leurs dis­cours. Une par­tie des hommes de la résis­tance anti­fas­ciste écou­taient avec sym­pa­thie les for­mules révo­lu­tion­naires et tein­tées de roman­tisme qu’on lan­çait du haut des tri­bunes, et la presse trou­vait un accueil favo­rable dans des sec­teurs impor­tants de l’o­pi­nion publique non inféo­dée à des par­tis, ou qui cher­chait son chemin.

Le temps est pas­sé. Du recul des forces anar­chistes témoigne le fait que de tous les immeubles occu­pés aucun n’est res­té aux mains des anar­chistes, et, sur­tout, que ceux-ci ne les ont pas rem­pla­cés. Dans l’en­semble, les adhé­rents sont rela­ti­ve­ment peu nom­breux, et rien n’a été construit.

Pour­tant, l’o­pi­nion publique conserve une sym­pa­thie réelle pour les anar­chistes, et Umber­to Mar­zoc­chi, un des meilleurs pro­pa­gan­distes de la pénin­sule, pou­vait m’af­fir­mer, il y a trois ans, que si un même jour les com­mu­nistes, les socia­listes ou les démo­crates-chré­tiens don­naient un mee­ting en même temps que les anar­chistes, c’é­taient ces der­niers qui atti­raient le plus de monde.

Pour­tant, et cela est ce qui importe le plus à mon avis, cette sym­pa­thie ne se tra­duit pas par une adhé­sion réelle, une appro­ba­tion tra­duite en actes à un idéal pour lequel il faut lut­ter, vers un but qu’il faut au plus tôt atteindre. Voi­là qui prête à réflexion.

Pour­quoi les nom­breuses per­sonnes qui applau­dissent nos ora­teurs ou vont les écou­ter avec plai­sir n’adhèrent-elles pas au mou­ve­ment anar­chiste ita­lien ? J’y vois deux expli­ca­tions se complétant.

La pre­mière, c’est que ce mou­ve­ment, tout en cri­tique, tout en roman­tisme du dix-neu­vième siècle, assez phra­séo­lo­giste et lit­té­raire, n’offre pas de solu­tions qui donnent une rai­son de luttes et de sacri­fices. Se battre pour ren­ver­ser la socié­té sans qu’on ait, ni qu’on émette la moindre idée sur la façon d’en construire une autre n’at­tire pas les gens, qui font par là preuve d’in­tel­li­gence. Et c’est ce vide abso­lu qui n’a pas même pro­duit des livres comme Mon Com­mu­nisme, de Sébas­tien Faure, ou Le Monde nou­veau et Les Syn­di­cats ouvriers et la Révo­lu­tion sociale, de Pierre Bes­nard, ni la moindre bro­chure de carac­tère construc­tif, qui main­tient les gens sur un ter­rain de sym­pa­thie pas­sive, ou verbale.

Sur le ter­rain psy­cho­lo­gique, l’ex­pli­ca­tion valable me semble claire. Quel que soit le par­ti ou le cou­rant social auquel appar­tient un indi­vi­du, sur­tout latin, il y a chez lui un pro­tes­ta­taire per­ma­nent. On dit que le Fran­çais est un « rous­pé­teur » né, qu’il n’est jamais content, et je suis abso­lu­ment per­sua­dé que même si on lui ser­vait, gra­tui­te­ment, dans une socié­té où il n’au­rait pas besoin de tra­vailler, du pou­let et d’autres mets à chaque repas, il pro­tes­te­rait parce que le plat lui sem­ble­rait ou trop chaud ou trop froid, ou pas assez cuit, ou pas assez salé. De l’Es­pa­gnol on dit qu’il est tou­jours anar­chiste, et c’est en grande par­tie vrai, car même monar­chiste, il est tou­jours en désac­cord avec ce que fait le gou­ver­ne­ment, il pro­teste contre l’au­to­ri­té impo­sée, et même celle qu’il a choisie.

Le pro­tes­ta­taire coexiste chez l’homme avec le confor­misme. Il vote et s’en repent. Il consi­dère qu’un gou­ver­ne­ment est néces­saire, mais il est contre le gou­ver­ne­ment. Il ne conçoit pas la socié­té sans struc­ture éta­tiste, mais il peste contre la bureau­cra­tie d’État.

Et les anar­chistes expriment ce côté pro­tes­ta­taire, inter­prètent ce mécon­ten­te­ment. Ce ne sont pas les par­tis poli­tiques qui crie­ront contre les poli­ciers, ni les par­tis gou­ver­ne­men­taux qui atta­que­ront le minis­té­ria­lisme. Aus­si, est-ce un plai­sir pour le bon peuple ita­lien d’en­tendre les anar­chistes dire leurs quatre véri­tés à tous les par­tis qui sont au pou­voir, ou aspirent à y aller. La sym­pa­thie qui les entoure est celle-là : on applau­dit les inter­prètes d’un mécon­ten­te­ment latent que l’on ne sait ni ne peut, en rai­son même de l’ap­par­te­nance à un par­ti, expri­mer. On se sent anar­chiste à ces moments-là, on com­mu­nie avec les pro­tes­ta­taires de toujours.

En France aus­si bien des gens se sentent anar­chistes à cer­tains moments, mais cet état d’es­prit n’est que l’as­pect néga­teur, l’ab­cès de fixa­tion de leur cri­tique. Il n’en sort pas une adhé­sion à l’a­nar­chisme comme doc­trine, et on refuse même d’y voir une doc­trine, car alors on serait pri­vé de cet exu­toire qui ne per­met­trait plus de conden­ser, sous une forme expres­sive, les griefs accumulés.

La France a vécu cette expé­rience, beau­coup plus inten­sé­ment, à d’autres périodes. Par­ti­cu­liè­re­ment à la fin du siècle der­nier, et au début de celui-ci, quand des écri­vains, des artistes, des poètes, de bruyants bohèmes se crurent et se pro­cla­mèrent anar­chistes. Paul Adam, Octave Mir­beau, Félix Fénéon, André Sua­rez, Laurent Tail­hade, Paul Clau­del, Aris­tide Briand, Georges Cle­men­ceau même, et com­bien d’autres, étaient anar­chistes, ou se sen­taient anar­chistes, frayaient avec les anar­chistes, écri­vaient dans leurs jour­naux, leur emprun­taient des slo­gans. « Après tout, les anar­chistes ont rai­son, les tra­vailleurs n’ont pas de patrie », écri­vait Cle­men­ceau. Et, Tail­hade, dans la Bal­lade Sol­ness,

Anar­chie, ô ! por­teuse de flambeau !

Puis, plus ou moins vite, cha­cun est allé d’un côté ou de l’autre, et l’a­nar­chie a per­du ses apo­lo­gistes. Apo­lo­gistes du reste d’au­tant plus dan­ge­reux qu’ils contri­buèrent à cen­trer l’es­prit des anar­chistes sur les aspects esthé­ti­co-ter­ro­ristes et outran­ciers qu’ils trou­vaient dans la nou­velle doc­trine et le mou­ve­ment nou­veau. L’a­nar­chie débor­dait sur l’art, et Tail­hade, déjà nom­mé, voyait un geste esthé­tique (« qu’im­porte les vic­times, si le geste est beau »), dans les bombes jetées par Émile Hen­ri sur des per­sonnes aux­quelles on ne pou­vait pas repro­cher de crimes par­ti­cu­liers, sim­ple­ment comme geste de pro­tes­ta­tion. Tan­dis que Mala­tes­ta, héros authen­tique et non-lit­té­ra­teur, écri­vait que ce geste avait été « stu­pide et criminel ».

Une pro­tes­ta­tion : voi­là ce que tant de gens virent alors uni­que­ment dans l’a­nar­chisme. Mais adhé­rer aux doc­trines de Kro­pot­kine, de Bakou­nine et de Prou­dhon, à l’i­déal d’une socié­té où tout le monde tra­vaille­rait, où la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion seraient orga­ni­sées par les syn­di­cats ouvriers et les coopé­ra­tives, et qui fonc­tion­ne­rait sans gou­ver­ne­ment et sans État, était beau­coup plus invrai­sem­blable que deve­nir capi­ta­liste, aca­dé­mi­cien ou poli­ti­cien. Les faits l’ont prouvé.

Quoique moins nom­breux, il est encore des gens qui sont ain­si. Les anar­chistes et les liber­taires sont tou­jours l’ins­tru­ment de leur pro­tes­ta­tion contre les entraves, ou cer­taines entraves sociales, pro­tes­ta­tion qu’ils n’osent pro­fé­rer eux-mêmes. Ils se réjouissent que d’autres s’en chargent, les regardent avec sym­pa­thie, les applau­dissent, et plus les pro­tes­ta­taires hurlent, plus ils sont contents. Aus­si se récrient-ils si, par exemple, quel­qu’un pro­pose d’a­ban­don­ner le mot « anar­chie ». Ceux qui reflètent leur mécon­ten­te­ment auraient ain­si moins d’al­lure, feraient moins de bruit. « Hur­lez, hur­lez, bra­vo, bra­vo, cela me fait tant de plai­sir ! Mais si vous aban­don­nez une déno­mi­na­tion qui hurle déjà par elle-même, cela perd son charme. Si vous défen­dez une doc­trine d’ordre social, de mesure et d’é­qui­libre, ce que je cherche uni­que­ment en vous — la pro­tes­ta­tion per­ma­nente — ne s’y trou­ve­ra plus. Il faut abso­lu­ment que quel­qu’un crie à ma place, fasse entendre des accents de démo­lis­seur et de sau­vage contre les empié­te­ments de la civi­li­sa­tion. C’est cela le beau côté de l’anarchie ! »

La défor­ma­tion sys­té­ma­tique de la per­son­na­li­té et de la pen­sée de Bakou­nine par cer­tains d’entre eux (entre autres Fritz Brup­ba­cher, dont cer­tains juge­ments sur Bakou­nine relèvent d’au­tant plus de la patho­lo­gie que Brup­ba­cher était psy­chiatre) qui ont eu besoin, qui ont besoin de faire du grand pen­seur et du grand lut­teur un monstre apo­ca­lyp­tique, relève de cette tour­nure men­tale. Et natu­rel­le­ment, tous ces indi­vi­dus, ces psy­cho­pathes, qui exultent que d’autres expriment leur mécon­ten­te­ment parce qu’ils n’osent pas l’ex­pri­mer eux-mêmes se refusent à voir l’or­ga­ni­sa­teur, le construc­teur du pré­sent et de l’a­ve­nir, le pan­cons­truc­teur, si l’on connaît sa phi­lo­so­phie, que fut Bakounine.

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L’adhé­sion appa­rente d’une par­tie du peuple ita­lien, néga­teur, par esprit d’ar­tiste, et par huma­nisme, des struc­tures rigides tant clas­siques que poli­tiques, rap­pelle celle des écri­vains et des artistes fran­çais de cette époque-là. Et l’on pour­rait dire que celle de tant d’élé­ments qui sont pas­sés dans l’a­nar­chisme avait un même carac­tère. Pro­tes­ta­tion parce qu’on aime la liber­té, parce qu’on a la haine du gou­ver­ne­ment, parce qu’on est enne­mi des impôts, parce qu’on refuse les normes clas­siques et qu’on aime avoir le champ libre pour toutes les impro­vi­sa­tions, parce qu’on ne veut pas de régle­men­ta­tion, et que l’on aime chan­ter et vivre sans loi, sans codes, sans entraves.

Mais au-delà, rien. Quand il s’a­git de trou­ver une solu­tion au pro­blème social, on adhère à un par­ti, à un mou­ve­ment orga­nique, qui s’ef­force de réa­li­ser quelque chose de concret, de construire. Et après avoir applau­di les ora­teurs anar­chistes, on va, le len­de­main, à la sec­tion socia­liste, répu­bli­caine ou — je pense à l’I­ta­lie — démocrate-chrétienne.

Il convient donc de ne pas s’a­bu­ser sur la sym­pa­thie mani­fes­tée par cer­tains publics, ou cer­taines indi­vi­dua­li­tés, selon les pays ou les époques. Il faut cher­cher à savoir à quoi ces gens adhèrent. Aus­si, pour évi­ter de désa­gréables sur­prises, et pour assu­rer ce que l’on peut conqué­rir, convient-il de lais­ser de côté le roman­tisme et la lit­té­ra­ture, et de mettre une sour­dine à l’as­pect pure­ment cri­tique de notre pro­pa­gande. C’est un peu pour cela que nous pré­fé­rons nous appe­ler socia­listes liber­taires. C’est moins brillant, mais plus sûr.

Dois-je m’é­tendre un peu plus sur les fausses adhé­sions ? Oui, en fin de compte, mais je ne me réfé­re­rai pas, main­te­nant, aux lyriques, aux roman­tiques, aux esthètes irresponsables.

Il y a un cer­tain temps, je me suis adres­sé à un homme très connu dans le milieu anar­chiste — très réduit — de la loca­li­té où il habite, lui deman­dant s’il accep­tait de s’in­té­res­ser au Mou­ve­ment socia­liste liber­taire qu’a­lors nous essayions de consti­tuer. Il me répon­dit néga­ti­ve­ment, parce que, écri­vait-il, le mot anar­chie « gueule » plus fort, et frappe davan­tage l’es­prit des gens.

C’é­tait son droit de pen­ser ain­si, et d’a­gir en consé­quence. Mais en fait d’ac­tion, ou tout sim­ple­ment d’at­ti­tude, nous sommes loin de compte par rap­port à ce qu’on pou­vait attendre de ce cama­rade extra-extré­miste. Car il est franc-maçon, ce qui pour moi n’est pas contra­dic­toire avec l’a­nar­chisme, à condi­tion qu’on appar­tienne à la branche de la franc-maçon­ne­rie dont les prin­cipes sont com­pa­tibles avec les nôtres, dont la posi­tion anti­clé­ri­cale intran­si­geante est tou­jours utile, et rend de grands ser­vices. Mais non : ce cama­rade appar­tient à une branche où l’on jure sur la Bible lors de l’ad­mis­sion, et qui est en lutte ouverte avec la branche, plus impor­tante, dont j’ai par­lé pré­cé­dem­ment, parce que celle-ci refuse d’a­dop­ter une posi­tion reli­gieuse et d’ad­mettre que la Bible soit un livre « pieux ». Comme ce cama­rade ne fait pra­ti­que­ment que de très courtes appa­ri­tions dans le mou­ve­ment anar­chiste, mais milite en per­ma­nence dans la franc-maçon­ne­rie réac­tion­naire, on peut appré­cier la valeur de son anar­chisme intransigeant.

Ceci est un exemple. On en trou­ve­rait d’in­nom­brables. Et je ne sais dans quelle mesure on ne peut pas appli­quer ici le prin­cipe de la loi des com­pen­sa­tions psy­cho­lo­giques, selon lequel l’ap­pa­rence ou la ver­bo­si­té s’ef­forcent de contre­ba­lan­cer le manque de réa­li­té de fond qui carac­té­rise cer­tains êtres.

Dans ma vie mili­tante, j’ai, depuis soixante ans, connu d’in­nom­brables indi­vi­dus qui adop­taient les posi­tions ver­bales les plus intran­si­geantes, et auprès des­quels j’ai, maintes fois, fait figure de faux anar­chiste ou faux révo­lu­tion­naire, parce que j’é­tais plus pon­dé­ré dans mes juge­ments. J’ai même essuyé, très sou­vent, des attaques per­son­nelles viru­lentes, non seule­ment d’in­di­vi­du à indi­vi­du, mais encore dans la presse. Or, je ne pour­rais pas comp­ter tous ceux qui, après avoir crié si fort et fait tant de tapage, se sont, depuis qua­rante ans, trente, vingt, dix ou cinq ans, reti­rés sous leur tente, pour vivre comme des petits bour­geois, des ouvriers nan­tis, des fonc­tion­naires encroû­tés, ou sont pas­sés a un par­ti poli­tique quel­conque, par­le­men­ta­riste et réactionnaire.

Vers 1950 j’é­cri­vis, dans le Bul­le­tin interne de la Fédé­ra­tion anar­chiste, un article pro­po­sant de chan­ger le nom de cette orga­ni­sa­tion pour celui de Fédé­ra­tion liber­taire. Il y eut des réponses favo­rables et défa­vo­rables. Par­mi ces der­nières, les deux plus mar­quantes pro­ve­naient d’un col­la­bo­ra­teur qui signait ses articles Michel, et d’un autre qui signait Gas­ton. Tous deux avaient une valeur cer­taine et écri­vaient beau­coup à l’é­poque. Tous deux s’in­di­gnaient de mon ini­tia­tive, le deuxième pre­nant même la défense des illé­ga­listes pro­fes­sion­nels. Eh bien ! moins de deux ans après, on n’en­ten­dait plus par­ler ni de l’un ni de l’autre. Michel s’est com­plè­te­ment éclip­sé, et Gas­ton est entré au par­ti socialiste.

Com­bien d’in­di­vi­dus ai-je ain­si ren­con­trés, qui s’in­di­gnaient d’une posi­tion ou d’une pro­po­si­tion que l’é­qui­libre men­tal conseillait à tout indi­vi­du sen­sé, et qui n’ont été que des oiseaux de pas­sage, ou des jeunes qui venaient jeter leur gourme dans l’a­nar­chisme avant d’al­ler ailleurs !

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