La Presse Anarchiste

Les biens du clergé en Espagne

Il est natu­rel que l’É­glise fût puis­sante dans un pays où le sen­ti­ment reli­gieux se trou­vait sur­ex­ci­té par une lutte de six cents ans contre les musul­mans. La pié­té des Espa­gnols fut tou­jours sin­gu­liè­re­ment ardente et démonstrative.

Au milieu de ce peuple fidèle, l’É­glise occu­pait une situa­tion pré­pon­dé­rante. Non qu’elle fût à l’a­bri des convoi­tises ; comme en d’autres pays de l’Eu­rope ; la noblesse voyait d’un œil d’en­vie les richesses du cler­gé. En Galice les sei­gneurs avaient pro­fi­té des troubles pour sécu­la­ri­ser la plu­part des reve­nus ecclé­sias­tiques. Des laïques tenaient en com­mande une foule de béné­fices. Mais la libé­ra­li­té des uns indem­ni­sait de l’a­vi­di­té des autres. L’i­né­pui­sable cha­ri­té des popu­la­tions com­blait les vides. D’ailleurs, le cler­gé jouis­sait de pri­vi­lèges nom­breux. La loi des « Par­ties » avait dis­pen­sé les régu­liers et les sécu­liers du paie­ment de tous les impôts. Des domaines consi­dé­rables échap­paient ain­si au fisc ; toute acqui­si­tion nou­velle, toute pro­prié­té pro­ve­nant de legs ou de suc­ces­sions venaient aug­men­ter l’é­ten­due des biens de main­morte. Cela ne parais­sait pas suf­fi­sant : les clercs enten­daient se sous­traire aux taxes muni­ci­pales, dont quelques-unes pesaient sur la noblesse. Ils ne vou­laient contri­buer ni pour l’en­tre­tien des che­mins et des rues, ni pour la répa­ra­tion des ponts, des fon­taines, des rem­parts, ni pour aucune œuvre d’u­ti­li­té com­mune. La royau­té eut beau prendre quelques dis­po­si­tions vigou­reuses ; il ne semble pas qu’elles aient pro­duit grand effet. L’É­glise se retran­chait der­rière ses droits et se cou­vrait de la pro­tec­tion de ses offi­cia­li­tés. Des laïques même se fai­saient accor­der les pri­vi­lèges de cler­gie pour échap­per à l’im­pôt. On s’af­fi­liait au tiers-ordre de saint Fran­çois dans le même des­sein. Loin de rien céder, les prêtres tra­vaillaient à étendre leurs pri­vi­lèges à leurs ser­vi­teurs, à leurs vas­saux. Qui­conque demeu­rait dans leur mai­son, s’as­seyait à leur table et vivait de leur vie, parents, alliés, domes­tiques, essayait de se sous­traire aux charges des « peche­ros ». En vain les Cor­tés pro­tes­taient-elles contre ces abus. Dans le siècle trou­blé qui va de la mort de Pierre le Cruel à l’a­vè­ne­ment d’I­sa­belle, la dynas­tie des Tras­ta­mare n’é­tait pas n mesure de faire res­pec­ter les droits de l’É­tat. Les rois catho­liques, assez puis­sants pour sou­mettre le cler­gé au droit com­mun, trou­vèrent plus habile de ne pas le heur­ter de front et de drai­ner les richesses ecclé­sias­tiques par des dîmes sou­vent répé­tées. Ils ne son­gèrent plus à dépouiller l’É­glise du jour où ils eurent entre les mains la dis­po­si­tion des béné­fices. Le com­pro­mis de 1482 leur accor­dait la dési­gna­tion aux évê­chés, aux arche­vê­chés, aux plus riches abbayes de l’A­ra­gon et de la Cas­tille ; dans les Indes et à Gre­nade ils nom­maient, « motu pro­prio » tous les titu­laires. Cette supré­ma­tie explique suf­fi­sam­ment quel inté­rêt ils avaient à ména­ger ce riche tré­sor de reve­nus et de faveurs.

Le cler­gé ne se conten­tait pas des immenses domaines dont l’a­vait gra­ti­fié la pié­té des sujets et des rois. La dîme lui assu­rait une par­tie des fruits dans les pro­prié­tés qu’il ne pos­sé­dait point. Selon Mari­na [[Célèbre his­to­rien espa­gnol (N. de la R.).]], il n’au­rait, jus­qu’au xviie siècle, per­çu ce droit que sur ses biens propres. L’au­to­ri­té des fausses décré­tales, la fai­blesse d’Al­phonse X, qui fut un savant, non un sage, éten­dirent cette charge à toute la nation. On pré­le­va dans tout le royaume la dîme des récoltes. Le roi décla­ra même sou­mettre a cette obli­ga­tion, les pro­duits de l’in­dus­trie.. Cette dis­po­si­tion res­ta lettre morte. Mais la dîme per­son­nelle eut plus de sucés et s’é­ta­blit dans quelques pro­vinces. Si l’on en croit les plaintes des Cor­tès, le cler­gé per­ce­vait ces rede­vances avec la der­nière rigueur. Il lan­çait contre ceux qui ne les payaient pas l’ex­com­mu­ni­ca­tion et l’a­na­thème. Il les léguait, non pas une fois, mais deux ou trois fois.

Les rois n’o­saient heur­ter de front la puis­sance ecclé­sias­tique ils recon­nais­saient la jus­tice des griefs, mais ne ten­taient rien pour arrê­ter les abus. Sous le règne de Charles-Quint, les vexa­tions devinrent si lourdes et si fré­quentes que les pro­cu­ra­teurs des villes éle­vèrent de nou­veau la voix. Ils se plai­gnaient que cer­tains évêques levaient la dîme au mar­ché sur la vente des herbes. La per­cep­tion de ces droits iniques sur la nour­ri­ture du pauvre ne fut pas sus­pen­due. Aus­si l’É­glise d’Es­pagne devint-elle extrê­me­ment riche. Elle comp­tait qua­rante évê­chés, et sept arche­vê­chés (trois en Ara­gon, quatre en Cas­tille) ; les évêques cas­tillans reti­raient pour leur part, 385.000 ducats ; les pré­lats ara­go­nais étalent moins bien par­ta­gés. Quelques évêques, comme celui de Gua­dix, celui de Tuy ou de Lugo, n’a­vaient qu’un reve­nu de 1.500 à 2.000 ducats. Les arche­vêques rece­vaient en moyenne 8.000 à 20.000 ducats ; mais le pri­mat des Espagnes, l’archevêque de Tolède, lais­sait loin der­rière lui tous ses col­lègues. Son arche­vê­ché rap­por­tait 80.000 ducats qui feraient à peu près 6 mil­lions de francs or.

[/​Jean‑H. Marie­jol

(De l’Es­pagne sous Fer­nand et Isa­belle)/​]

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