La Presse Anarchiste

Sur le fédéralisme

[|(III)|]

Et si l’on me demande pour­quoi, mal­gré le prix sou­vent ter­rible qui a été payé, car je n’i­gnore pas les méfaits du cen­tra­lisme fran­çais et de ce qu’a repré­sen­té l’ex­ten­sion du des­po­tisme éta­tique, pour­quoi je consi­dère que les rois uni­fi­ca­teurs ont fait œuvre utile, mal­gré la sup­pres­sion des liber­tés pro­vin­ciales, ou régio­nales, je répon­drai qu’à part la dis­pa­ri­tion des luttes et des anta­go­nismes entre pro­vinces et régions, il est un fait qui domine tous les autres : le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion est impen­sable sans les contacts humains per­ma­nents aus­si larges que pos­sible. La culture, la science, les hautes connais­sances qui illu­minent la voie du pro­grès et d’où naissent des tech­niques diverses, les per­fec­tion­ne­ments indus­triels, les amé­lio­ra­tions éco­no­miques, la pen­sée phi­lo­so­phique, tous les arts, tout ce qui fait la gran­deur de l’hu­ma­ni­té, tout ce qui a ren­du pos­sible sa vie, et la lutte contre la famine et les fléaux qui l’ont si long­temps déci­mée, impliquent un échange conti­nuel, un contact per­ma­nent des col­lec­ti­vi­tés humaines et des mino­ri­tés qui, en leur sein, consti­tuent les élites volon­tai­re­ment mises à leur ser­vice. C’est dans la mesure où, dans l’es­pace et dans le temps, savants, pen­seurs, phi­lo­sophes, socio­logues, apôtres sont soli­daires et apprennent les uns des autres qu’ils fécondent leur génie et voient se mul­ti­plier les sujets de médi­ta­tion ou s’en­trou­vrir des hori­zons nou­veaux. Une nation peut, plus qu’une autre, avoir appor­té des élé­ments enri­chis­sants à ce vaste labeur com­mun. Il n’empêche que l’œuvre est col­lec­tive, et, comme il arrive aujourd’­hui au déve­lop­pe­ment de la phy­sique nucléaire, aux pro­grès de la bio­lo­gie et de l’as­tro­nau­tique ou à la lutte contre le can­cer, est appe­lée à le deve­nir de plus en plus. Pas­teur écri­vait que si la science n’a­vait pas de patrie, l’homme de science devait en avoir une. Lais­sons de côté le der­nier membre de cette belle phrase, sur lequel on peut dis­cu­ter. Le prin­ci­pal est que ce n’est pas l’homme de science, en soi et sa patrie qui comptent, mais la science et son universalité.

Or, les contacts ne sont pas seule­ment utiles entre les élites intel­lec­tuelles qui, du reste, dès la nais­sance des pre­mières uni­ver­si­tés euro­péennes, igno­rèrent les patries, et se retrou­vaient et ensei­gnaient en France, en Ita­lie, en Bohème ou aux Pays-Bas. Ils le sont plus encore entre les peuples des pro­vinces et des régions, qui à mesure que les fron­tières dis­pa­raissent se trans­mettent leurs connais­sances, leurs tech­niques, leurs idées, leurs inquié­tudes, leurs formes d’art mineurs, élar­gis­sant par les contacts per­ma­nents, leur concep­tion de la vie, leur connais­sance du Cos­mos et leur vision des choses. Les his­to­riens ont mon­tré le rôle utile joué par les com­mer­çants qui, voya­geant de pays en pays, ont intro­duit la culture grecque tant en Gaule qu’en Rus­sie, et ouvert, jus­qu’aux pays scan­di­naves, la voie de la civi­li­sa­tion. Les mêmes faits s’é­taient pro­duits en Asie-Mineure et en Chine. Un pays fer­mé sur lui-même se condamne à l’i­gno­rance et à la bar­ba­rie. Et les nations qui ont pro­gres­sé le plus vite et sont allées le plus loin dans cette voie sont celles qui, comme la Grèce, ont pu, grâce à. la mer, main­te­nir le contact avec le plus grand nombre de régions déjà civi­li­sées, et assi­mi­ler leur culture [[Il n’y avait pas d’É­tat cen­tra­li­sé en Grèce, mais grâce à la mer les contacts s’é­ten­daient en Médi­ter­ra­née, en Asie-Mineure et en Orient et avaient fait béné­fi­cier les Grecs de la culture non seule­ment cré­toise, mais sumé­rienne, baby­lo­nienne, égyp­tienne et sans doute hindoue.]].

On pour­ra m’ob­jec­ter que les peuples auraient trou­vé par eux-mêmes, sans la hache des rois, le che­min de leur uni­fi­ca­tion. Hélas ! Il semble bien, au contraire, qu’une infir­mi­té de l’âme humaine prise en géné­ral soit pré­ci­sé­ment cette inca­pa­ci­té de s’é­le­ver au-des­sus de la tri­bu ou des limites des patries. Tant qu’ils n’ont pas été édu­qués par ceux qui voient plus haut, plus clair et plus loin qu’eux, les êtres humains de petite moyenne, qui com­posent l’im­mense majo­ri­té, sont beau­coup plus sen­sibles à ce qui les oppose qu’à ce qui peut les unir. Dans ces condi­tions, tant pis pour les che­mins que l’his­toire a pris. Cer­tains résul­tats sont atteints. Il ne ser­vi­rait à rien de vou­loir reve­nir en arrière sous pré­texte qu’ils auraient dû l’être par des moyens qui ont nos préférences.

Peu d’hommes sont, jus­qu’à pré­sent, capables de conce­voir les grands ensembles qui, par exemple, peuvent faire de l’Eu­rope un conti­nent poli­ti­que­ment, éco­no­mi­que­ment, et humai­ne­ment soli­daire. L’im­mense majo­ri­té des couches popu­laires y sont indif­fé­rentes. Cela les dépasse. Et leur cœur, leurs sen­ti­ments, leurs dési­rs pro­fonds res­tent au-des­sous de ces grands des­seins. Si l’Eu­rope se fait, ce sera grâce à l’ef­fort achar­né d’hommes venus de tous les hori­zons, catho­liques et athées, pro­tes­tants et israé­lites, socia­listes et capi­ta­listes, éta­tistes, liber­taires et répu­bli­cains et même monar­chistes qui, bien que conce­vant l’or­ga­ni­sa­tion euro­péenne de dif­fé­rentes façons, coïn­cident dans la néces­si­té d’y parvenir.

[|*

* *
|]

Sachons recon­naître ce qui est, ou ce qui fut. Il est indis­cu­table que la civi­li­sa­tion s’é­tait déve­lop­pée dans les villes euro­péennes de la pré-Renais­sance et l’on peut me citer telle ou telle décou­verte, telles et telles réa­li­sa­tions muni­ci­pales, telles créa­tions artis­tiques, telles orga­ni­sa­tions cor­po­ra­tives. Par rap­port à l’é­poque, c’é­tait immense. Mais je me refuse fer­mer les yeux devant une autre caté­go­rie de faits sur les­quels les apo­lo­gistes du com­mu­na­lisme qui s’é­pa­nouit aux e, xiiie et xivsup>e siècles glissent trop rapi­de­ment. Je veux par­ler des luttes, des guerres inces­santes entre les cités, des haines inex­piables qui les oppo­saient les unes aux autres et les fai­saient, sur­tout en Ita­lie et dans les Pays-Bas, s’en­tre­dé­chi­rer, s’en­tre­dé­truire, s’as­ser­vir mutuel­le­ment. Au sein des mêmes cités, les luttes cor­po­ra­tives revê­tirent trop sou­vent le même achar­ne­ment : luttes pour la pré­émi­nence des cor­royeurs, des bou­lan­gers, des tis­se­rands, des nau­to­niers, des bou­chers ou des maçons, pour la supé­rio­ri­té du stan­dard de vie des uns ou des autres… mal­gré les chartes, l’his­toire des com­munes est pleine de ces conflits qui, si sou­vent, firent cou­ler le sang. Et je dis que quand les haines conti­nuelles ensan­glantent et per­turbent les cités au point qu’il fal­lait sou­vent en Ita­lie, et dans l’an­cienne Pro­vence romaine, avoir recours au tyran local — le « podes­tà » de l’é­poque — en lui don­nant carte blanche pour qu’il impose la paix en s’im­po­sant lui-même, la civi­li­sa­tion dont on se targue est bien dis­cu­table. Civi­li­sa­tion, c’est d’a­bord civilité.

L’his­toire des villes médié­vales, ou celles de l’an­cienne Grèce, ou encore de l’A­sie Mineure est donc une illus­tra­tion, par­fois décou­ra­geante, de l’in­ca­pa­ci­té des peuples à fran­chir les limites de leur petite patrie. Elle prouve aus­si que les conquêtes du pro­grès faites entre les rem­parts de mondes trop réduits finissent par s’é­crou­ler avec eux, car la civi­li­sa­tion meurt, étouf­fée dans de trop étroites enceintes. Si bien que les villes finirent par tuer ce qu’elles avaient créé. En Grèce, leurs riva­li­tés et leurs haines, contre les­quelles Aris­to­phane et Démos­thène s’é­le­vèrent inuti­le­ment, en firent les pré­cieux auxi­liaires de Filip­po et d’A­lexandre, et c’est encore ces riva­li­tés et ces haines qui faci­li­tèrent à ce der­nier la conquête de l’A­sie Mineure.

Pour que la pen­sée, la science, l’art de la Grèce et du Moyen-Orient jouent enfin un rôle à leur mesure, il fal­lut la conquête arabe, et les Croi­sades qui éta­blirent le contact entre l’O­rient et l’Oc­ci­dent. C’est-à-dire, qui bri­sèrent les bar­rières régio­nales et natio­nales, et éta­blirent, sur de vastes dis­tances et entre des peuples nom­breux, des rap­ports, des échanges, cer­taines col­la­bo­ra­tions, cer­taines soli­da­ri­tés. C’est ain­si que les cultures grecque, baby­lo­nienne, juive, hin­doue, égyp­tienne, chi­noise, ont enri­chi cette par­tie du monde. Et le monde ne peut pro­gres­ser et s’en­ri­chir que grâce à la dimi­nu­tion des dis­tances que les moyens modernes de loco­mo­tion réduisent de plus en plus.

[|*

* *
|]

À tous points de vue, le fédé­ra­lisme sépa­ra­tiste, régio­nal, can­to­nal ou d’É­tat, s’il n’est conçu que comme l’as­so­cia­tion super­fi­cielle d’élé­ments étran­gers les uns aux autres, et déci­dés à res­ter farou­che­ment eux-mêmes, ne répond à rien des grands besoins de l’his­toire humaine. L’ex­pé­rience nous a prou­vé qu’il ne peut conduire qu’à des catas­trophes, car ses méfaits finissent tou­jours par l’emporter sur ses bien­faits. Il a cepen­dant trou­vé, chez un autre grand théo­ri­cien anar­chiste, un défen­seur dont les concep­tions ont d’au­tant plus été approu­vées qu’elles sim­pli­fiaient énor­mé­ment des pro­blèmes com­plexes, devant les­quels beau­coup des nôtres ont été, et sont tou­jours, par iner­tie, pris au dépourvu.

C’est je crois, en 1913, que Kro­pot­kine décla­rait à un jour­na­liste belge que si la guerre écla­tait entre la France et l’Al­le­magne il regret­te­rait de ne pas avoir la force néces­saire pour empoi­gner un fusil et se battre contre les armées du Kai­ser, car sa sym­pa­thie allait tou­jours aux petites nations qu’à son avis mena­çait l’im­pé­ria­lisme alle­mand, et qui lut­taient pour conser­ver leur mode de vie, leur folk­lore, leurs carac­té­ris­tiques propres et leur per­son­na­li­té. Cela, qui méri­te­rait exa­men, car il y avait et il y a tou­jours d’as­sez grandes dif­fé­rences entre les Saxons, les Prus­siens et les Bava­rois, s’in­sé­rait dans une concep­tion plus géné­rale que Kro­pot­kine avait du fédé­ra­lisme, et qu’il expo­sa dans son livre Champs, usines et ate­liers.

La thèse cen­trale de ce livre est que l’homme doit se déve­lop­per inté­gra­le­ment, et pour cela l’i­déal est qu’il soit à la fois agri­cul­teur, pro­duc­teur indus­triel et tra­vailleur intel­lec­tuel. Or, écri­vait Kro­pot­kine, la marche de l’é­co­no­mie favo­rise l’é­vo­lu­tion qui doit y conduire, car la cen­tra­li­sa­tion, par­ti­cu­liè­re­ment indus­trielle, qui a jus­qu’i­ci carac­té­ri­sé l’é­co­no­mie capi­ta­liste, est en train de faire place à une décen­tra­li­sa­tion qui s’é­tend sur le globe entier. Il en résul­te­rait une inté­gra­tion natio­nale, puis régio­nale de l’é­co­no­mie. Grâce aux tech­niques nou­velles et à l’emploi crois­sant de l’élec­tri­ci­té, les indus­tries locales à leur tour se mul­ti­plie­raient, l’homme com­plet pour­rait ain­si advenir.

Kro­pot­kine s’ap­puyait sur de très nom­breuses sta­tis­tiques qui mon­traient l’ap­pa­ri­tion, en telles ou telles régions, en telles ou telles nations, d’in­dus­tries qui, jus­qu’a­lors, avaient été l’a­pa­nage d’une seule nation ou d’une seule région. Mais une étude plus com­plète montre que l’ex­ten­sion de ces indus­tries, ou leur appa­ri­tion en de nom­breux endroits où elles étaient demeu­rées incon­nues n’empêchaient nul­le­ment, grâce au pro­di­gieux accrois­se­ment de la pro­duc­tion éco­no­mique totale au dix-neu­vième siècle, que des concen­tra­tions puis­santes ne s’o­pèrent en même temps. Les grands trusts, les car­tels, les hol­dings, les com­bi­nats sont contem­po­rains de cette mul­ti­pli­ca­tion des fabriques et des usines sur les conti­nents, la pro­duc­tion métal­lur­gique nord-amé­ri­caine s’est concen­trée autour des Grands Lacs, où Pitts­burgh est la capi­tale de l’a­cier, la même pro­duc­tion tex­tile — et la sidé­rur­gie et l’in­dus­trie chi­mique alle­mandes — se sont concen­trées dans la val­lée de la Ruhr.

Car la pro­duc­tion indus­trielle obéit à des impé­ra­tifs géo­gra­phiques et géo­lo­giques, que l’in­tel­li­gence et la volon­té humaines peuvent en par­tie cor­ri­ger, mais tant que les matières pre­mières et les tech­niques seront ce qu’elles sont, il sera bien dif­fi­cile de tout bouleverser.

Quoi qu’il en soit, ces concep­tions kro­pot­ki­niennes eurent un cer­tain suc­cès, moins grand pour­tant que ses concep­tions loca­listes, curieu­se­ment démen­ties dans le cha­pitre Consom­ma­tion et Pro­duc­tion de La Conquête du Pain, livre tout entier axé sur une vision acci­den­tel­le­ment com­mu­na­liste. Au fond, ce suc­cès ne répon­dait pas seule­ment à une igno­rance com­plète des faits les plus élé­men­taires de l’é­co­no­mie. Il répon­dait aus­si à la paresse men­tale, et à cette espèce d’hor­reur qui a tou­jours carac­té­ri­sé les anar­chistes quand il s’agissait d’é­tu­dier sérieu­se­ment les pro­blèmes de recons­truc­tion sociale. Et cette paresse men­tale et cette hor­reur de la « masse » anar­chiste en sont res­tées à ce com­mu­na­lisme élé­men­taire, ou, tout au plus, au régio­na­lisme inté­gra­liste dont on s’est bien gar­dé d’é­tu­dier les possibilités.

Il est inutile de s’at­tar­der à réfu­ter ces concep­tions som­maires. L’être le plus ignare qui réflé­chit sur ces ques­tions sait très bien qu’au­cune com­mune, de 2.000, 10.000 ou 100.000 habi­tants ne peut se suf­fire à elle-même, et qu’il est impos­sible d’or­ga­ni­ser la vie d’une nation ou d’une par­tie de conti­nent sur la base de ces inté­gra­tions innom­brables. Arrê­tons-nous à l’é­che­lon sui­vant, celui du régionalisme.

Et obser­vons tout d’a­bord, ce qui dément les déduc­tions uni­la­té­rales de Kro­pot­kine, qu’au point de vue éco­no­mique le monde est de plus en plus une vaste uni­té dont chaque par­tie dépend de toutes les autres. Céréales, viande, pois­sons, matières grasses diverses, fruits, tuber­cules, sucre, café, cacao, coton, laine, cuir, fer, nickel, étain, cuivre, bauxite, pétrole, gaz natu­rel, char­bon, bois, pâte à papier, pour ne citer que les prin­ci­pales matières pre­mières, et un nombre immense de pro­duits finis ou semi-finis sont chaque année trans­por­tés par cen­taines de mil­lions de tonnes. Si ce tra­fic ces­sait, une bonne par­tie de l’hu­ma­ni­té en subi­rait immé­dia­te­ment le contre­coup sous la forme de famine et de para­ly­sie des acti­vi­tés. Sup­pri­mez l’ar­ri­vée des pro­duits pétro­liers venus du Moyen-Orient et l’a­gri­cul­ture s’in­ter­rom­pra, par manque de fuel-oil ou de gas-oil pour faire mar­cher les trac­teurs, les bat­teuses et les combines.

[à suivre)

La Presse Anarchiste