On a parlé, et l’on parle encore beaucoup de la prison centrale de Clairvaux, des conditions d’internement qui y existent, de la discipline qui y règne, des efforts ou de l’absence d’efforts qui y sont déployés pour la récupération des prisonniers, etc. J’ai longtemps hésité à apporter mon témoignage, ne voulant pas parler de moi, mais, réflexion faite, il n’est pas inutile de le faire, me semble-t-il, non seulement pour faire connaître les conditions de la vie carcérale que doivent y subir les prisonniers, mais aussi celles qu’a dû subir un militant du mouvement libertaire.
J’ai été envoyé à Clairvaux début 1940. J’avais été condamné à. quatre ans et six mois de prison par le tribunal militaire de Paris, pour ne pas avoir fait la guerre de 1914 – 1918. Le maximum de la peine infligée pour ce délit était de cinq ans. Généralement la moyenne était de trois ans, parfois avec le sursis. Mes antécédents politiques ayant joué, et malgré que j’eusse une femme et trois enfants, on me « sala » tout spécialement, et je ne sais pourquoi on me fit cadeau de six mois. Mais dans mon dossier, figurait une note indiquant : « anarchiste notoire ».
J’étais alors, à Paris, dans la prison du Cherche-Midi, qui, m’a-t-on dit, était un ancien couvent. La sentence prononcée, je fus envoyé à la prison militaire du fort Saint-Nicolas, à Marseille, sur laquelle il y aurait beaucoup à. écrire. Mais ce n’est pas le but que je poursuis aujourd’hui. Puis la guerre éclata. Il y eut une avalanche de prisonniers militaires, nous étions deux par cellule, des cellules infectes, où pullulaient les punaises, où les tinettes portatives — il n’y avait pas de tout-à-l’égout — empestaient, où l’obscurité et l’humidité qui régnaient, surtout au rez-de-chaussée, dans la plupart d’entre elles, attaquaient la santé et minaient le moral.
La prison étant ainsi surchargée de nouveaux arrivants, les autorités pénitentiaires de Marseille se mirent d’accord avec celles de Clairvaux, et décidèrent d’envoyer les « fortes peines » dans cette centrale civile. On nous embarqua dans des voitures cellulaires, en nous affirmant que nous serions libérés à la caserne du fort Saint-Jean, toujours à Marseille, et en s’amusant beaucoup devant les mines déconfites des jeunes gars qui découvraient la supercherie. Je montai comme les autres, menottes aux mains, et ce furent quatre étapes, et quatre séjours correspondant, à Avignon, Lyon (pour cette étape, on nous avait même mis des chaînes aux pieds [[Le texte est annoté, mais les notes n’apparaissent pas dans l’original]], Dijon et enfin Clairvaux. Nous étions, à deux par cellule, debout car il n’y avait pas assez de place pour que l’un de nous pût s’asseoir. J’étais, heureusement en bonne compagnie : le pasteur Pierre Vernier, condamné à cinq ans, ainsi que son jeune frère, pour objection de conscience.
À l’arrivée à Clairvaux, nous dûmes comparaître devant le directeur, bourru et blasé, qui semblait présider un tribunal, nous interrogeait l’un après l’autre, nous menaçait des punitions réglementaires en cas d’indiscipline, etc. Puis l’on nous envoya à la section des « inoccupés ».
La prison centrale de Clairvaux se composait alors, mis à part les dortoirs généralement collectifs, et les réfectoires et la ou les cours (je n’en ai jamais connu qu’une), de petites usines dont les hautes cheminées donnaient, de loin, l’impression d’un ensemble fébrile, et d’ateliers où travaillaient la grande majorité des prisonniers. On y fabriquait des lits de fer, des meubles, des épingles à linge, de la lingerie, des brodequins pour l’armée. Peut-être encore d’autres choses dont je ne fus pas informé, ou que j’ai oubliées.
Mais j’avais, avec mes compagnons de voyage, tous condamnés militaires, été envoyé à la section des « inoccupés », parce qu’on n’avait besoin de personne dans les différents ateliers existants. Nous avions reçu des vêtements de bure des condamnés de droit commun, et un numéro matricule imprimé en noir sur blanc, cousu sur notre vareuse. Il y avait avec nous des condamnés de droit commun : escrocs, voleurs, cambrioleurs, etc. Nous dormions sur une paillasse, à même le sol. Comme au fort Saint-Nicolas, à Marseille, nous disposions d’une tinette collective. Quand nous avons demandé au moins du papier hygiénique, le prisonnier auxiliaire des gardiens, qui faisait pour eux les plus sales besognes (par exemple, « tabasser » les prisonniers pour leur éviter cette responsabilité [[idem]] nous répondit qu’on nous en donnerait « au bout d’une fourche ».
Durant ce premier séjour, nous passions la journée dans la cour correspondant à notre section. Il fallait se tenir à un mètre de distance, immobiles, le dos au mur. Interdiction absolue de parler, sous peine de punition. Nous recevions, le soleil, qui nous brûlait, sans pouvoir nous en abriter. Toutes les heures, nous devions faire cinq minutes de promenade, à la file (en queue de cervelas disait-on dans le jargon de la prison). Un autre prisonnier, à la voix forte, aboyait : « gauche-droite, gauche-droite », et nous devions marquer le pas « gauche-droite, gauche-droite » en martelant le sol de nos gros sabots obligatoires.
En entrant dans la prison, on nous retira tout ce qui n’était pas autorisé par le règlement : les livres (j’avais une quinzaine de volumes de la collection l’évolution de l’humanité), le papier à écrire, les photos des membres de notre famille, notre montre et notre portefeuille. Nous étions cependant autorisés à conserver deux livres, et à en recevoir un par mois, pourvu que nous n’ayons pas été punis, et que le texte reçoive l’accord du directeur. Autorisés aussi à recevoir une lettre par mois, de membres proches de notre famille, et à y répondre, à la même condition de sagesse exemplaire. C’était une espèce de torture que se demander si rien de mauvais ne s’était passé, si notre femme allait bien, si nos enfants…
Je pus, enfin, aller travailler. On me mit à la section des brodequins, fabriqués pour l’armée. J’avais refusé un poste de comptable, car la plupart d’entre eux étaient des mouchards, qui exploitaient les prisonniers en leur faisant payer cinq francs une cigarette qu’ils acquéraient par l’intermédiaire des contremaîtres qui venaient tous les jours de l’extérieur diriger le travail des ateliers.
Rien n’était fait pour élever le niveau mental et intellectuel des prisonniers. Une bibliothèque misérable, une salle de classe dans laquelle les prisonniers ne pénétraient que pour aller une fois par mois, écrire, comme j’ai dit plus haut, à leur famille. Je poursuivais cependant mon effort acharné d’autodidacte. Puisqu’on m’avait autorisé, en entrant, à conserver deux livres, j’avais gardé mon dictionnaire et ma grammaire d’anglais, que je n’avais pas pu utiliser pendant mon année de fort Saint-Nicolas, à Marseille, où l’on m’avait ôté tous mes livres sans exception. Et je repris mon étude de l’anglais de la façon suivante : les brodequins dont je faisais reluire le bord des semelles et des talons à la brosse tournante m’arrivaient sur un wagonnet que, mon travail terminé, je poussais pour que le prisonnier suivant fit à son tour ce dont il était chargé. Entre le moment où je poussais le wagonnet et celui où je recevais le wagonnet suivant, il se passait 10, 20, 40, 80 secondes — rarement plus. Je mettais à profit ces brefs instants pour étudier, lire, chercher un mot dans le dictionnaire, déchiffrer une phrase. Cela intrigua un gardien, un « dur » qui avait été dans les bagnes de la Guyane, et traitait les prisonniers, qu’ils fussent civils ou militaires, assassins ou idéalistes, avec la même rigueur. Il vint feuilleter d’autorité mes livres, me demande pourquoi j’avais été condamné, parut surpris, et ne me dit rien.
Je dormais dans un dortoir collectif. Le soir, nous jouissions d’une demi-heure de lumière électrique, et j’en profitais pour faire des exercices, des thèmes ou des versions, ce qui surprenait le prisonnier préposé à la discipline, lequel me conseillait de ne pas tant travailler au lit (je mettais mon cahier, ou le papier dont je disposais sur mes genoux repliés pour pouvoir écrire).
Une des choses qui m’ont le plus frappé était ce mélange de prisonniers. Comme je l’ai dit plus haut, il y avait toutes sortes d’individus, depuis les petits escrocs jusqu’à des malfaiteurs chevronnés, des espions, des criminels, des réclusionnaires, qui travaillaient avec nous, dans le même atelier, mais dormaient à part et dans leur dortoir se livraient de telles batailles que, m’assura-t-on, les murs étaient maculés de sang. Ces batailles avaient lieu avec des couteaux fabriqués avec des morceaux de fer qui, bien aiguisés, coupaient comme des rasoirs. Les gardiens avaient beau fouiller de temps en temps les cellules, les paillasses, tout ce qui pouvait servir de cachettes ! Ils ne trouvaient jamais rien. Quelquefois, les batailles acharnées avaient lieu dans l’atelier même entre des repris de justice. Les gardiens les laissaient s’entre-assommer, interdisant aux autres prisonniers d’aller les séparer. Ils n’y tenaient pas, du reste. Je fus sur le point d’être envoyé au « mitard » pour avoir esquissé, un jour, le geste de m’interposer. « Eh puis, me dit par la suite mon voisin de travail, avant, les grands seigneurs, ils se battaient en duel, pourquoi qu’on ne se battrait pas, nous ? »
C’était dit en toute amitié, et je ne discutai pas. D’autant plus que mon interlocuteur avait su, comme d’autres et par je ne savais quel cheminement, que j’étais « anar », et se montrait très cordial envers moi. Ainsi que quelques autres du reste, dont l’un, je ne sus jamais lequel, me fit remettre un couteau fabriqué par lui, du moins je le suppose et faillit bien me faire envoyer au « mitard » !
On le voit, les armes tranchantes étaient nombreuses. Et les crimes fréquents. Peu avant notre arrivée, un jeune prisonnier, fils d’un industriel de Nancy, avait été assassiné par des Arabes, me dit-on, pour une question de pédérastie.
Dans l’ensemble, la population pénitentiaire était effectivement dangereuse. Et ce qui s’imposa à mon observation, c’est que rien n’était fait pour la racheter dans la mesure où cela était possible. On aurait pu organiser un programme d’éducation moral vivant, ouvrir à la partie la moins gangrenée, des horizons nouveaux. Rien ne se faisait dans ce sens. Et le pire était (j’avais constaté le même fait à Paris et à Marseille) que les délinquants primaires étaient mélangés aux vieux récidivistes qui se chargeaient de compléter leur éducation en les émerveillant des récits faux ou réels, de leurs prouesses.
Clairvaux méritait bien sa réputation.
[/G.L./]