La Presse Anarchiste

Bakounine et l’Etat marxiste

[|(I)|]

[(Sur la demande d’un cer­tain nombre de cama­rades, nous repro­dui­sons cet opus­cule, où les pré­vi­sions de Bakou­nine sur l’É­tat mar­xiste appa­raissent tou­jours actuelles.)]

Les bases théoriques générales

Les rap­ports entre les idées de Marx et de Bakou­nine sont, le plus sou­vent, mal connus, et cela est regret­table, car ce qui oppo­sa ces deux hommes pen­dant les années 1870 – 1876, revêt de nos jours, et pour l’a­ve­nir même de l’hu­ma­ni­té, une impor­tance fon­da­men­tale. Pour les uns, Bakou­nine fut, en bloc, l’ad­ver­saire achar­né des théo­ries mar­xistes, mais ils ne voient en lui que cette posi­tion néga­tive et ignorent qu’elle s’ac­com­pa­gnait d’une contre­par­tie posi­tive. Pour les autres, Bakou­nine adhé­rait à l’es­sen­tiel de la doc­trine mar­xiste, et seule une ques­tion de tem­pé­ra­ment et de moyens tac­tiques le sépa­rait de son adver­saire. On vous rap­pel­le­ra, à l’oc­ca­sion, qu’il fut le pre­mier tra­duc­teur, en langue russe, du Mani­feste Com­mu­niste et que, sur l’in­ter­ven­tion de Net­chaief — qui se moquait éper­du­ment du mar­xisme — il avait accep­té de tra­duire Le Capi­tal. D’où une appa­rente concor­dance pour qui veut à tout prix la trouver.

La véri­té est beau­coup plus com­plexe, et pré­tendre tout résu­mer en quelques para­graphes, ou sur quelques exemples cités sans s’y attar­der pour évi­ter un exa­men appro­fon­di, équi­vaut à tout faus­ser. Car, chez les pen­seurs-com­bat­tants, obli­gés de modi­fier leurs conclu­sions devant des faits suc­ces­sifs et sou­vent contra­dic­toires, l’in­ter­pré­ta­tion de cer­taines idées peut varier, parce que l’ex­pé­rience pra­tique ou la polé­mique font appa­raître des élé­ments nou­veaux, qui obligent à modi­fier des concep­tions pre­mières. N’en est-il pas ain­si dans toutes les recherches et les réa­li­sa­tions de la science, dans toutes les acti­vi­tés humaines ?

Après avoir étu­dié pro­fon­dé­ment la phi­lo­so­phie alle­mande, dans l’in­ten­tion de deve­nir pro­fes­seur de phi­lo­so­phie [[Les détrac­teurs sys­té­ma­tiques de Bakou­nine, qui s’ef­forcent de nier sa valeur intel­lec­tuelle, pour­ront essayer de ridi­cu­li­ser le fait de don­ner de l’im­por­tance à cette voca­tion pre­mière. Pour eux, et au mépris des faits, B. ne fut qu’un bohème agi­té. Je me conten­te­rai de citer, sur ce point, l’o­pi­nion d’Ar­nold Ruge, le célèbre direc­teur du « Deutsche Jahrb­ti­cher », qui connut tous les révo­lu­tion­naires occi­den­taux de son époque :

« Il ne suf­fit pas de dire que Bakou­nine avait une ins­truc­tion alle­mande ; il était capable de laver la tête phi­lo­so­phi­que­ment aux phi­lo­sophes et aux poli­ti­ciens alle­mands eux-mêmes, et de pré­sa­ger l’a­ve­nir qu’ils évo­quaient, sciem­ment ou mal­gré eux ».

D’autre part, Bakou­nine, offi­cier d’ar­tille­rie à moins de dix-huit ans, démis­sion­na de l’ar­mée pour s’oc­cu­per de phi­lo­so­phie. Or, après qu’il eût été livré à la Rus­sie par l’Au­triche-Hon­grie, le chef de la police secrète le visi­ta à la for­te­resse de Petro­pav­losk. Et voi­ci ce qu’il disait au ministre de Saxe à Petrograd :

« À pré­sent, Bakou­nine se trouve ici, car le gou­ver­ne­ment autri­chien l’a extra­dé ; je l’ai inter­ro­gé moi-même. C’est regret­table pour cet homme ! Car on trou­ve­rait dif­fi­ci­le­ment dans l’ar­mée russe un offi­cier d’ar­tille­rie qui fût aus­si capable que lui ». B. avait aban­don­né l’ar­mée à vingt ans.]], et s’être impré­gné de Kant, Fichte, Schel­ling, Hegel, Feuer­bach et autres phi­lo­sophes alle­mands, Bakou­nine a pris contact avec la pen­sée maté­ria­liste fran­çaise. Pas­sion­né de connais­sances, il devient et demeu­re­ra par­ti­san enthou­siaste de la science expé­ri­men­tale dont il recom­man­de­ra tou­jours la méthode, et son appli­ca­tion à la socio­lo­gie. Le posi­ti­visme de Comte lui paraît juste dans sa métho­do­lo­gie géné­rale d’é­tude et de recherche. Réagis­sant contre les concep­tions méta­phy­siques des soi-disant « idéa­listes » qui sont, dit-il, les plus bas maté­ria­listes, il applau­dit au maté­ria­lisme phi­lo­so­phique, qui abou­tit à la concep­tion la plus réel­le­ment idéa­liste, la plus mora­le­ment éle­vée de la vie.

Depuis 1844, il s’est occu­pé des pro­blèmes éco­no­miques. Après avoir connu Weit­ling en Suisse, il connaî­tra Prou­dhon et Marx à Paris, il étu­die­ra Jean-Bap­tiste Say, Tur­got, Bas­tiat, et aus­si tous les théo­ri­ciens de ten­dance com­mu­niste auto­ri­taire. Il a décou­vert le socia­lisme dont il sera le fon­da­teur, comme mou­ve­ment consti­tué, en Ita­lie et en Espagne.

Tout cela le porte vers l’é­tude sys­té­ma­ti­que­ment maté­ria­liste de Marx dont il recon­naît à plu­sieurs reprises la valeur scien­ti­fique, dont même il pré­fé­re­ra la méthode réa­liste à la phi­lo­so­phie trop sou­vent abs­traite de Proudhon.

Il n’est donc pas éton­nant qu’à Londres, il ait tra­duit, en 1862, le Mani­feste Com­mu­niste. Mais il est trop intel­li­gent, il a une vision trop uni­ver­selle et trop lar­ge­ment humaine de la vie pour se lais­ser long­temps sub­ju­guer par l’ex­pli­ca­tion dia­lec­ti­cienne appli­quée à l’é­tude des faits éco­no­miques — ce qui est, en défi­ni­tive, une façon de faus­ser ces faits. Déjà, pen­dant qu’il tra­duit, parce qu’il a besoin d’argent, et non pour autre chose, la pre­mière par­tie du Capi­tal, il écrit à Her­zen (lettre du 4 jan­vier 1870) : « Et, quant à moi, sais-tu, mon vieux, que je tra­vaille à la tra­duc­tion de la méta­phy­sique éco­no­mique de Marx pour laquelle j’ai déjà reçu une avance de 300 roubles, et j’en aurai encore 600 à tou­cher. Je lis Prou­dhon et la Phi­lo­so­phie Posi­tive, de Comte, et dans mes rares moments per­dus, j’é­cris mon livre sur la sup­pres­sion de l’État ».

C’est loin d’une adhé­sion totale au mar­xisme, au socia­lisme dit « scien­ti­fique », et à l’es­prit marxiste.

Plus tard, à mesure que la polé­mique se déve­lop­pe­ra, Bakou­nine accu­mu­le­ra les objec­tions. Il ren­dra, à l’oc­ca­sion, hom­mage au Capi­tal, mais cet hom­mage ne sera pas aveugle :

« M. Charles Marx est un abîme de science sta­tis­tique et éco­no­mique. Son ouvrage sur le capi­tal, quoique mal­heu­reu­se­ment héris­sé de for­mules et de sub­ti­li­tés méta­phy­siques, qui le rendent inabor­dable pour la grande majo­ri­té des lec­teurs, est au plus haut degré un ouvrage posi­tif, ou réa­liste, dans ce sens qu’il n’ad­met point d’autre logique que la logique des faits. » (Lettre à un Fran­çais, p. 63).

Mais déjà quant au fait éco­no­mique, Bakou­nine qui, pour sim­pli­fier les argu­ments, répète par­fois le sché­ma mar­xiste — dont l’es­sen­tiel remonte à Prou­dhon — de la concen­tra­tion du capi­tal, de la pau­pé­ri­sa­tion crois­sante du pro­lé­ta­riat, de la pro­lé­ta­ri­sa­tion de la bour­geoi­sie, etc., rec­ti­fie, même sans polé­mique, les for­mules passe-par­tout. « La vie sera tou­jours supé­rieure à la science », dit-il ailleurs, et il observe trop, il capte trop la vie pour ne pas voir que la science mar­xiste ne pré­voit pas toute une série de faits qui se pro­duisent sous ses yeux (par exemple, l’embourgeoisement de cer­taines couches pro­lé­ta­riennes qui contre­dit la pau­pé­ri­sa­tion du pro­lé­ta­riat, et la défi­ni­tion hété­ro­doxe de la bour­geoi­sie qui pour lui est aus­si bien com­po­sée des pro­prié­taires et des patrons, que de la classe intel­lec­tuelle vivant mieux que celle des tra­vailleurs manuels, et des bureau­crates pri­vi­lé­giés d’É­tat qui exploitent les masses à leur façon). Au fond, il est plus scien­ti­fique, parce que plus libre­ment obser­va­teur que son adversaire.

Aus­si, les dif­fé­rences théo­riques appa­raissent-elles. Et les oppositions.

Dans la pré­face de la Cri­tique de l’Économie poli­tique, Marx résu­mait sa pen­sée doc­tri­nale par cette for­mule-syn­thèse : « Le mode de pro­duc­tion de la vie maté­rielle déter­mine d’une façon géné­rale le pro­ces­sus social, poli­tique et intel­lec­tuel de la vie. Ce n’est pas la conscience de l’homme qui déter­mine son mode social d’exis­tence, mais son mode social d’exis­tence qui déter­mine sa conscience. » Et il trou­vait bon qu’il en fût ainsi.

Puis Engels, dans l’An­ti-Dürhing, affirme que « l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique de la socié­té consti­tue tou­jours la base réelle qui explique, en der­nier res­sort, toute la super­struc­ture des ins­ti­tu­tions juri­diques et poli­tiques, ain­si que les idées reli­gieuses, phi­lo­so­phiques et autres de chaque période historique ».

Mais dans son écrit, Sophismes his­to­riques de l’École doc­tri­naire des com­mu­nistes alle­mands, Bakou­nine débor­de­ra d’un coup cette inter­pré­ta­tion étri­quée de l’histoire :

« Trois élé­ments, ou, si vous vou­lez, trois prin­cipes fon­da­men­taux consti­tuent les condi­tions essen­tielles de tout déve­lop­pe­ment humain, tant indi­vi­duel que col­lec­tif, dans l’his­toire : 1° l’a­ni­ma­li­té humaine ; 2° la pen­sée ; 3° la révolte. À la pre­mière cor­res­pond pro­pre­ment l’é­co­no­mie sociale et pri­vée ; à la seconde, la science ; à la troi­sième, la liberté. »

Déve­lop­pant ailleurs ces affir­ma­tions fon­da­men­tales, ana­ly­sant l’in­fluence de tous les fac­teurs qui font l’his­toire, il élar­gi­ra l’ho­ri­zon bien davan­tage encore.

Une bonne par­tie de sa cri­tique du mar­xisme, comme doc­trine et science sociale, se trouve dans sa Lettre au jour­nal « La Liber­té ». Le frag­ment qui suit pose en même temps le pro­blème des fac­teurs déter­mi­nants de l’his­toire et du rôle joué par l’É­tat par rap­port au pro­blème éco­no­mique et des classes sociales. Bakou­nine y dis­cute les buts de l’In­ter­na­tio­nale qu’il base essen­tiel­le­ment sur la soli­da­ri­té éco­no­mique de tous les tra­vailleurs de tous les pays, et sur l’en­tière liber­té des sec­tions natio­nales de choi­sir libre­ment leurs moyens d’ac­tion. Com­bat­tant la dévia­tion poli­ti­co-natio­na­liste que Marx et les siens viennent d’im­pri­mer à cette orga­ni­sa­tion, il écrit :

« Mais M. Marx ne veut évi­dem­ment pas de cette soli­da­ri­té puis­qu’il refuse de recon­naître cette liber­té. Pour appuyer ce refus, il a une théo­rie toute spé­ciale qui n’est d’ailleurs qu’une consé­quence logique de tout son sys­tème. L’é­tat poli­tique de chaque pays, dit-il, est tou­jours le pro­duit et l’ex­pres­sion fidèle de la situa­tion éco­no­mique ; pour chan­ger le pre­mier, il faut seule­ment trans­for­mer cette der­nière. Tout le secret des évo­lu­tions his­to­riques, selon M. Marx, est là. Il ne tient aucun compte des autres élé­ments de l’his­toire tels que la réac­tion, pour­tant évi­dente, des ins­ti­tu­tions poli­tiques, juri­diques et reli­gieuses sur la situa­tion éco­no­mique. Il dit : “La misère pro­duit l’es­cla­vage poli­tique, l’É­tat” ; mais il ne per­met pas de retour­ner cette phrase et de dire : “L’es­cla­vage poli­tique, l’É­tat, pro­duit à son tour et main­tient la misère comme une condi­tion de son exis­tence ; de sorte que pour détruire la misère, il faut détruire l’É­tat”. Et, chose étrange, lui qui inter­dit à ses adver­saires de s’en prendre à l’es­cla­vage poli­tique, à, l’É­tat, comme une cause actuelle [[C’est-à-dire exer­çant une action (N. de l’A.)]] de la misère, com­mande à ses amis et à ses dis­ciples de la démo­cra­tie socia­liste en Alle­magne de consi­dé­rer la conquête du pou­voir et des liber­tés poli­tiques comme la condi­tion préa­lable, abso­lu­ment néces­saire, de l’é­man­ci­pa­tion économique. »

(à suivre)

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