La Presse Anarchiste

De l’amoralité à l’autorité

Dans la réponse qu’il m’a faite récem­ment, Ch.-A.B…, comme une des jus­ti­fi­ca­tions de la néces­si­té de l’É­tat à laquelle il est arri­vé, invoque le fait que la plu­part des anar­chistes ne sont pas beaux à voir de près.

J’ad­mets qu’il en est ain­si, mais il convien­drait d’a­na­ly­ser un peu mieux cette ques­tion. Si nous résu­mons les obser­va­tions aux­quelles se prêtent les mœurs domi­nant depuis assez long­temps, dans le mou­ve­ment anar­chiste fran­çais, on peut assu­rer que l’a­mo­ra­li­té a été un des pos­tu­lats les plus accu­sés. Cela a créé une situa­tion into­lé­rable, par la pra­tique de l’im­mo­ra­li­té qui en est décou­lée. Et quand cette pra­tique a las­sé les uns ou les autres, ils se sont mis à y cher­cher remède, et l’ont trou­vé dans l’au­to­ri­té. Ils la trouvent encore. Ils la trou­ve­ront, tant qu’il en restera.

Le cycle est tou­jours le même. Je me sou­viens d’une contro­verse qui eut lieu à Paris, à la fin de 1913 ou au début de 1914, entre Mau­ri­cius, alors anar­chiste indi­vi­dua­liste qui évo­luait vers l’a­nar­chisme com­mu­niste, et un nom­mé Georges, anar­chiste indi­vi­dua­liste achar­né. Georges avait la parole facile et était réel­le­ment intel­li­gent. Mais au nom de la liber­té indi­vi­duelle, il pro­fes­sait le refus de la morale, dans laquelle il voyait — ain­si que beau­coup d’autres — un atten­tat aux droits de l’individu.

Cette amo­ra­li­té, qui se confon­dait avec l’im­mo­ra­li­té — car on ne peut obser­ver une atti­tude neutre entre la morale et l’ab­sence de morale — condui­sait Georges à se mettre, pen­dant la cam­pagne élec­to­rale, au ser­vice des can­di­dats réac­tion­naires pour mener spé­cia­le­ment la cam­pagne anti­par­le­men­taire contre les socia­listes. Il était lar­ge­ment payé pour cette besogne, car ses argu­ments avaient plus de chance de trou­ver un écho favo­rable dans un audi­toire ouvrier, alors révo­lu­tion­naire, que dans un audi­toire bour­geois. On m’a du reste dit qu’il n’é­tait pas le seul à pra­ti­quer ces sales combines.

Tou­jours est-il que l’im­mo­ra­li­té, ou l’a­mo­ra­li­té de Georges le fai­sait abou­tir à des conclu­sions théo­riques logiques, mais dont les consé­quences étaient beau­coup plus graves qu’on ne pou­vait sup­po­ser en pre­mier lieu. Car. dans la contro­verse célé­brée avec Mau­ri­cius, il déve­lop­pa sur­tout les deux argu­ments suivants :

1) Une morale est anti­anar­chiste, car elle est une contrainte, et l’a­nar­chisme est enne­mi de toute contrainte ;

2) Le rêve de l’a­nar­chisme com­mu­nisme d’une socié­té où cha­cun tra­vaille­rait d’a­près le seul impé­ra­tif de sa conscience et l’es­prit de soli­da­ri­té ne tient pas debout, car les uns s’af­fai­re­ront à l’a­te­lier pen­dant que les autres iront pêcher à la ligne.

Quand je ren­trai dans la cham­brette que j’ha­bi­tais alors, je fis la réflexion sui­vante, que je com­mu­ni­quai le len­de­main à Pierre Mar­tin, alors direc­teur du Liber­taire :

« Georges com­mence par détruire le sens moral qui oblige les hommes à faire ce qu’ils doivent. Puis, il nie la pos­si­bi­li­té de réa­li­ser notre idéal, parce que les hommes ne feraient pas ce qu’ils devraient. La conclu­sion est digne des pré­misses qu’il a posées auparavant ».

Depuis, nous avons pu véri­fier l’exis­tence de ce cycle dans les divers aspects du mou­ve­ment anar­chiste fran­çais. D’une façon géné­rale, on y a repous­sé la morale. En par­ler équi­va­lait à pro­vo­quer contre soi les sar­casmes, et à se faire accu­ser d’être un père Lamo­rale. Et si quel­qu’un, connais­sant ses auteurs, citait Prou­dhon, Bakou­nine, Reclus ou Kro­pot­kine, on lui répon­dait ce qu’on répond encore : il s’a­gis­sait de « vieillies barbes » dont on ne pou­vait plus tenir compte, car elles appar­te­naient au passé.

Kro­pot­kine écri­vit, vers 1890, une excel­lente bro­chure inti­tu­lée La Morale Anar­chiste, dont la néces­si­té lui fut sug­gé­rée pré­ci­sé­ment par le nihi­lisme moral qui com­men­çait à péné­trer dans le mou­ve­ment anar­chiste fran­çais. Et lui qui, dans l’en­semble, défen­dait une éthique bio­lo­gique, et se ral­liait à celle de Jean-Marie Guyau, lequel basait le sen­ti­ment du bien sur la force vitale de cha­cun — mais il ne disait pas ce que feraient ceux qui n’a­vaient pas cette force vitale —, se voyait obli­gé d’ex­hor­ter les jeunes à se conduire noble­ment pour des rai­sons non plus bio­lo­giques, mais sub­jec­tives et… de digni­té personnelle.

Cepen­dant, l’a­nar­chisme a ceci qu’il n’im­pose pas de limites à l’au­dace de la pen­sée, ou de la fan­tai­sie (et trop sou­vent on confond l’une et l’autre). Dans quelle mesure l’i­ma­gi­na­tion se sépare-t-elle de la pen­sée ? Voi­là qui n’est pas tou­jours facile à éta­blir. Voi­là sur­tout ce qu’est inca­pable d’é­ta­blir l’in­di­vi­du médiocre qui bap­tise pen­sée ce qui n’est qu’é­lu­cu­bra­tion de far­fe­lu. Avec un peu de bavar­dage, on peut sou­te­nir les thèses les plus contra­dic­toires et les plus sottes, et leur don­ner un sem­blant de véra­ci­té ou de logique. Les sophistes ne sont pas spé­ciaux à la Grèce antique. Il y a du reste la logique ver­bale, et la logique des faits. Et quand, comme c’est arri­vé, n’im­porte quel sot ou n’im­porte quel bavard peut sou­te­nir les choses les plus insen­sées sans qu’un frein soit appli­qué à ses débor­de­ments, c’est la sot­tise et l’ir­res­pon­sa­bi­li­té qui finissent par dominer.

Plus on était extré­miste, plus on était anar­chiste. Tous les liens devaient être bri­sés. Et ils devaient l’être dans le com­por­te­ment de chaque indi­vi­du comme dans toutes les extra­va­gances et tous les délires. Une limite était une coer­ci­tion. Ce n’est pas ce qu’a­vaient vou­lu nos pen­seurs, ni moins encore ce qu’ils avaient dit.

Je connais ain­si un « anar­chiste » intran­si­geant, enne­mi de la morale consi­dé­rée par lui comme une contrainte, par consé­quent comme une néga­tion de l’a­nar­chie, et qui a pas­sé une bonne par­tie de sa vie à pon­ti­fier sur les rap­ports sexuels. On m’a racon­té la sui­vante anec­dote concer­nant cet indi­vi­du qui, jus­te­ment, pense aus­si que la plu­part des anar­chistes ne sont pas beaux à voir quand on les approche de près.

Il appar­te­nait à un mou­ve­ment mar­gi­nal de l’a­nar­chisme. Il y arri­va un jour avec un peu de retard, et s’ex­cu­sa en décri­vant la prouesse qu’il venait d’ac­com­plir. Pen­dant que sa com­pagne était occu­pée à la cui­sine, il avait fait pas­ser dans la chambre à cou­cher une voi­sine, et s’é­tait livré avec elle aux jeux de l’a­mour. Sa com­pagne n’a­vait rien vu, ou soup­çon­né. Il riait de sa petite aven­ture, mais ne fit pas rire les autres.

Indé­pen­dam­ment du fait en soi, le cynisme du bon­homme appa­raît dans l’ac­tion de s’en van­ter dans un milieu où elle ne pou­vait que cho­quer ceux qui l’é­cou­taient. Mais l’a­mo­ra­li­té était deve­nue si cou­rante chez lui qu’il ne se ren­dait pas même compte que, même dans l’in­dé­cence, il y a des limites.

Eh bien, cet indi­vi­du est aus­si, main­te­nant, par­ti­san de l’É­tat et il consi­dère qu’une socié­té sans auto­ri­té gou­ver­ne­men­tale est impos­sible. Un de ceux qui, par leur pro­pa­gande et leur com­por­te­ment, après avoir cor­ro­dé le milieu anar­chiste, l’ont dévié, de la haute éthique qui gui­dait ses fon­da­teurs, et après l’a­voir vidé de toute mora­li­té, en sont arri­vés à deman­der l’au­to­ri­té au nom de la morale. Exac­te­ment comme ceux qui ont tou­jours nié que l’a­nar­chisme soit une doc­trine de recons­truc­tion sociale, avec des concep­tions éco­no­miques pré­cises, et qui, quand ils se sont mis à réflé­chir sur la façon d’as­su­rer le fonc­tion­ne­ment d’une socié­té, se sont ral­liés aux solu­tions du socia­lisme dic­ta­to­rial, ou du com­mu­nisme auto­ri­taire, sous pré­texte que l’a­nar­chie n’ap­por­tait pas les solu­tions qu’ils avaient tou­jours repous­sées comme antianarchistes.

Reve­nant à mon sujet, je dis qu’il faut mettre au pre­mier plan une éthique, une morale que nous pou­vons per­fec­tion­ner si nous en sommes capables. Mais que là où manquent cette éthique, cette morale, qui s’ap­pliquent à la vie indi­vi­duelle et col­lec­tive, aux rap­ports quo­ti­diens des hommes et des femmes, à la vie intel­lec­tuelle aus­si bien que sexuelle, à tout ce qui com­porte l’ac­ti­vi­té de cha­cun, un moment vient où, fata­le­ment, le remède auto­ri­taire s’im­pose. Quand on a semé un désordre auquel on est inca­pable de remé­dier, on accepte, et on réclame l’ordre à tout prix, comme condi­tion pri­mor­diale de la conti­nua­tion de la vie. Que le désordre soit poli­tique admi­nis­tra­tif ou sexuel, la solu­tion est la même. L’ex­cès de liber­té conduit à la dic­ta­ture. À la dic­ta­ture, ou à la déli­ques­cence. On n’a pu, on ne pou­vait arri­ver à la dic­ta­ture dans le mou­ve­ment anar­chiste. On en est arri­vé à la déli­ques­cence. Le ral­lie­ment aux solu­tions auto­ri­taires des uns et des autres, qui n’est du reste pas nou­veau, en est une des conséquences.

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