La Presse Anarchiste

Économie et politicaillerie

Il n’y a pas d’autre alter­na­tive, pour qui pré­tend inter­ve­nir dans une période de trans­for­ma­tion de la socié­té [[Je me situe ici dans l’hy­po­thèse d’une prise de pos­ses­sion des moyens de pro­duc­tion comme en juin 1936. Non d’une révo­lu­tion triom­phante impos­sible, et à laquelle je consi­dère qu’il faut renon­cer défi­ni­ti­ve­ment.]], que de le faire du point de vue éco­no­mique ou du point de vue poli­tique. Plus je médite sur cette ques­tion, plus cette évi­dence m’ap­pa­raît claire, fatale, indis­cu­table. Et m’ap­pa­raît aus­si clair et indis­cu­table le fait que l’im­mense majo­ri­té des révo­lu­tion­naires, qu’ils se réclament du com­mu­nisme auto­ri­taire, du syn­di­ca­lisme, de l’a­nar­chisme sont aus­si igno­rants les uns que les autres en matière économique.

Depuis long­temps déjà, j’in­siste sur le fait que c’est l’é­cole liber­taire qui a, quoi qu’en disent tant de juge­ments hâtifs, appor­té, par ses pen­seurs et ses théo­ri­ciens, le plus de sug­ges­tions valables, de direc­tives utiles — ce qui ne devrait pas empê­cher de conti­nuer un effort créa­teur indis­pen­sable — sur ces ques­tions ardues et com­plexes. Que la vani­té et la nul­li­té intel­lec­tuelle de ceux qui se réclament d’eux les aient fait, et les fassent igno­rer encore, ces efforts que j’ai résu­més dans un numé­ro spé­cial récem­ment paru de la revue Auto­ges­tion n’y change rien. Elles montrent tout sim­ple­ment que ce tra­vail construc­tif n’est pas chose aisée, et qu’il est plus facile de pro­cla­mer à tout bout de champ l’im­mi­nence de la révo­lu­tion et de l’é­crou­le­ment de la socié­té que de se pré­pa­rer hon­nê­te­ment et sérieu­se­ment à être des construc­teurs de la socié­té nouvelle.

Paresse ? Irres­pon­sa­bi­li­té ? Incom­pré­hen­sion ? Cer­tai­ne­ment ! Il est facile de décla­mer, de vati­ci­ner sur la révo­lu­tion à ren­fort de grandes phrases. Il l’est beau­coup moins d’é­tu­dier la géo­gra­phie éco­no­mique, les struc­tures indus­trielles et agri­coles, l’im­por­tance des échanges inter­na­tio­naux, le pro­blème des régions inter­dé­pen­dantes, des nou­veaux modes d’or­ga­ni­sa­tion, et cela non pas seule­ment en ima­gi­na­tion, mais sur la base de recherches concrètes, d’une culture spé­cia­li­sée. En un mot, de deve­nir des éco­no­mistes sur­clas­sant ou au moins éga­lant, ceux de la bour­geoi­sie et du capi­ta­lisme [[Citons un fait (on en pour­rait citer beau­coup d’autres). Il existe en ce moment, en France, envi­ron 800.000 éta­blis­se­ments indus­triels. Le plus grand nombre de ces éta­blis­se­ments ont à leur tête, un patron. Et l’ex­pé­rience m’a mon­tré que, géné­ra­le­ment, un patron est un orga­ni­sa­teur. Ce serait donc des cen­taines de mil­liers d’or­ga­ni­sa­teurs qu’il fau­drait rem­pla­cer du jour au len­de­main. Les petits théo­ri­ciens, qui géné­ra­le­ment ne savent pas ce qu’est le tra­vail, sur­tout le tra­vail pro­duc­teur des biens de consom­ma­tion, ne soup­çonnent pas que les facul­tés de coor­di­na­tion des acti­vi­tés conver­gentes ne se trouvent pas chez la plu­part des tra­vailleurs, et que seuls n’en ont des notions que ceux qui ont été pré­pa­rés de longue date par la créa­tion d’un état d’es­prit que l’on trou­vait en Espagne, dans le mou­ve­ment et les syn­di­cats liber­taires, mais que l’on ne trouve pas en France, ni dans les autres pays d’Europe.]].

On nous dira que l’é­co­no­mie socia­li­sée de l’a­ve­nir (si tant est que cet ave­nir puisse se réa­li­ser) n’a rien à voir avec celle de la socié­té actuelle, et qu’il nous est impos­sible de la pré­voir. Il s’a­git là de misé­rables sophismes aux­quels ont eu recours les Karl Kauts­ki et autres mar­xistes. Car, au fond, dans l’en­semble, la pro­duc­tion, dans une socié­té socia­li­sée, ne se dif­fé­ren­cie­rait guère par son volume et ses carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales, de ce qu’elle est dans la socié­té actuelle. Il fau­drait conti­nuer à four­nir du blé, de la viande, les légumes, tout ce que l’a­gri­cul­ture four­nit de nos jours. Il fau­drait aus­si assu­rer le fonc­tion­ne­ment des indus­tries, et leur apport, pour les vête­ments, poux les machines, les pro­duits chi­miques, les meubles, les mai­sons, les moyens de trans­port, etc. Il fau­drait encore main­te­nir, en l’a­mé­lio­rant, le fonc­tion­ne­ment des éta­blis­se­ments sanitaires.

Certes, il y aurait bien des modi­fi­ca­tions. Par exemple, une dimi­nu­tion de la pro­duc­tion des articles de luxe, ou dits « de Paris », et un dépla­ce­ment de la main‑d’œuvre occu­pée dans ces indus­tries à d’autres tra­vaux [[Ques­tions que l’au­teur avait posées pour l’Es­pagne et dès 1931, dans son livre « Pro­blèmes éco­no­miques la Révo­lu­tion espa­gnole ».]]. Mais dans l’en­semble, on peut dire qu’à quatre-vingt-dix pour cent, la pro­duc­tion conti­nue­rait d’être la même. Le grand pro­blème serait de savoir l’or­ga­ni­ser avec des méthodes nou­velles, des struc­tures sociales inédites. Et plus encore, peut-être, de savoir pro­cé­der à la répar­ti­tion selon des cri­tères éga­li­taires et une orga­ni­sa­tion adéquate.

Or, que fait-on pour pré­voir cette orga­ni­sa­tion ? À peu près rien. Pour connaître ses carac­té­ris­tiques aujourd’­hui même, afin de mieux pré­voir celles de demain ? À peu près rien. On se gar­ga­rise de consi­dé­ra­tions théo­riques sans connais­sances de base. Nous voyons des publi­cistes, des défi­nis­seurs qui ne savent pas ce qu’est un ate­lier ou une fabrique écrire sur l’au­to­ges­tion dans les ate­liers et les fabriques, et nous la décrire comme une pana­cée, mais avoir de cette auto­ges­tion des cri­tères dif­fé­rents, à l’é­la­bo­ra­tion des­quels pro­cède la « folle du logis », c’est-à-dire l’i­ma­gi­na­tion que cha­cun laisse aller au gré de sa fan­tai­sie ou de son esprit baroque. Des révo­lu­tion­naires sérieux et res­pon­sables devraient pro­cé­der à des études spé­cia­li­sées et métho­diques, qui pro­po­se­raient aux tra­vailleurs des solu­tions viables que dans l’en­semble ils ne peuvent trou­ver par eux-mêmes, sur­tout quand il s’a­git de la coor­di­na­tion indis­pen­sable des acti­vi­tés éco­no­miques. Mais il n’en est rien.

La grande masse des tra­vailleurs com­mu­nistes croit être en pos­ses­sion de réponses valables parce que le pro­gramme du par­ti pro­met l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té nou­velle par l’É­tat. L’exis­tence d’un pro­gramme éta­tiste lui semble répondre à tous les besoins, résoudre tous les pro­blèmes. En véri­té, nous sommes là devant une illu­sion et des pro­messes qui ne sont que littérature.

L’ex­pé­rience bol­che­vique nous le prouve. En fait, Lénine, Trots­ky et consorts furent capables d’im­pro­vi­ser des solu­tions « poli­tiques », et en cela ils furent des maîtres, mais non des solu­tions éco­no­miques. Dès 1918, ils sur­ent éta­blir, dans les usines, les cel­lules du par­ti, une police à leurs ordres, qui sur­veillaient, dénon­çaient, empê­chaient les réunions et les pro­tes­ta­tions des tra­vailleurs, impo­saient leur dic­ta­ture selon les ins­truc­tions venues d’en haut. Ils agirent pour cela avec une maes­tria inéga­lable. Ils sur­ent empê­cher les tra­vailleurs de prendre en main la pro­duc­tion. Mais ils ne sur­ent pas orga­ni­ser cette pro­duc­tion. D’où la chute ver­ti­cale des ren­de­ments dans toutes les indus­tries. Et il fal­lut que Sta­line ait recours aux ingé­nieurs amé­ri­cains et alle­mands pour remettre les choses en marche.

Ain­si, nous ne sor­tons pas du dilemme posé au début de cet article. Il est rela­ti­ve­ment facile de jouer un rôle poli­tique aux résul­tats tan­gibles (ce qui ne signi­fie pas qu’ils soient bons) pen­dant la période dite tran­si­toire, dans le maré­ma­gnum d’une situa­tion où la plu­part des choses échappent à une orga­ni­sa­tion d’en­semble dûment contrô­lée. Un tel rôle, parce qu’il n’a rien à voir avec la pro­duc­tion, se rem­plit pour cela hors des orga­nismes pro­duc­teurs (et s’il s’y ins­talle, c’est pour tout y para­ly­ser, tout faus­ser). Il est poli­tique, le seul qui soit à la por­tée de ceux qui pré­tendent inter­ve­nir pour orien­ter la révo­lu­tion, ou la trans­for­ma­tion sociale. Et il n’im­plique qu’une acti­vi­té bureau­cra­tique, et en géné­ral, para­si­taire. Ne nous fai­sons pas d’illu­sions : ces bureau­crates et ces para­sites en puis­sance existent dès main­te­nant. Tous ces « révo­lu­tion­naires » qui s’a­gitent, trots­kystes de dif­fé­rents cre­do, maoïstes, gué­va­ristes, titistes, et même cer­tains de ceux se récla­mant de l’a­nar­chisme, puis­qu’en réa­li­té ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’il fau­drait faire pour orga­ni­ser l’é­co­no­mie, déploie­raient des acti­vi­tés de carac­tère poli­tique ; bureau­cra­tique et parasitaire.

Car ils se pren­draient très au sérieux, et pré­ten­draient — ils pré­tendent déjà — orien­ter la restruc­tu­ra­tion de la socié­té. Et comme, pour la plu­part, ain­si que nous le voyons aujourd’­hui, ils auraient une cer­taine culture géné­rale, ils s’é­ri­ge­raient en théo­ri­ciens et en guides ; cela don­ne­rait lieu à la for­ma­tion d’une plé­thore de dis­cou­reurs qui ne sau­raient pas manier une lime, se ser­vir d’un mar­teau et d’un burin, ni conduire un trac­teur, mais qui pré­ten­draient orien­ter la révo­lu­tion, ou la trans­for­ma­tion sociale.

Cela, qui serait le plus facile, se mani­fes­te­rait sur­tout par la créa­tion de nom­breux bureaux d’où l’on émet­trait des mots d’ordre, ce qui serait le plus facile. Tous ces gens que nous voyons aujourd’­hui pon­ti­fier, endoc­tri­ner, vati­ci­ner sur la meilleure façon de s’y prendre pour recons­truire la socié­té, ne pour­raient qu’être la cin­quième, ou la sixième roue d’un car­rosse, et pré­ten­draient ins­pi­rer la recons­truc­tion des usines ou le tra­vail des champs depuis les bureaux où ils se seraient ins­tal­lés. Et ils se heur­te­raient à la résis­tance des tra­vailleurs qui, comme ils l’ont bien mon­tré pen­dant les évé­ne­ments de mai 1968, n’ont pas la moindre inten­tion de se lais­ser influen­cer par les pri­vi­lé­giés de la culture — mis à part ceux qui sont déjà gagnés par l’es­prit du par­ti com­mu­niste. Lors des évé­ne­ments, il leur sem­blait qu’il leur suf­fi­sait de se pré­sen­ter dans les usines et de dire aux ouvriers : « Débrayez, et vive la Révo­lu­tion ! » pour être sui­vis par eux. Il n’en fut rien. Les tra­vailleurs manuels voient dans ces intel­lec­tuels une classe à part, qui n’a rien de com­mun avec eux, et se refusent à se lais­ser influen­cer par elle.

D’autre part, des dif­fé­rents cou­rants « poli­tiques » exis­tants ne tar­de­raient pas, comme il est arri­vé dans toute révo­lu­tion, à entrer en conflit entre eux, et comme tou­jours ce serait les moins scru­pu­leux, les plus assoif­fés de pou­voir qui l’emporteraient. À ce sujet, signa­lons qu’il nous semble d’un ridi­cule ache­vé de voir les anar­chistes, qui ne sont que quelques cen­taines en France, se poser en réa­li­sa­teurs triom­phants de la révo­lu­tion liber­taire, comme si les autres cou­rants n’exis­taient pas [[On oublie trop que les trots­kystes, indé­pen­dam­ment de leurs oppo­si­tions et de leurs luttes intes­tines pré­ten­draient, s’ins­pi­rant de Lénine et de leur maître à pen­ser de ce que ces deux der­niers ont fait après la « révo­lu­tion » d’oc­tobre. Qu’ils impo­se­raient leur dic­ta­ture, et trai­te­raient en contre-révo­lu­tion­naires ceux qui pré­ten­draient appli­quer un autre pro­gramme que le leur. Se rap­pe­ler de Krons­tadt et du com­por­te­ment de Trots­ky envers les révo­lu­tion­naires ukrai­niens.]], comme si le molosse com­mu­niste n’é­tait pas prêt à leur tordre le cou dès le pre­mier moment. À ce sujet, qu’il nous soit per­mis de pré­ci­ser que, pen­dant la révo­lu­tion espa­gnole, l’œuvre construc­tive qui a été réa­li­sée le fut sur­tout par l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale, par la C.N.T. et les syn­di­cats de la C.N.T. La F.A.I., c’est-à-dire l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fi­que­ment anar­chiste, s’est conten­tée de jouer un rôle subal­terne, qui n’a rien ajou­té aux réa­li­sa­tions construc­tives de notre mou­ve­ment. Les réso­lu­tions prises dans les assem­blées syn­di­cales n’ont pas été le fruit des dis­cus­sions inter­mi­nables aux­quelles, du reste, il est arri­vé à l’au­teur de ces lignes de prendre part. Car même quand ces réso­lu­tions étaient inté­res­santes, et jus­ti­fiées, elles ne por­taient pas sur le monde syn­di­cal à la tête duquel se trou­vaient des liber­taires non poli­ti­sés. Et nous employons le mot « poli­ti­sés » parce que, dans un sens, il s’a­gis­sait bien de poli­tique, quoique non gou­ver­ne­men­tale, mais de poli­tique tout de même. Non de construc­tion direc­te­ment entre­prise et accomplie.

Nous reve­nons à notre affir­ma­tion pre­mière : l’ac­ti­vi­té ne peut être que poli­tique, même si elle se fait au nom de l’a­nar­chie, ou éco­no­mique, il n’y a pas d’autre alter­na­tive. Les dix ten­dances révo­lu­tion­naires qui ont pris part à des mani­fes­ta­tions récentes, y com­pris celle consti­tuée par l’Or­ga­ni­sa­tion Révo­lu­tion­naire Anar­chiste, sont autant de pépi­nières de futurs per­son­nages qui seraient une plaie pour l’œuvre de trans­for­ma­tion sociale. Ceux qui veulent vrai­ment jouer un rôle utile, construc­tif et fécond sont ceux qui étu­dient les don­nées des pro­blèmes et quels pro­blèmes ! — à résoudre. Se tirer d’embarras en disant, pour élu­der les res­pon­sa­bi­li­tés, que « les ouvriers, le pro­lé­ta­riat », feront ceci ou cela, en jouant aux petits direc­teurs de conscience, en diri­geant du dehors, en se pla­çant au-des­sus des tra­vailleurs, en ver­tu de la supé­rio­ri­té théo­rique que l’on s’at­tri­bue, c’est non seule­ment faire preuve d’une pédan­te­rie insigne, c’est se pré­pa­rer à jouer les dic­ta­teurs ou les potiches, même au nom de l’anarchie.

Il faut étu­dier, étu­dier, étu­dier, sans tri­cher, apprendre, réel­le­ment, sérieu­se­ment et s’ap­pro­cher des tra­vailleurs, quand on n’en est pas un, avec des idées claires, des solu­tions valables, des pro­po­si­tions basées sur la connais­sance des choses. Alors on pour­ra s’in­sé­rer dans le monde du tra­vail, et par­ler uti­le­ment de l’or­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion. Sinon, que l’on soit ouvrier ou pas, on ne joue­ra qu’un rôle de marion­nettes, et l’on n’a­bou­ti­ra qu’à des échecs.

[/​Gaston Leval/​]

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