La Presse Anarchiste

L’État et la guerre

Le com­bat de l’é­cole liber­taire du socia­lisme contre l’É­tat est presque tou­jours incom­pris de la majo­ri­té de nos conci­toyens. La rai­son essen­tielle en est qu’ils sont, depuis des siècles, condi­tion­nés par l’É­tat lui-même, lequel, uti­li­sant les innom­brables moyens de pro­pa­gande, de per­sua­sion dont il dis­pose, domine et dirige la for­ma­tion des consciences, des esprits, des intel­li­gences. Si bien que toute la véri­té est faus­sée, et avec elle, toute l’his­toire, dont le dérou­le­ment de la vie des peuples, la nais­sance et la mort des civilisations.

Nous avons dit, déjà — et nous regret­tons que le temps nous manque pour entre­prendre cette tâche dont nous vou­drions que se chargent ceux qui pren­dront la relève dans les luttes de l’a­ve­nir — qu’il serait très utile, indis­pen­sable même, d’é­crire une inter­pré­ta­tion liber­taire de l’his­toire. Non pas pour faire une œuvre sys­té­ma­tique et ten­dan­cieuse, car on ne sert jamais l’hu­ma­ni­té en tra­his­sant la véri­té, mais pour mettre en valeur, dans la mesure qui lui revient, l’œuvre créa­trice, orga­ni­sa­trice, civi­li­sa­trice de cette huma­ni­té, par son effort propre, natu­rel, pour ain­si dire bio­lo­gique, et la com­pa­rer avec celle de l’É­tat. Il y aurait là des fon­de­ments his­to­riques et socio­lo­giques d’une soli­di­té insoup­çon­née, et des bases théo­riques sûres, pour ins­pi­rer les géné­ra­tions futures.

Certes, nous sommes prêts à, recon­naître que dans le déve­lop­pe­ment de l’his­toire on peut trou­ver, par-ci, par-là, des réa­li­sa­tions utiles faites par l’É­tat. Il fal­lait bien qu’il se jus­ti­fiât ou, comme écri­vait Bakou­nine en s’oc­cu­pant de l’É­tat russe de Pierre le Grand, qui fomen­tât la créa­tion de richesse de la bour­geoi­sie par exemple [[Le texte est anno­té, mais les notes n’ap­pa­raissent pas dans l’o­ri­gi­nal]]. D’où aurait-il pui­sé ses richesses, si quel­qu’un d’autre ne les avait pas produites ?

La bour­geoi­sie fut une vache à lait, sous forme d’im­pôts directs et indi­rects, de taxes, de tous lieux, de déva­lua­tions moné­taires, de ban­que­routes, etc.

Ses ini­tia­tives utiles ont, dans l’im­mense majo­ri­té des cas, eu pour but un cal­cul de spé­cu­la­tion pure. La bour­geoi­sie a exploi­té le peuple ; l’É­tat a exploi­té la bour­geoi­sie et le peuple.

L’É­tat, « le plus froid des monstres », comme écri­vait Nietszche, est aus­si le plus mons­trueux des monstres ; car il a été aus­si au long de l’his­toire, une cause per­ma­nente de guerre, de des­truc­tions, de mas­sacres et d’hor­reurs. Les mar­xistes ont, à ce sujet, défor­mé l’his­toire pour la faire entrer dans le cadre de théo­ries éri­gées en dogmes, dont l’ac­cep­ta­tion obli­ga­toire a conduit au tota­li­ta­risme que nous connais­sons. Les luttes pour l’ex­pan­sion ter­ri­to­riale, pour la domi­na­tion des mai­sons royales, pour la satis­fac­tion des ambi­tions auto­ri­taires, des impé­ria­lismes poli­tiques (le siècle de guerres de Louis XIV, les cam­pagnes affreuses de Charles XII, les riva­li­tés d’un Fran­çois Ierer et d’un Charles-Quint, les entre­prises d’un Napo­léon rêvant de conqué­rir jus­qu’aux Indes, bou­le­ver­sant l’Eu­rope et cau­sant des mil­lions de morts), ont eu pour cause, en pre­mier lieu des rai­sons d’État.

Il est vrai qu’au dix-neu­vième l’ex­pan­sion du capi­ta­lisme a été une des causes de guerres inter­na­tio­nales — par­ti­cu­liè­re­ment des guerres colo­niales —, mais pas la seule. Les guerres de la Prusse contre l’Au­triche et le Dane­mark ont eu pour cause une volon­té de domi­na­tion (contre les autres États alle­mands) et d’ex­pan­sion domi­na­trice (contre l’Au­triche). La guerre fran­co-alle­mande, a eu pour cause la riva­li­té des deux nations pour la suc­ces­sion au trône d’Es­pagne. La guerre ita­lo-fran­çaise contre l’Au­triche, a été aus­si, fon­da­men­ta­le­ment, consé­quence de la lutte menée contre l’im­pé­ria­lisme de Vienne. La guerre rus­so-turque eut pour cause des riva­li­tés expan­sion­nistes tra­di­tion­nelles. On ne peut par­ler ici de rai­sons éco­no­miques prépondérantes.

Même dans la pre­mière moi­tié du ving­tième siècle, les causes tra­di­tion­nelles appa­raissent. Certes, la riva­li­té com­mer­ciale anglo-alle­mande a joué sur une large échelle. Mais il y a eu aus­si d’autres causes, et Lui­gi Fab­bri, le socio­logue anar­chiste ita­lien, pou­vait mon­trer que les res­sorts non pure­ment éco­no­miques auraient été les plus impor­tants. La France, vou­lait recon­qué­rir l’Al­sace-Lor­raine, et depuis 1871 (rap­pe­lons-nous du patrio­tisme des com­mu­nards, qui n’é­taient pas des agents du capi­ta­lisme), elle s’est pré­pa­rée à la revanche, si bien que le qua­li­fi­ca­tif de « revan­chard » est deve­nu inter­na­tio­na­le­ment célèbre. La Rus­sie tza­riste vou­lait un accès sur la Médi­ter­ra­née, et sa riva­li­té avec l’Au­triche-Hon­grie a ren­du la guerre inévi­table. La ques­tion bal­ka­nique qui avait pro­vo­qué la guerre de 1912 – 1913, qui mit fin à l’hé­gé­mo­nie turque eut aus­si sur­tout une cause politico-étatiste.

Par­mi les fac­teurs exploi­tés par l’É­tat pour ses entre­prises bel­li­queuses, l’ex­ploi­ta­tion des sen­ti­ments patrio­tiques et racistes a été savam­ment entre­te­nue. On a pu dire, avec rai­son, que le patrio­tisme était la reli­gion des États modernes. Ajou­tons le nationalisme.

Nous avons une preuve nou­velle, qui s’im­pose à qui­conque suit la réa­li­té, dans le conflit qui oppose en ce moment l’U.R.S.S. et la Chine, ou plus exac­te­ment l’É­tat russe et l’É­tat chi­nois, tous deux mar­xistes, les castes gou­ver­nantes de ces deux États, la mino­ri­té qui mène la poli­tique inter­na­tio­nale dans cha­cun d’eux. Car ce ne sont pas les peuples russe et chi­nois qui spon­ta­né­ment, d’eux-mêmes, pré­parent la guerre. Ce sont les gou­ver­nants, ou hommes d’État.

Riva­li­té d’É­tats, pro­fes­sant une même idéo­lo­gie, un même cre­do, les mêmes buts poli­tiques et sociaux, se récla­mant d’une même doc­trine, pour­sui­vant la même fina­li­té. D’É­tats mar­xistes, en un mot. Nous l’a­vions sou­li­gné quand, il y a une dizaine d’an­nées, après avoir enva­hi le Tibet, les troupes de Mao Tsé-tung déva­lèrent les pentes de l’Hi­ma­laya pour enva­hir le nord de l’Inde. Pour des buts éco­no­miques, idéo­lo­giques, de domi­na­tion poli­tique ? Il y avait sans doute de tout cela. Mais l’im­por­tant est qu’a­lors ce fut l’U.R.S.S., l’É­tat russe, qui envoya à l’Inde des arme­ments pour lut­ter contre les troupes chi­noises, et empê­cher l’ex­pan­sion du frère asia­tique. L’É­tat com­mu­niste, bol­che­vique, mar­xiste arma l’É­tat capi­ta­liste-bour­geois-féo­dal indien contre l’É­tat com­mu­niste-bol­che­vique-mar­xiste chinois.

Depuis, la rup­ture entre les deux « frères enne­mis » n’a fait que s’ap­pro­fon­dir. Nous savons ce qu’ont été les polé­miques inter­na­tio­nales qui ne se sont pas can­ton­nées dans le domaine idéo­lo­gique. La riva­li­té des États a pris l’as­pect tra­di­tion­nel des limites ter­ri­to­riales. Elle avait com­men­cé par la méfiance qu’ins­pi­ra à Mos­cou le poten­tiel de capa­ci­té et d’éner­gie de la nation-sœur : entre États, on se méfie tou­jours les uns des autres. Et cela entraî­na le retrait des tech­ni­ciens russes qui avaient mis en route une cer­taine indus­tria­li­sa­tion à laquelle pou­vait suivre, dans un délai plus ou moins long, une force d’ex­pan­sion impé­ria­liste propre à tous les États.

Puis s’est posé le pro­blème de la Mand­chou­rie. La Chine est sur­peu­plée, et sa popu­la­tion, qui aug­mente à rai­son de quinze mil­lions d’ha­bi­tants par an, pose le pro­blème des res­sources vitales. Il était natu­rel que, dans ces condi­tions, les gou­ver­nants com­mu­nistes, mar­xistes, chi­nois deman­dassent aux gou­ver­nants com­mu­nistes mar­xistes russes, de leur retour­ner cette par­tie de l’A­sie dont les armées du tzar s’é­taient empa­rées dans la période où l’Em­pire du Milieu était en état de déli­ques­cence. Mais les hommes d’É­tat com­mu­nistes mar­xistes russes sont, à ce sujet, plus soli­daires des hommes d’É­tat du tza­risme exé­cré d’hier que des hommes d’É­tat com­mu­nistes mar­xistes chi­nois d’aujourd’hui.

Les com­bats aux fron­tières cau­sèrent des cen­taines de morts. Les deux gou­ver­ne­ments, hommes d’É­tat agis­sant au nom des peuples, sans les consul­ter et les chauf­fant à blanc par une pro­pa­gande savam­ment orches­trée, de haut en bas, ont mas­sé des armées pour­vues d’ar­tille­rie et d’armes ato­miques tac­tiques (sur­tout du côté russe).

Le bon sens et la loyau­té indiquent que cette ques­tion aurait dû se résoudre en ouvrant les fron­tières, en per­met­tant à une par­tie de la popu­la­tion chi­noise de s’ins­tal­ler en Mand­chou­rie, en l’ai­dant même à le faire. Mais non ! Un État n’est pas seule­ment un appa­reil bureau­cra­tique et mili­taire. C’est une éten­due ter­ri­to­riale déli­mi­tée, et cela com­pose un tout, sacré, intan­gible, à moins qu’il ne s’a­gisse de l’é­tendre aux dépens des autres États. C’est pour­quoi, au moment où Marx déci­dait d’en­traî­ner la Pre­mière Inter­na­tio­nale à la conquête de l’É­tat, Bakou­nine écri­vait (nous citons de mémoire) ces paroles de bon sens : « Mais qui dit un État dit for­cé­ment d’autres États, et qui dit plu­sieurs États dit for­cé­ment riva­li­té, hos­ti­li­té, lutte entre les États. Mais alors, que reste-t-il de l’Internationale ? »

Disons, pour com­plé­ter la pen­sée bakou­ni­nienne que, qui dit plu­sieurs États dit conflits per­ma­nents qui, de nos jours, peuvent mener à des situa­tions aus­si catas­tro­phiques pour l’es­pé­rance humaine que celles engen­drées par le capi­ta­lisme. Dans le récent conflit qui oppo­sa l’Inde au Pakis­tan, l’U.R.S.S. (ou ses gou­ver­nants, ses hommes d’É­tat) signa avec l’Inde un pacte visi­ble­ment diri­gé contre le Pakis­tan, allié de la Chine. La riva­li­té rus­so-chi­noise repre­nait, en même temps que les divi­sions mos­co­vo-asia­tiques s’ins­tallent au long de l’A­mour, fleuve fron­tière déjà disputé.

Et aujourd’­hui, de l’a­vis des meilleurs spé­cia­listes en ques­tions inter­na­tio­nales, c’est entre l’U.R.S.S. et la Chine que le dan­ger de guerre est le plus grave. La Rus­sie éter­nelle à tra­vers ses gou­ver­nants, l’É­tat russe éter­nel qui étend sa puis­sance sur toutes les mers du monde et menace les petites nations com­mu­nistes (You­go­sla­vie et Rou­ma­nie) qui ne veulent pas s’in­té­grer à son sys­tème inter­na­tio­nal, l’É­tat russe éter­nel qui a réa­li­sé main­te­nant ce dont rêvaient des tzars (la domi­na­tion des Bal­kans et une sor­tie sur la Médi­ter­ra­née) est capable de toutes les folies. Rai­sons éco­no­miques ? Non ! Les causes éco­no­miques d’une guerre, aujourd’­hui, existent entre les U.S.A. et le Japon, qui sera bien­tôt la deuxième puis­sance indus­trielle mon­diale. Mais il n’y a pas, et il n’y aura pas de guerre à causes éco­no­miques. Pas même de menaces. Tan­dis que les menaces de guerre éta­tique sont là, patentes, qui font trem­bler le monde.

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