La Presse Anarchiste

Éditorial

« YAHIA EL DJEZAIR ! »

Pour beau­coup de Fran­çais il aura fal­lu plus de six ans pour com­prendre qu’il y a la guerre en Algé­rie, que cette guerre était per­due d’a­vance et qu’il est temps de faire les comptes, que tout ce qu’on leur rabâche depuis des années n’est que pro­pa­gande et mensonges.

Il aura fal­lu décembre 1960.

Au fond De Gaulle n’a­vait pas mal cal­cu­lé son coup.

Pour lui l’im­por­tant n’est pas que le cafe­tier du coin s’ap­pelle Ortiz ou Moham­med, que le « gros vinas­sier » s’ap­pelle Bor­geaud ou « coopé­ra­tive Ben Abdal­lah », pour lui, l’im­por­tant se situe un cran au-des­sus : à l’é­che­lon de la haute banque et des socié­tés en « Rep ». Il joue la Phy­nance contre le vin d’Al­gé­rie. Il joue une cer­taine Algé­rie qui soit fran­çaise en Bourse et « algé­rienne » en ce qui concerne les pro­blèmes de voi­rie ou d’hy­giène sco­laire, et où règne une paix pro­pice à l’é­cou­le­ment des pipe-lines, contre une Algé­rie en guerre per­ma­nente où chaque hec­to de « mas­ca­ra » 14° coûte la mise en place d’un sol­dat en armes, d’un CRS, d’un gen­darme et engendre à la longue une « tech­no­cra­tie » mili­taire à laquelle tout est dû, et devant laquelle un jour ou l’autre De Gaulle serait ame­né à rega­gner en hâte Colombey.

En décembre 60 De Gaulle devait donc flat­ter les musul­mans – qui sont 9 mil­lions et de qui dépendent la guerre ou la paix – et par les offi­ciers « loya­listes » les ame­ner à des­cendre dans la rue en criant « Algé­rie Algé­rienne » et « Vive De Gaulle » – déga­ger en fait une Algé­rie qui ne soit ni F.L.N. ni ultra – et qui soit gaulliste.

Cette com­bine pré­sen­tant l’im­mense inté­rêt d’a­voir des dehors paci­fistes, réa­listes, etc. propres à réa­li­ser l’u­nion des Fran­çais moyens der­rière lui. « Cohé­sion natio­nale », ni Duclos ni Lagaillarde : De Gaulle.

La seule incon­nue dans le plan du géné­ral res­tait l’at­ti­tude de l’ar­mée. Bien sûr il avait mis en place, autant que faire se peut, des « hommes à lui ». Il avait un peu « qua­drillé » l’ar­mée – et pas si mal, on l’a vu.

Seule­ment ce qui n’é­tait pas pré­vu dans le scé­na­rio c’est que les musul­mans débor­de­raient le mot d’ordre gaul­liste et mani­fes­te­raient pour leur propre compte. Chas­sez le natu­rel dans les dje­bels, il revient au galop dans les cas­bahs. Ain­si par­tout les Algé­riens ont déchi­ré le voile et par­tout ce fut « Algé­rie indé­pen­dante », « Vive Ferhat ».

L’ac­tion de masse et le cou­rage col­lec­tif dont ils firent preuve consti­tuent sans doute le fait le plus impor­tant depuis le 1er novembre 1954.

Du même coup le mythe « Algé­rie Fran­çais », « Terreur‑F.L.N. », etc. s’écroule.

Que reste-t-il ? L’ar­mée, excep­té la répres­sion qui sui­vit le 11 décembre en Algé­rie et qui fit de 200 à 1 000 morts selon les obser­va­teurs, l’ar­mée a lâché les ultras, l’ar­mée a hési­té, l’ar­mée s’est débal­lon­née. L’ar­mée ou plu­tôt l’ar­mée de métier et ses colo­nels qui craignent le chô­mage, car il est peu pro­bable que les gars du contin­gent soient très chauds pour ser­vir de pié­taille à d’in­cer­tains pronunciamientos.

Bien sûr De Gaulle en a pris un bon coup dans les gen­cives avec son « Algé­rie Algé­rienne » – dont tout le monde se fout.

Les Fran­çais de France para­doxa­le­ment ont été ras­su­rés par les musul­mans d’Al­gé­rie. La peur bien entre­te­nue de Lagaillarde, des paras, des Comi­tés de salut public, de l’Ar­mée, cette peur héri­tée du 13 mai, aucune force n’é­tait venue la contre­ba­lan­cer, et sur­tout pas De Gaulle qui au fond avait besoin d’elle pour se main­te­nir, pour se faire plébisciter.

Cette peur s’est éva­nouie devant la déter­mi­na­tion des masses algé­riennes et corol­lai­re­ment l’in­dé­ci­sion de l’ar­mée. Dès lors pour les Fran­çais, les ultras n’existent plus ou sont tout au plus une « poi­gnée d’ex­tré­mistes » (terme naguère encore réser­vé au… F.L.N !) et beau­coup semblent consi­dé­rer déjà le pro­blème comme réso­lu, la guerre terminée.

LE SAHARA VAUT BIEN UNE PAIX.

Pour­tant la guerre conti­nue et le flirt fran­co-tuni­sien s’il ne peut régler à lui seul la ques­tion se tra­duit par une mon­tée en bourse des valeurs pétro­lières inté­res­sées au Sahara.

Les « mono­poles » dont De Gaulle est l’homme attendent de lui qu’il fasse leur paix.

Il ne peut se per­mettre de gâcher l’oc­ca­sion de négocier.

Le choix de Bour­gui­ba pour ouvrir le dia­logue, s’il est astu­cieux, ne fait guère avan­cer les choses. Bour­gui­ba, chef d’É­tat comme De Gaulle peut l’être, s’il a inté­rêt à voir la guerre se ter­mi­ner au Magh­reb et s’il parle volon­tiers de ses « frères algé­riens », a cepen­dant inté­rêt à ce que la paix qui s’ins­taure ne repré­sente pas une trop grande vic­toire du F.L.N. qui, à plus ou moins brève échéance, l’en­glou­ti­rait. Par contre la paix le débar­ras­se­rait en par­tie de la pré­sence en sol tuni­sien de forces consi­dé­rables de l’Ar­mée de Libé­ra­tion Algé­rienne bien supé­rieures aux propres forces tuni­siennes. Le F.L.N. l’a bien com­pris, qui vient d’in­cor­po­rer dans l’A.L.N. de nou­veaux contin­gents de jeunes.

Négo­cier, pour De Gaulle, pré­sente sur­tout des incon­vé­nients de pres­tige. En effet un homme comme lui ne peut se trom­per. Or il a assez cla­mé que le ces­sez-le-feu et le « sort des armes » devraient pré­cé­der la négo­cia­tion. Il ne peut sans perdre la face à ses propres yeux enta­mer des négo­cia­tions en vue d’un ces­sez-le-feu ce qui est un pro­ces­sus exac­te­ment contraire.

Sans doute les « émis­saires secrets » pré­pa­re­ront-ils une for­mule qui ren­dra (après coup) simul­ta­nés négo­cia­tion et cessez-le-feu.

En dehors de ces incon­vé­nients, il y a les dif­fi­cul­tés réelles que pose cette paix puis­qu’elle sera basée sur un accord donc sur un com­pro­mis. Chaque par­tie cher­chant bien enten­du à conser­ver le maxi­mum d’avantages.

De Gaulle, et avec lui les sociaux-démo­crates de la F.E.N. et de la S.F.I.O., vou­drait que la négo­cia­tion ait lieu sous forme de table ronde et pour cela on res­sus­ci­te­rait des orga­ni­sa­tions mori­bondes ou on en crée­rait, cen­sées repré­sen­tées les Euro­péens d’Al­gé­rie, les juifs d’Al­gé­rie, le M.N.A., les musul­mans de France (et pour­quoi pas de Navarre…), les har­kis (qui sont aux Algé­riens ce qu’é­taient les Waf­fen SS et les mili­ciens aux Fran­çais de 1940 – 1944…), etc.

Dans cette pers­pec­tive, « l’Hu­ma­ni­té » qui n’en loupe pas une, et qui est depuis peu plus moud­ja­hi­dine que le F.L.N. tout entier, mul­ti­plie les prises de posi­tion du « Par­ti Com­mu­niste Algé­rien » avec l’obs­cur des­sein que si table ronde il y a, le P.C.A. y sera. Mais bien sûr elle est farou­che­ment contre la table ronde – (on sait vivre Car­re­four Châteaudun).

Cette paix dont on parle a pour les par­tis poli­tiques tra­di­tion­nels une sin­gu­lière odeur de chair fraîche et cha­cun cherche à « se pla­cer ». La S.F.I.O. et sa voca­tion à la « gérance loyale du capi­ta­lisme » ne voit que son Mol­let pour secon­der le patron, en rem­pla­çant Debré. Dans les rangs du P.C. on se met en condi­tion pour « res­tau­rer et réno­ver ». Deux moyens pour cela : accré­di­ter l’i­dée que le régime pré­si­den­tiel né de la guerre mour­ra avec elle et que la relève ne pour­ra être assu­rée que par un front popu­laire. Par une déma­go­gie répu­bli­ca­niste et uni­taire, amoin­drir les réti­cences anti­com­mu­nistes du centre et de la gauche pour que la nou­velle répu­blique ne puisse exis­ter qu’a­vec la par­ti­ci­pa­tion du P.C. ou tout au moins son assentiment.

Quels que soient les sen­tiers qui abou­ti­ront à la paix il semble que ce sera long encore.

La leçon à tirer de ces der­niers mois, c’est que grâce à l’ac­tion des masses musul­manes on aper­çoit la fin du tun­nel. Grâce à elles, oui. Et il serait pré­somp­tueux de croire que c’est parce que nous, « masses fran­çaises » nous sommes abs­te­nues, avons voté Non, avons voté Oui au réfé­ren­dum que la situa­tion s’est mise à évo­luer vers la fin de la guerre…

BATAILLE DE CLASSE EN BELGIQUE.

Pen­dant que nous nous occu­pions à voter ou à non-voter, les ouvriers belges menaient un dur com­bat par la grève géné­rale en Wal­lo­nie, la mani­fes­ta­tion de rues, l’ac­tion directe. Dans l’en­semble les tra­vailleurs fran­çais furent d’a­bord éton­nés par l’am­pleur et la vio­lence de cette lutte, puis par sa durée. Éton­nés et admi­ra­tifs. Tou­te­fois cette admi­ra­tion ne se tra­dui­sit pas par l’é­lan de soli­da­ri­té que les tra­vailleurs belges auraient été en droit d’attendre.

Sans doute s’est-il trou­vé des tra­vailleurs pour dire « Alors qu’est-ce qu’on fait, on leur envoie du fric aux Belges ? », mais la réponse fut par­tout la même : « On n’a pas reçu de listes du syn­di­cat… ». Car nous ne nous sommes pas libé­rés du réflexe condi­tion­né qui nous fait cher­cher « le syn­di­cat » lors­qu’on veut faire quelque chose. Il serait tel­le­ment plus simple de nous orga­ni­ser entre nous, de faire ce que l’on veut… et de voir alors « le syn­di­cat » rap­pli­quer dare-dare pour ten­ter de nous assa­gir ou pour récol­ter les mar­rons que nous aurions tirés du feu. Nous sau­rions alors quoi lui dire au sacro-syndicat…

Rete­nons sur­tout de la grève belge qu’elle fut une lutte poli­tique de classe, visant à des réformes de struc­tures et qu’elle sut débor­der le Par­ti socia­liste belge. Les tra­vailleurs belges ont mon­tré qu’ils avaient plus confiance en eux-mêmes, quitte à affron­ter une répres­sion féroce, qu’en l’ac­tion par­le­men­taire des dépu­tés socia­listes pour faire échouer la loi d’aus­té­ri­té. Si cette loi a été fina­le­ment votée on ne doit pas conclure à un échec de la grève. La mise en appli­ca­tion de la loi ver­ra sans doute les tra­vailleurs belges dres­sés contre elle. La grande vic­toire de ces tra­vailleurs c’est, par­ti­cu­liè­re­ment en Wal­lo­nie, d’a­voir mon­tré leur force immense avec laquelle, désor­mais, le gou­ver­ne­ment et le patro­nat belges devront compter.

Dans des situa­tions tota­le­ment dif­fé­rentes deux peuples tota­le­ment dif­fé­rents – le peuple belge et le peuple algé­rien – prennent leur sort en main et luttent.

Nous, en France, nous pré­fé­rons voter…

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