Question : Comment peut-on caractériser la situation économique en France au début de 1961 ?
Réponse : Dans l’ensemble, l’économie française est à nouveau dans une phase d’expansion après le recul – la récession comme on dit – enregistré au cours du second semestre 1958 et du premier semestre 1959. La demande émanant des trois grands secteurs qui animent l’économie : les « ménages » (c’est ainsi que les spécialistes des Comptes de la Nation appellent les particuliers), l’investissement (public et privé) et l’extérieur (exportations), est dans l’ensemble soutenue. Pour satisfaire cette demande présente et future, étant donné que les stocks sont généralement assez faibles, sauf dans certains secteurs de l’électroménager par exemple, l’industrie doit tourner à une bonne allure [[En décembre 1960, la production sidérurgique par exemple, qui est un bon baromètre de la “santé” économique, a marqué un progrès de plus de 16% par rapport à décembre 1959.]]. Ceci explique que le chômage soit en régression par rapport à l’an dernier et que, dans beaucoup de boîtes, les horaires dépassent 45 heures.
Q. : C’est donc de la demande qu’il faut partir quand on analyse la situation économique ?
R. : Ce n’est pas obligatoire, car tout se tient, mais c’est commode. On peut notamment de cette façon tenir compte de la différence d’évolution des trois grands secteurs mentionnés plus haut et voir pourquoi ils se comportent de cette façon.
Ainsi la consommation des ménages est soutenue parce que, dans l’ensemble, au cours des mois passés, grâce à la reprise des horaires et grâce au fait que les salaires et les traitements ont augmenté légèrement plus vite que les prix de détail, le pouvoir d’achat de la masse des consommateurs a augmenté un peu.
Les investissements, de leur côté, marchent bien. C’est vrai du côté de l’État qui se dispose à faire un effort en faveur des logements et des routes – à la suite, notamment pour ces dernières, de la pression exercée par la masse des automobilistes et surtout des « lobbies » (groupes de pression) de l’automobile, des transports routiers et du pétrole.
C’est vrai aussi de l’industrie privée. Le gros effort de modernisation entrepris depuis quelques années par l’industrie française sous la pression de la libération des échanges et de la perspective du Marché Commun se poursuit après avoir marqué l’an dernier un flottement dû à la récession. Les industries – surtout dans les entreprises de petite et moyenne importance – sont en effet toujours sensibles à la conjoncture à court terme et répugnent à investir quand les choses vont mal. Mais maintenant que le creux est passé, la confiance, dans l’ensemble a repris et les investissements avec elle.
Enfin les exportations « marchent bien ». L’an dernier, devant le fléchissement du marché intérieur, beaucoup d’entreprises se sont tournées résolument vers les marchés étrangers. Leur travail a été facilité par la situation économique baillante de l’Europe [[La production industrielle des six pays du marché commun à progressé de 12% de 1959 à 1960.]], par l’ouverture progressive des frontières (Marché Commun) et par la dévaluation du franc de fin 1958. Cette année, bien que la situation soit un peu moins brillante on Europe et nettement en recul aux États-Unis, les conditions sont encore favorables et les exportations se maintiendront sans doute sur leur lancée.
Q : Et la crise de l’automobile ?
R. : C’est plus la crise d’un modèle, la Dauphine et d’une firme, Renault, qu’une crise de l’industrie automobile tout entière.
La Dauphine subit le contrecoup de son succès sans précédent qui a fait « vieillir » prématurément un modèle pour lequel l’engouement collectif – habilement entretenu par la publicité de la firme – avait sans doute été excessif. Renault d’autre part subit le contrecoup de son pari sur le marché américain, pari qui a été gagné à court terme et perdu à moyen terme. Pour l’ensemble de l’industrie, la production a augmenté de 10 % en 1960 par rapport à 1959. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas un jour une crise généralisée de l’automobile comme celles qui frappent de temps en temps les industries automobiles américaine et britannique. Mais ce ne sera sans doute pas avant deux ou trois ans.
Q. : Et en dehors de l’automobile ?
R. : Il y a des secteurs plus durablement et plus généralement affecté : les chantiers navals, par exemple, qui ont une capacité de production excédentaire et pour lesquels les pouvoirs publics, en accord avec le patronat intéressé étudient des regroupements et des reconversions. Il y a les tracteurs agricoles qui trouvent difficilement des débouchés. Il y a les Charbonnages « victimes » de l’amélioration de productivité des Houillères et de la concurrence du fuel (pétrole). Il y a le bâtiment lui-même, dans lequel les progrès récents dus à un début d’industrialisation des fabrications, commencent à faire sentir leurs effets. Comme dans ce domaine la demande solvable semble avoir atteint un plafond – autour de 300 000 logements par an – on peut s’attendre à ce qu’une partie de la main-d’œuvre dans certaines professions du bâtiment devienne excédentaire si l’on maintient les horaires actuels.
Mais les économistes savent que tant que l’ensemble de l’économie est en expansion ces « ennemis » soit de branches particulières, soit de régions (on parle de « poches de chômage »…) peuvent être absorbés par le capitalisme sans à‑coups trop graves. C’est pourquoi les Pouvoirs Publics et le Patronat ne se font pas particulièrement de soucis pour le moment. Encore que l’exemple belge soit venu récemment leur rappeler qu’il faut se méfier de l’eau qui dort.
T. DUPARC.