« … Nous ne présentons pas de manifeste ronflant car nous ne croyons pas aux bibles révélées et immuables. Nous croyons plus réaliste, plus constructif et aussi… plus anarchiste de mettre perpétuellement au point un bulletin idéologique dans lequel et par lequel se dégageront notre doctrine, nos positions, notre attitude dans la lutte historique présente… ». En rangeant une collection de « NOIR et ROUGE » (il faut bien ranger, parfois, l’Anarchie est d’ailleurs la plus haute expression de l’ordre…) j’ai machinalement feuilleté le premier numéro de nos cahiers et cet extrait de la page-éditorial m’a rappelé que bientôt cinq années se seront écoulées depuis la parution de ces quelques lignes. Cela donne toujours matière à réflexion. Et aussi l’occasion de « faire le point » et revenir sur certaines idées générales de l’Anarchisme, la routine et les petites luttes de la vie quotidienne ou au contraire la venue soudaine d’événements importants avec leurs « grands objectifs » brusquement révélés à chaque fois risquant de voiler les principes simples et clairs de ce qui demeure, plus que jamais, notre idéal.
En fait, au travers de ces semaines, de ces mois, de ces ans passés, c’est toujours le même problème qui nous intéresse : la prise de conscience des hommes face à l’État, à la Société. Et l’Anarchisme nous paraissant l’unique moyen de parvenir à cette prise de conscience, nous sommes amenés à voir où en sont l’Anarchisme et les anarchistes. Je dirai plus loin pourquoi je souligne la différence entre ces deux termes. Mais, tout de suite, constatons que s’il n’y a pas lieu de pavoiser, nous n’avons pas non plus de raisons spéciales pour sombrer dans le découragement. En cinq ans les idées qui nous sont chères n’ont pas vu se cristalliser autour d’elles de mouvements puissants, certes, mais elles n’ont pas reculé et continuent, au contraire, de se frayer un chemin lentement, patiemment et c’est pour nous, anarchistes, tout le problème : tenir le coup. Non que notre vie soit particulièrement dangereuse (nous ne lançons plus de bombes comme nos pères) ou particulièrement pénible (notre militantisme « actif » nous laisse parfois quelques loisirs…) mais c’est précisément ce côté grisâtre, sans panache, obstiné des anarchistes de notre époque qui peut paraître ingrat à supporter, pour certains. Il y a enfin cette difficulté de se maintenir dans un camp où l’on sait que se trouvent peu de compagnons de lutte. Et ça n’est pas toujours facile de militer, quand on n’est pas nombreux ! Car aux obstacles matériels, résultant du travail accompli, accompli par de trop petits groupes de camarades, s’ajoutent souvent d’une façon parfois plus aiguë les obstacles moraux, ce combat avec nous-mêmes, en un mot la difficulté d’être anarchiste.
Qu’on ne prenne surtout pas ces derniers mots au tragique : être dignes des idées pour lesquelles nous luttons ne signifie pas avoir l’auréole de quelconques saints laïques, non. C’est à la fois plus petit et plus grand, plus simple et plus compliqué que cela. D’où la nécessité de quelques « points de repères » jalonnant notre chemin. Et en fait, cet article n’a d’autre ambition que de présenter certaines réflexions sur une courte expérience. Ce ne sera donc pas une « étude idéologique », mais plutôt le rappel de quelques principes, ces principes « si simples et clairs » dont nous oublions parfois l’existence, pour notre plus grand malheur.
Et même le mot « principes » est un grand mot. On voudrait bien pouvoir dire au jeune qui vient à nos idées, et c’est à lui que je pense surtout en consignant ces réflexions désordonnées, on voudrait et on devrait pouvoir lui dire : « Vois-tu, nous avons quelques “trucs” à te repasser, tu verras ce qu’ils valent. Essaie-les, donne-nous tes impressions et si cela te va, repasse-les à d’autres… » Oui, nos principes libertaires sont si simples que l’on courait presque employer l’expression (vulgaire, je le concède) « piger le truc » en parlant de leur assimilation par quelqu’un. Mais comme cela ne ferait pas sérieux, il vaut mieux en revenir aux bons vieux principes.
La difficulté d’être anarchiste, c’est donc, entre autres constatations, cette difficulté de suivre notre vie patiemment, sans fanfares. De remettre comme disait un fabuliste célèbre, cent fois notre ouvrage sur le métier, et j’en reviens ainsi à l’éditorial de notre premier numéro cité au début de cet article. De savoir enfin que l’on est peu, oui, que les anarchistes resteront encore, (et pour longtemps) ces « hérissons » de résistance, plantés au beau milieu d’une Société toujours moribonde, mais qui a la vie dure…
Cette constatation de notre rôle de « minoritaires », qui est valable pour tous les anarchistes quelle que soit leur organisation, signifiera-t-elle pour autant une sorte de résignation de notre part, un refus systématique et lassé devant toute expansion de nos idées, devant toute volonté d’élargir le mouvement libertaire ? Certes non, bien au contraire car, en nous ôtant toutes illusions excessives, elle nous rendra conscients du travail précis que nous avons tous à accomplir. Elle nous évitera, peut-être cette « feuille de fièvre » à laquelle ressemblent trop souvent nos efforts : les périodes d’abattement succédant aux faux enthousiasmes et dont nous pouvons revoir ensemble les processus les plus classiques, ceux que nous connaissons le mieux.
Ou c’est le contraire, la température est basse, très basse, on se dit qu’on n’avance pas, qu’on « n’y arrivera jamais » à si peu devant tant d’obstacles et l’appareil formidable de l’État (effectivement, si on a cette fausse vision du problème uniquement considéré comme un rapport de forces, on risque d’avoir un mauvais moral !) et c’est rapidement le découragement, qui peut mener à l’abandon.
Ou c’est le contraire, la température est haute, trop haute même. On « pète le feu » et on milite à 100 %, c’est la période du « tout pour le Mouvement » et on a une fâcheuse tendance à considérer tout progrès de l’organisation dans laquelle on milite comme une avance de l’idée anarchiste en soi (c’est pour avoir personnellement connu cette déformation que je me permets d’en parler ; car il ne sert à rien de se faire, après coup, une belle conscience, un passé irréprochable et sans erreurs, alors que nous devrions signaler celles-ci aux plus jeunes, aux nouveaux camarades, afin qu’au moins nos défauts servent à quelque chose…) ; dans une volonté « d’action » effrénée, on croit avancer d’autant plus vite que l’on s’épuise plus. Et un jour, ayant soudain constaté que la Révolution n’avait pas éclaté parce qu’on avait, la veille, vendu cinq journaux, collé dix affiches de plus ou eu vingt personnes supplémentaires à un meeting, les yeux s’ouvrent brusquement et le militant infatigable, brutalement dégrisé se rend compte de la situation réelle. Et quand je dis « réelle », même pas, car plus on était grimpé haut plus la chute est rapide et à ce moment tout est au contraire minimisé, voire ridiculisé, par un individu écœuré qui disparaît bien souvent « dans la nature » sans laisser de traces…
Heureusement il n’est pas obligatoire de passer par de telles expériences pour acquérir une vision disons… plus simple des choses ! Aussi, pourquoi ne pas nous pénétrer, une fois pour toutes, de cette idée que notre attitude d’anarchiste devant les difficultés de la vie militante doit être, plutôt que frénétique ou blasée, sereine ? Mais si cette sérénité fait partie de nos principes, n’oublions surtout pas qu’elle n’est qu’un principe d’action, cette dernière ne pouvant être valable et réellement libertaire que si elle est accompagnée du « principe des principes », de ce vieux mot qui peut faire sourire certains mais dont nous constatons plus que jamais qu’il demeure la « règle d’or » de toute vie de militant anarchiste : L’ÉTHIQUE.
Que le lecteur se rassure, je ne m’amuserai pas à décortiquer ou à lui expliquer le livre magistral que Pierre Kropotkine consacra à cette question, l’ouvrage forme un tout et n’a nul besoin de commentaires, voire d’interprétations. Il nous suffit de l’avoir lu et médité au calme. Mais nous sommes en 1961 et si notre doctrine existe toujours et se voit même très souvent confirmée par les faits, le mouvement libertaire n’a pas, lui, le rayonnement et la puissance que l’on pourrait attendre d’hommes et d’organisations guidés par une idée si juste. Et combien d’entre nous, n’est-il pas vrai, ont souvent pu se poser cette question : « Comment se fait-il qu’une doctrine dont tout nous montre qu’elle est la seule valable, humainement parlant, ne se répande pas plus vite dans le monde, qu’elle n’ait pas plus d’adeptes et de défenseurs ? » C’est alors que, très naturellement, on peut être amené à la question suivante, complémentaire, plutôt :” l’Anarchisme ne serait-il qu’une belle idée, une philosophie séduisante, certes, mais inapplicable dans les faits ? L’Anarchisme n’est-il donc pas aussi une doctrine sociale, donc réalisable dans la vie et viable sur le plan organisationnel ? »
On voit tout le danger de telles questions posées dans l’absolu car les faits sont là : c’est vrai, le mouvement libertaire est faible et paraît dérisoire à l’échelle mondiale. Mais outre ce fait élémentaire qu’il faut nous armer de patience et de ténacité, comme déjà dit, et que nous risquons d’être encore très longtemps « petits » du point de vue du nombre, il y a un autre point à ne pas oublier : cette fameuse éthique.
Bien sûr, cela paraît puéril et certains pourront s’étonner ou s’amuser de ce qui semble une redécouverte de l’œuf de Colomb, soit. Mais après tout, ce sont souvent les choses les plus simples dont on a tendance à ne pas parler, quand on ne les oublie pas purement et simplement ! Elles peuvent pourtant parfois nous rendre bien service, et parler de notre morale nous amènera à cette idée toute simple qu’il existe à la fois une doctrine, une règle de vie : l’Anarchisme, et des hommes : les anarchistes. Là réside cette différence mentionnée en début d’article et peut-être aussi une certaine explication de nos difficultés. Ceci n’est, bien entendu, qu’un point de vue et pourra être largement débattu, attaqué, controversé dans les numéros suivants de « NOIR ET ROUGE ».
Il est difficile de parler « morale », cela suppose d’abord de la part du rédacteur une vie exemplaire sur le plan éthique, (ce qui n’est pas mon cas d’où d’ailleurs mon intérêt pour cette question !) et puis le sujet lui-même a une petite allure de discussion académique pouvant sembler futile en regard des événements que nous vivons. Peut-être. Mais si l’on a soi-même, pendant des années, discuté de sujets considérés comme plus « concrets » et plus précisément d’un sujet comme l’Organisation, si l’on a, vécu ce dont on a discuté, je pense qu’on a le droit (si ce n’est le devoir) de signaler ce qui nous a paru le plus caractéristique, dans une certaine mesure, l’essentiel.
Or, si nous nous posons parfois des questions sur la viabilité de l’Anarchisme, nous devrions peut-être nous dire que ce n’est pas notre doctrine qui doit être mise en cause, car elle est plus que jamais valable, mais bien nous-mêmes : en clair, les anarchistes sont-ils à la hauteur de l’Anarchisme ? C’est toute la question.
Dire maintenant que, pour ma part, nous ne sommes pas toujours à la hauteur de notre doctrine n’étonnera certainement pas le lecteur, encore faut-il donner quelques précisions. Je, ne veux surtout pas dire que tous les anarchistes souffrent d’un relâchement de leur éthique (ce que cela fait médical !) et il y a, heureusement, assez de camarades dont la vie est elle-même un exemple et un réconfort. Il est à remarquer, en passant, que ces camarades sont souvent des hommes (et des femmes) très simples, ce sont presque les plus « ternes », les moins « brillants », mais ils mettent leurs actes en accord avec leur pensée et ceux-là sont nos vrais guides, au sens exemplaire de ce mot.
Des guides ? Bien sûr ils ne disent pas « suivez-moi » ! mais leur vie est elle-même une affirmation de leur anarchisme et on a envie de leur ressembler, rien de plus. J’ai personnellement connu de, ces copains (j’en connais toujours) et leur tranquille courage, leur sens de la solidarité, leur aptitude à ne jamais réagir ou se conduire en salauds ont fait autant, sinon plus, pour mon réconfort et mon renforcement dans les idées libertaires que tous les beaux discours entendus à de beaux meetings…
Car ils n’étaient pas anarchistes parce qu’ils avaient une carte, eux ; ils n’étaient pas anarchistes parce qu’ils possédaient l’art des brillantes péroraisons, celles que l’on fait devant des auditoires trop souvent béats et admiratifs et dont on oublie les magnifiques principes quelques heures plus tard, après son « moment de militantisme » ; ils n’étaient pas anarchistes parce qu’ils se proclamaient les « élites » du Mouvement et ceux d’entre eux qui avaient plus lu que d’autres ne se chargeaient pas de rappeler à tout instant leur érudition, ils ne méprisaient pas les copains dont les capacités ou le bagage intellectuels étaient moindres ou, pire, ne les considéraient pas avec cette condescendance apitoyée fort en honneur chez nos « Précieux Ridicules », car, bien sûr, l’Anarchisme a aussi les siens…
Ils n’étaient pas anarchistes pendant un 1⁄4 d’heure ou un jour par semaine, ils l’étaient on permanence et n’avaient nul besoin d’aller le brailler, de l’écrire à satiété, pour qu’on les croie. Et grâce à ceux-là, l’Anarchisme, c’est notre certitude.
Mais nous ne sommes pas tous semblables aux camarades dont je viens de parler et c’est peut-être parce qu’ils ne sont pas l’écrasante majorité chez les libertaires que nos idées éprouvent tant de peine à se frayer un chemin !
Nous avons déjà vu qu’appliquer l’éthique libertaire dans notre vie ne signifiait pas pour autant se transformer en Salutistes ou en Scouts attardés à la recherche de leur « B.A. » quotidienne, certes, mais nous avons tout de même tendance à oublier quelques petits principes pas tellement difficiles à suivre et dont l’application ne fera pas de nous des héros ou des martyrs. Parmi ceux-ci, on pourrait mentionner en bonne place la rigueur.
Brrr ! La rigueur, vous parlez d’un programme ! Ne dramatisons pas mais enfin il serait peut-être temps de reconnaître que nous autres, anarchistes, avons tendance à être de plus en plus rigoureux… envers les autres et de moins en moins envers nous-mêmes ! Nous dénonçons inlassablement les fautes, bassesses, défauts (etc.) de la Société, parfait, mais tendons-nous à être personnellement des hommes et des femmes plus valables, plus dignes de ce que nous défendons ? Et à quoi sert d’être sans indulgence pour les autres si l’on se donne de bonnes excuses à soi- même ? La rigueur ? Ce n’est en réalité pas bien terrible, mais c’est cette profonde honnêteté qui consiste à nous voir tels que nous sommes, à faire ce à quoi on s’est engagé, à être le camarade sur lequel on peut compter, dans lequel on a confiance.
Ce petit couplet sur la rigueur, paraîtra bien fragile à côté de problèmes très importants. Ainsi nous avons souvent parlé de l’organisation, et nous en reparlerons, car le morceau est de taille et mérite toutes les études et examens possibles. Mais précisément, comment pourra-t-on bâtir une organisation anarchiste valable si les membres qui la composent n’ont pas eux-mêmes cette rigueur, en fait cette morale dont nous parlons déjà depuis un moment ? On aura beau faire tous les plans imaginables, se casser la tête sur les plus parfaits et mieux, créer même une organisation dont les rouages fonctionneraient à merveille et l’appeler anarchiste. Rien à faire si les militants de cette organisation (il suffit parfois même de quelques-uns !) n’agissent pas réellement en anarchistes, s’ils n’ont pas cette éthique plus importante que toutes les qualités extérieures, l’organisation ainsi créée sera tout ce qu’on voudra, mais pas anarchiste.
Un exemple pas tellement lointain dans le temps nous rappelle que s’il est bon de se consacrer à son organisation, celle-ci ne doit pas devenir le but suprême, au détriment de la qualité d’homme de ses militants : pour s’être acharnés à vouloir construire une Fédération Communiste Libertaire « efficace » certains en arrivèrent à oublier qu’ils étaient des anarchistes et à se conduire comme tels, donnant de surcroît une superbe occasion aux détracteurs du Communisme libertaire de dire que celui-ci aboutissait inexorablement à un néo bolchevisme ! Mais le danger inverse est également prévisible, quand on abandonne sa morale (oui, sa morale !) et que la haute satisfaction que l’on a d’être un « leader » écouté et entouré de sa petite cour risque de conduire à un éparpillement de minuscules « chapelles » dont les brillants conducteurs se déchirent en toute fraternité, bien entendu…
Ces déviations nous montrent toute la difficulté d’être anarchiste. Il y a d’ailleurs bien d’autres aspects de cette question. Ceux-ci feront l’objet d’une seconde série de petites réflexions dans un prochain numéro de « Noir et Rouge » et nous en tirerons les conclusions ensemble.
[/Christian