Une nouvelle catégorie, parmi celles employées dans les milieux de gauche, semble avoir fait ces temps derniers son apparition : les étudiants.
Un peu partout dans le monde, une activité étudiante se manifeste. En Turquie, en Corée, au Japon, en Espagne aussi. Nous ne nous proposons pas aujourd’hui d’étudier ces divers phénomènes qui sont peut-être de nature différente et sur lesquels nous n’avons eu jusqu’ici que peu de renseignements. C’est « à notre porte » que nous jetterons les yeux pour examiner l’activité étudiante en France contre la guerre d’Algérie et nous demander qu’elle est, de notre point de vue, sa valeur.
Précisons d’abord un point. Il y a toujours eu de petites minorités d’étudiants révolutionnaires agissant, quand ils agissaient, suivant une idéologie précise (par exemple les ESRI, Étudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes, petit groupe d’avant 1914). Il y a encore de nos jours des groupes politiques : Cercles d’Étudiants communistes ou d’Étudiants P.S.U. Mais si ces groupes ont peut-être une certaine influence ce n’est pas d’eux qu’il s’agit aujourd’hui. La plus grande partie des manifestations de l’activité étudiante contre la guerre d’Algérie, soit dans la presse, soit, trop rarement hélas, dans la rue, provient de l’U.N.E.F., Union Nationale des Etudiants de France, syndicat étudiant, dont les membres sont la plupart du temps, dépourvus de toute idéologie bien définie.
Et c’est justement ce qui, en place d’idéologie, pousse l’étudiant moyen à agir comme il le fait que nous allons examiner.
Nous ne nous attacherons pas aux manifestations de l’activité mais à son ou ses ressorts.
Des explications ont été avancées. Examinons-les, puis nous en proposerons une à notre tour :
Première explication, qui se rencontre sous diverses formes depuis l’explication objective jusqu’au relent de propagande gouvernementale : les sursis, ou plus exactement ce qu’on pourrait appeler « l’affaire » de la « réforme » des sursis. Il s’agissait d’accommoder les sursis étudiants à la sauce du Ministère des Armées (qui, remarquons-le, a porté ces derniers temps, en particulier avec M. Guillaumat et ses amis « technocrates polytechniciens » un bien paternel intérêt aux étudiants en particulier et à l’éducation en général). Ce projet a échoué en partie. Il a évidemment ouvert les yeux à certains étudiants ; la plupart l’ont ressenti non seulement comme une atteinte à un privilège étudiant mais plutôt comme une provocation. Car il ne s’agissait pas de faire disparaître un privilège, le gouvernement n’en est pas à un près, mais bien de briser et de décapiter une activité étudiante préexistant à cette affaire. La réforme des sursis a donc aigri les étudiants, elle n’est pas une motivation essentielle.
(Précisons que s’il y a évidemment privilège à aller à un âge plus avancé au service militaire, c’est un privilège que nous souhaiterions plutôt voir étendre que supprimer, il serait plus facile alors de résister au « bourrage de crâne » en usage à l’Armée. Ce n’est pas évidemment l’opinion d’un gouvernement qui projette le service militaire à 18 ans).
Seconde explication. Il y a une dégradation de la situation matérielle des étudiants et ils ressentent la guerre d’Algérie comme la cause financière de cette dégradation.
Il y a évidemment une dégradation de la situation matérielle des étudiants – à l’intérieur de l’Université (manque de locaux ou mauvaise installation, prix des livres, vieillesse et non adaptation des structures universitaires) – à l’extérieur (logement, prix des transports et des restaurants universitaires augmentés, parfois obligation d’un double travail), dégradation qui évidemment atteint les moins « bourgeois » des éléments étudiants, les autres étant plus ou moins solidaires de ceux-là.
Cette explication paraît plus intéressante que la première. Notons toutefois que les bombes atomiques, cause pourtant importante de déperdition financière, n’ont pas ou peu provoqué d’agitation dans les milieux étudiants.
Nous proposons une troisième explication : on peut en gros diviser les étudiants en deux catégories, ceux pour qui le résultat des études ne compte pas, et ceux pour qui il compte. La première catégorie tend à diminuer pour deux raisons : d’abord parce que dans ce bas monde il faut maintenant de plus en plus, pour avoir une situation « convenable » (?!), de « diplômes » (sauf exception), ensuite parce que quatre échecs à un même examen, c’est-à-dire deux années, représentent le maximum de ce qu’un étudiant paresseux peut s’offrir pour rater un examen. Mesure qui tend à éliminer les étudiants-poteaux à la Dostoïewsky.
La seconde catégorie : ceux pour lesquels le résultat compte voient généralement avec déplaisir l’allongement des études, et donc l’éloignement du moment où, ayant obtenu leur diplôme ils peuvent enfin exercer soit la profession qui leur plaît, soit celle grâce à laquelle ils espéraient « faire de l’argent » et s’établir dans l’échelle sociale. (La première attitude ayant évidemment plus notre sympathie). Dans tous les cas, le service militaire – représentant à la fois un allongement supplémentaire et une dangereuse période d’inaction intellectuelle qui risquent fort d’aboutir à un oubli partiel des connaissances plus ou moins bien assimilées de l’étudiant – est une coupure, un obstacle avant le moment où, pense-t-il, il s’installera dans sa vie — (les « études » étant dans notre conception actuelle faite pour aboutir), donc une gêne.
Que se passait-il alors avant la guerre d’Algérie ? L’étudiant supportait la gêne sans rien dire, devenait la plupart du temps sous-lieutenants et allait perdre son temps avec le sentiment réconfortant qu’il n’était jamais qu’un étudiant déguisé en militaire et qu’il était au fond supérieur à cet avatar passager. Il profitait d’un certain confort matériel (grade) et moral (« je domine tout cela et si je le fais c’est parce que je le veux bien »).
Que se passe-t-il maintenant : la guerre est là. Plus de confort matériel : un sous-lieutenant n’est pas un général et il a le droit d’être blessé ou de mourir tout comme un deuxième classe. Plus de confort moral : plus question de se sentir « hors du coup », les ordres sont les ordres, si désagréables soient-ils.
« Obligés de participer aux opérations de répression avec les moyens que l’on sait, et pour une cause indifférente à beaucoup et ressentie comme injuste par certains » (…) (Paris Lettres, novembre 1960, édito).
Le vague humanisme qui sommeille en beaucoup d’étudiants est confronté avec des faits, une situation inéluctable à laquelle il faudra participer. Alors il se réveille un peu ou tout à fait. Plus il se réveille, plus l’étudiant s’aperçoit que cette chose bête et terne, l’Armée, qu’il avait vue au repos est maintenant elle aussi réveillée, en pleine action ; et petit à petit elle se montre désormais à lui sous son vrai jour : une impitoyable machine à asservir, par la bêtise mensongère ou par la mort et ses « avant-goûts ». Plus de place pour les humanismes diffus et les libéralismes d’intention. Il faut être pour ou contre.
Restent évidemment les façons d’être contre :
« (…) choisir entre la résignation de ceux qui partent et une décision difficile aux conséquences incalculables. » (« L’insoumission », Paris Lettres :” Une action de. masse »)
C’est un choix qui n’est guère tentant, d’où bien sûr des activités intermédiaires. Ces activités aboutiront-elles, avec d’autres, à la Paix ? Nous n’en savons rien, nous l’espérons.
Mais nous souhaitons aussi autre chose. Si la guerre se termine, que les étudiants n’oublient pas : « le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde » et la bête a bien des apparences. Peut-être certains d’entre eux sauront-ils, à partir de l’apparence qui les « frappa » plus particulièrement, voir et combattre les autres apparences qui ne les atteignaient pas directement. Peut-être comprendront-ils maintenant le sens de ces mots « rétablir l’ordre » et se demanderont-ils alors : 1° — Si cet ordre vaut qu’on le rétablisse, 2° — s’il n’y a pas une autre sorte d’ordre que celui qu’on rétablit. C’est là ce que nous espérons.
[/Jean-Pierre