La Presse Anarchiste

Michel Bakounine par Max Nettlau

Jus­qu’à la mort de J.P. Prou­dhon (1865), les idées anar­chistes, le mieux et le plus har­mo­ni­que­ment expo­sées par God­win, conte­naient, dans la plu­part des cas, très peu d’i­dées sociales pro­fondes, d’es­prit socia­liste et étaient assez loin des ini­tia­tives, des méthodes et de la volon­té révolutionnaires.

Elles ne pou­vaient pas, par consé­quent, cor­res­pondre inti­me­ment aux situa­tions et aux sen­ti­ments concrets qui, eux, étaient créés par la misère et le mécon­ten­te­ment par­mi les exploi­tés et les oppri­més, les vic­times d’une socié­té capi­ta­liste en pleine expan­sion. La soli­da­ri­té a été pos­sible, avant tout, dans le loin­tain Far West amé­ri­cain, chez les pion­niers dont les moyens et les pos­si­bi­li­tés étaient rela­ti­ve­ment modestes et presque iden­tiques, c’est-à-dire chez des hommes qui pou­vaient faci­le­ment culti­ver des terres jus­qu’a­lors incultes, et qui ne deman­daient pas de grands moyens tech­niques. Tous les autres pro­duc­teurs ren­con­traient l’op­po­si­tion farouche et impi­toyable des capi­ta­listes. Les asso­cia­tions ou les coopé­ra­tives se déve­lop­paient trop len­te­ment, car seule­ment très peu des infor­tu­nés avaient la force non seule­ment de rompre théo­ri­que­ment avec le pas­sé et de pro­fes­ser le socia­lisme, mais aus­si de s’en­trai­der pour sur­mon­ter les dif­fi­cul­tés des pre­mières heures. Les idées sociales de Prou­dhon, bien qu’elles aient pro­vo­qué un grand enthou­siasme, ne res­taient que sur le papier, Les orga­ni­sa­tions d’é­change des ouvriers anglais et les com­munes libres amé­ri­caines n’a­vaient pas réus­si non plus à sur­vivre longtemps.

D’autre part, les réformes défen­dant les inté­rêts du tra­vail étaient refu­sées : chaque effort des orga­ni­sa­tions ouvrières, des pro­pa­gandes socia­listes, chaque essai d’une libé­ra­tion quel­conque, étaient répri­més d’une manière tel­le­ment bru­tale qu’il était évident que les capi­ta­listes et les pri­vi­lé­giés ne feraient aucune conces­sion, au contraire, ils s’af­fir­maient encore plus stables. De là se sont déve­lop­pées les idées (d’un God­win, d’un Owen et d’autres), les méthodes de per­sua­sion paci­fique, de démons­tra­tion d’a­près l’ex­pé­rience, de là aus­si les pro­po­si­tions et les aver­tis­se­ments de Prou­dhon. Mais tout cela s’a­vé­rait sans résul­tat, car les apti­tudes à accep­ter la rai­son et la jus­tice étaient abso­lu­ment absentes dans les classes pri­vi­lé­giées qui comp­taient seule­ment sur la force organisée.

Bien enten­du, ces idées ont trou­vé un écho chez cer­tains hommes qui ont com­pris que seule­ment un ren­ver­se­ment de la socié­té actuelle, du gou­ver­ne­ment et de la pro­prié­té peut don­ner le point de départ d’une socié­té neuve et libre.

Les socia­listes auto­ri­taires, Babeuf, Buo­nar­ro­ti, Blan­qui, ont pro­cla­mé la néces­si­té de la vio­lence révo­lu­tion­naire, à par­tir de la Révo­lu­tion fran­çaise, tan­dis que les anar­chistes, de God­win à Prou­dhon, pen­saient y arri­ver par des moyens paci­fiques – la per­sua­sion, l’exemple, l’en­traide et les prin­cipes de jus­tice. Mais le mas­sacre orga­ni­sé à Paris en juin 1848 a chan­gé cer­tains d’entre eux en révo­lu­tion­naires. Nous avons déjà vu com­bien ceux-ci étaient solitaires.

Telle était la situa­tion, à la fin de 1861, quand M.A. Bakou­nine (1814 – 1876) a com­men­cé son action.

Il a essayé de don­ner à l’a­nar­chisme un esprit socia­liste spé­ci­fique et une volon­té révo­lu­tion­naire, et d’or­ga­ni­ser les forces actives en cher­chant à réveiller l’ins­tinct social et révo­lu­tion­naire qui, d’a­près lui, était en poten­tiel, endor­mi, dans les masses. À ces quatre tâches déter­mi­nées, Bakou­nine a consa­cré le reste de sa vie.

Des maté­riaux bio­gra­phiques très riches montrent que dès l’o­ri­gine ces ten­dances se sont déve­lop­pées dans des condi­tions très favo­rables. L’a­mour de la liber­té et l’ap­pli­ca­tion du prin­cipe de la soli­da­ri­té dans un milieu de sym­pa­thie et de confiance, la volon­té d’é­lar­gir cette sphère en sai­sis­sant la dif­fé­rence pro­fonde entre une édu­ca­tion utile et un mili­tan­tisme actif… la ferme convic­tion dans l’ins­tinct irré­sis­tible qui som­nole au fond de tous les hommes, leur capa­ci­té de révolte vis-à-vis des injus­tices, la foi dans la lutte révo­lu­tion­naire et col­lec­tive, que des condi­tions étouffent sou­vent, mais qui en fin de compte ne s’é­teint jamais ; les pos­si­bi­li­tés d’ac­tion, par consé­quent, presque illi­mi­tées, à condi­tion qu’une mino­ri­té déci­dée et consciente puisse, au moyen d’une per­sua­sion rai­son­née et d’i­ni­tia­tives cou­ra­geuses, trou­ver un écho, une réper­cus­sion dans l’ins­tinct du peuple – tout cela repré­sente les côtés posi­tifs de la per­son­na­li­té de Bakou­nine, une force anar­chiste révo­lu­tion­naire d’une grande valeur. Il pos­sé­dait aus­si quelques défauts liés à son carac­tère qui l’empêchaient de déve­lop­per plei­ne­ment ses qua­li­tés posi­tives et qui, en com­mun avec de nom­breuses forces enne­mies aux­quelles il avait lan­cé un défi, lui ont volé les meilleures années de sa vie pas­sées en pri­son et en dépor­ta­tion, Ain­si, c’est seule­ment vers 1863, presque à l’âge de cin­quante ans, que Bakou­nine a enfin réus­si à com­men­cer sa tâche actuelle et directe et seule­ment dans une période limi­tée à quelques années, dans des condi­tions éga­le­ment très limitées.

Il est inutile de nous arrê­ter ici et de dis­cu­ter des fac­teurs qui ont si long­temps obli­gé Bakou­nine à errer dans le désert reli­gieux, mys­tique, phi­lo­so­phique et natio­na­liste dans lequel il a vai­ne­ment cher­ché cette vie ardente et pleine vers laquelle il a été entiè­re­ment ten­du, et vers laquelle il vou­lait entraî­ner tous les autres.

Le jeune M. Bakou­nine a réus­si, entre 1841 et 1846 à atteindre sa matu­ri­té intel­lec­tuelle. Sa force morale consi­dé­rable (dont témoigne l’ad­mi­ra­tion que lui ont por­tée des êtres excep­tion­nels comme Bie­lins­ky, Tour­gué­niev, Her­zen…) lui a fait dépas­ser les illu­sions d’une phi­lo­so­phie pure et abs­traite qui était à la mode à l’é­poque dans les cercles intel­lec­tuels, et se pen­cher avec un inté­rêt tout par­ti­cu­lier sur les souf­frances des peuples dans le sens social. Cet inté­rêt et ce besoin de connaître l’ont pous­sé à Ber­lin, à Dresde, en Suisse, à Paris, à Bruxelles à cher­cher le contact d’un Ruge, d’un Her­meigh, d’un Wil­helm Weit­ling, d’un Prou­dhon, d’un Marx, des socia­listes de son époque ; époque elle-même riche en recherches et en mani­fes­ta­tions socia­listes, huma­nistes, radi­cales, révolutionnaires.

Cette Europe d’a­vant 1848 a été pro­fon­dé­ment mar­quée d’un côté par cette recherche du socia­lisme, de l’a­nar­chisme, par la volon­té révo­lu­tion­naire d’une « intel­li­gent­sia » assoif­fée d’a­gir, et de l’autre par le mécon­ten­te­ment tou­jours plus grand, la révolte qui gronde dans les masses prêtes à se lever. Ce n’est pas un hasard qu’exac­te­ment à cette époque M. Bakou­nine (sous le pseu­do­nyme de Jules Ely­sard) ait écrit son reten­tis­sant article « La Réac­tion en Allemagne ».

Conscients des dan­gers des aspi­ra­tions sociales de plus en plus fortes, les milieux gou­ver­ne­men­taux et les révo­lu­tion­naires non socia­listes ont essayé, d’une manière plus ou moins arti­fi­cielle, de don­ner un carac­tère plus étroit, plus natio­nal et égoïste, au mécon­ten­te­ment et aux révoltes populaires.

Un cer­tain nombre de révo­lu­tion­naires sin­cères, en pleine recherche et en pleine for­ma­tion, ont été ain­si séduits, eux aus­si, par les luttes de libé­ra­tion natio­nale des peuples oppri­més. À Bruxelles, en 1844, par l’in­ter­mé­diaire du vieux patriote polo­nais Lele­vel, Bakou­nine entre en contact avec l’é­mi­gra­tion polo­naise. Leur action com­mune ne dépasse pas quelques entre­tiens. Mais après les émeutes de 1846 en Pologne et les mas­sacres faits par l’ar­mée russe d’oc­cu­pa­tion, sa soli­da­ri­té avec les Polo­nais s’af­firme ; le dis­cours fait à Paris en 1847 à la com­mé­mo­ra­tion de la Révo­lu­tion polo­naise de 1831 pro­voque son extra­di­tion de France.

Il revient avec la révo­lu­tion de 1848 et se jette entiè­re­ment dans la lutte : dès que les armes se taisent, rue de Tour­non, il part appor­ter la flamme en Europe cen­trale – les évé­ne­ments de Paris l’ont convain­cu que le des­po­tisme des grandes puis­sances conti­nen­tales est le plus grand obs­tacle dans la lutte ; en essayant de réunir les forces démo­cra­tiques de trois natio­na­li­tés qu’on consi­dère héré­di­tai­re­ment enne­mies : les Slaves, les Alle­mands et les Hon­grois, Bakou­nine tâche de miner ces puis­sances des­po­tiques. Dans ce sens, il écrit « l’Ap­pel aux Slaves » (1848). L’an­née sui­vante, en mai 1849, il est aux pre­miers rangs des bar­ri­cades de Dresde, en Alle­magne, bien que cette révo­lu­tion éclate dans des buts et des conjonc­tures qui lui sont assez étran­gers. Les consé­quences : Bakou­nine est arrê­té, deux fois condam­né à mort, il passe des années dans la plus ter­rible pri­son russe – la for­te­resse Pierre et Paul de Péters­bourg – il est dépor­té en Sibé­rie et réus­sit seule­ment douze ans après (en 1861) à retrou­ver sa liber­té, en s’évadant.

Dans ses concep­tions sociales, le fait que Bakou­nine a pas­sé ses années de jeu­nesse dans le régime de l’es­cla­vage pay­san en Rus­sie n’est pas le plus domi­nant. Ses aspi­ra­tions sociales se mani­festent à par­tir de 1841 (il quitte la Rus­sie l’é­té 1840) quand il a eu la pos­si­bi­li­té, en se plon­geant dans la lit­té­ra­ture des nom­breux mou­ve­ments plus ou moins socia­listes ou com­mu­nistes, d’ar­ri­ver dans ses concep­tions phi­lo­so­phiques et poli­tiques à l’ex­trême gauche de ces mou­ve­ments. Ses concep­tions s’af­firment encore plus après les contacts directs avec les com­mu­nistes alle­mands en Suisse en 1843, et par ses nom­breuses rela­tions avec les socia­listes réunis à Paris en 1844 – 1845, de Marx à Prou­dhon. Il passe des jour­nées et des nuits entières en discussion.

L’a­nar­chisme de Prou­dhon et le com­mu­nisme de Blan­qui et de nom­breux Alle­mands ont fait une forte impres­sion sur Bakou­nine, cha­cun l’at­ti­rant de son côté. Mais son rai­son­ne­ment logique et aigu met en évi­dence pour lui-même de grandes lacunes dans les deux théo­ries : le com­mu­nisme ne laisse aucune place à la liber­té, l’a­nar­chisme de Prou­dhon n’en­vi­sage pas une vraie soli­da­ri­té sociale, n’al­lant pas plus loin qu’une simple entraide. Cha­cun de ces sys­tèmes, ain­si que la plu­part des autres, tâche d’é­ta­blir à l’a­vance des règles et des déci­sions – quand et com­ment on doit agir – au lieu de lais­ser une cer­taine ini­tia­tive créa­trice aux masses révo­lu­tion­naires, quand le temps d’a­gir vien­dra. Bakou­nine ne s’at­tache ain­si ni à l’un ni à l’autre sys­tème social, avec tou­te­fois une sym­pa­thie plus grande pour l’es­prit liber­taire et un cer­tain mépris pour tout socia­lisme auto­ri­taire – sur­tout pour Marx qui ne se contente pas seule­ment de pro­po­ser et de défendre sa propre concep­tion du socia­lisme mais qui pro­clame d’une manière abso­lue, et essaie de faire entrer dans la tête de ses dis­ciples, que toute révo­lu­tion dans le déve­lop­pe­ment humain et que tout l’a­ve­nir doivent suivre la direc­tion et les règles décou­vertes par lui-même. La consé­quence immé­diate en a été que l’é­vo­lu­tion a sui­vi une ligne indé­pen­dante de Marx, et que lui, tenant à son pres­tige, a été obli­gé de rat­tra­per cette évo­lu­tion en modi­fiant cer­taines de ses concep­tions, et en tout cas en s’abs­te­nant lui-même de toute action. Cette tac­tique oblige pro­gres­si­ve­ment les mar­xistes à se tenir en dehors de la lutte pour la réa­li­sa­tion des aspi­ra­tions vrai­ment socia­listes et les oblige à se joindre au méca­nisme poli­tique et avant tout à accep­ter le prin­cipe d’ap­pa­reil gou­ver­ne­men­tal et de par­le­ment, et même à envi­sa­ger un gou­ver­ne­ment dictatorial.

Bakou­nine est convain­cu que la révo­lu­tion sociale ne peut pas être évi­tée, éli­mi­née par la dia­lec­tique des pres­ti­di­gi­ta­teurs mar­xistes, car l’or­gueil et l’a­vi­di­té des classes pos­sé­dantes ne per­mettent pas une évo­lu­tion paci­fique. Pour lui, la période révo­lu­tion­naire et des­truc­tive est une néces­si­té tra­gique mais inévi­table ; les masses popu­laires révo­lu­tion­naires seront les acteurs d’ac­tions intré­pides. Sur ce point, en sa qua­li­té de Russe qui connaît bien la tra­di­tion de Sten­ka Razine et de Pou­gat­chev, il est plus près des révoltes pro­fondes popu­laires et sociales, que beau­coup d’autres révo­lu­tion­naires de l’Ouest. C’est pour cela aus­si qu’il espé­rait, en 1848 – 49, avant tout une révolte popu­laire et pay­sanne en Bohème et dans les régions limi­trophes d’Al­le­magne. Et en réa­li­té, la révo­lu­tion qu’il pré­pare pen­dant l’hi­ver et le prin­temps dans les mon­tagnes de Bohème, des Sudètes et de Silé­sie, pou­vait être une révo­lu­tion d’un carac­tère assez des­truc­teur et social, mais il était presque seul à l’en­vi­sa­ger dans ce sens.

Après les années de pri­son, la dépor­ta­tion en Sibé­rie, Bakou­nine apprend le suc­cès de Gari­bal­di et l’é­crou­le­ment du des­po­tisme du roi de Naples (en 1860 – 61), le réveil de l’es­prit révo­lu­tion­naire en Europe. Il attend « un prin­temps révo­lu­tion­naire » en Europe, il fuit de Sibé­rie pour être plus près de la bataille.

Il a encore des espoirs sur les pos­si­bi­li­tés d’une lutte natio­nale, comme point de départ de la grande Révo­lu­tion : il envi­sage qu’a­vec Gari­bal­di les révoltes révo­lu­tion­naires des Slaves et des Hon­grois peuvent s’al­lu­mer par­tout dans l’empire aus­tro-hon­grois ; qu’en pro­pa­geant cet incen­die en Pologne et en Ukraine, on peut conta­mi­ner aus­si l’empire tsa­riste ; que cet esprit de révolte va pro­vo­quer un nou­veau 1848, contre Napo­léon III en France, qu’en écrou­lant les empires des­po­tiques en Europe on peut arri­ver à créer une fédé­ra­tion des nations libres, basée sur la jus­tice natio­nale et sociale. Quelle vaste perspective !

Mais aus­si quelle immense déception !

Les expé­riences des années 1862 – 63 ont vite fait la démons­tra­tion que, chaque fois, les aspi­ra­tions natio­nales mènent dans les mains des gou­ver­ne­ments, que ces gou­ver­ne­ments sont inévi­ta­ble­ment liés à leur propre inté­rêt d’É­tat et aus­si aux inté­rêts des capi­ta­lismes natio­naux et inter­na­tio­naux. Au lieu de démo­lir les anciens empires des­po­tiques ils mènent à de nou­veaux empires. Il était aus­si évident que les aspi­ra­tions natio­nales sans conte­nu social ne pou­vaient pas mobi­li­ser de larges couches du peuple, que les chefs natio­naux, même quand ils pos­sèdent l’im­mense pres­tige d’un Gari­bal­di, d’un Maz­zi­ni ne peuvent pas être les fac­teurs d’une vraie révo­lu­tion, étant don­né qu’ils sont eux-mêmes des bour­geois purs et des anti-socialistes.

Dès ce moment, pour Bakou­nine, l’en­ne­mi direct est le pou­voir d’É­tat, le gou­ver­ne­ment, ces forces qui s’ap­puient sur le mili­ta­risme ; l’en­ne­mi indi­rect, ce sont les sen­ti­ments anti-socia­listes et pro­fon­dé­ment natio­na­listes, type Maz­zi­ni, qui dévient les efforts du peuple de ses inté­rêts propres, sociaux ; ain­si que les socia­listes auto­ri­taires qui, eux aus­si, au lieu de détruire l’É­tat, veulent uti­li­ser les méca­nismes éta­tiques pour ins­tau­rer un socia­lisme sans liber­té, si celui-ci est possible.

Mais une décep­tion, même immense, n’a­vait pas suf­fi­sam­ment de force pour décou­ra­ger une volon­té comme celle de Michel Bakou­nine. Bien qu’il sente pro­fon­dé­ment qu’il est presque seul, en cette fin d’an­née 1863, il décide de ne plus s’oc­cu­per des pro­blèmes de natio­na­lisme slave, mais de don­ner toute son éner­gie à la pré­pa­ra­tion d’une révo­lu­tion sociale euro­péenne. Il cherche encore une fois le vieux Prou­dhon, mais il n’ar­rive pas non plus à s’en­tendre avec lui sur les ques­tions les plus impor­tantes, de la même façon que dans leur dis­cus­sion 20 ans plus tôt.

Il com­mence un tra­vail immense, per­son­nel, concret. De 1864 à 1867, il réus­sit à entrer en liai­son per­son­nelle avec les meilleurs, d’a­près lui, des hommes et des révo­lu­tion­naires de son temps, meilleurs parce que plus aptes à accep­ter ses idées et à faire avan­cer cette Révo­lu­tion sociale. Il réus­sit ensuite à les unir dans la Socié­té Révo­lu­tion­naire Inter­na­tio­nale, appe­lée plus tard la Fra­ter­ni­té Inter­na­tio­nale. L’his­toire de cette socié­té clan­des­tine pré­sente un cer­tain intérêt…

(Note du trad. : M. Net­tlau cite ici, sur deux pages envi­ron, les publi­ca­tions, les siennes et les autres, sur cette Alliance, comme : « Bakou­nine et l’In­ter­na­tio­nale en Ita­lie », de 1864 à 1872, éd. Genève, 1928 ; des docu­ments inédits sur l’In­ter­na­tio­nale et l’Al­liance en Espagne, éd. Bue­nos Aires 1930 ; Les buts de l’Al­liance et le Caté­chisme Révo­lu­tion­naire, éd. Alle­magne, 1924 ; Le déve­lop­pe­ment his­to­rique de l’In­ter­na­tio­nale, éd. en russe, 1873 ; de nom­breuses bro­chures, cor­res­pon­dances, etc. de Bakou­nine, où lui-même explique sa posi­tion, ses méthodes et ses buts ; par exemple, en 1868, les prin­cipes de l’Al­liance Inter­na­tio­nale des Socia­listes et Démo­crates ; en 1872, l’Al­liance des Socia­listes-révo­lu­tion­naires ; en 1872 – 73, la Fra­ter­ni­té des Slaves ; en 1873 « Vers la Révo­lu­tion Russe »).

C’est une acti­vi­té immense, une orga­ni­sa­tion vivante. Bakou­nine lui-même par­court l’I­ta­lie, la Suisse, Paris, Londres, Stock­holm. Ses lettres ont des dizaines de pages. Pour illus­trer l’es­prit de l’Al­liance et l’é­vo­lu­tion de Bakou­nine sur la ques­tion natio­nale nous don­ne­rons un bref extrait d’une des bro­chures sur l’Al­liance de Bakounine :

« La ligue… convain­cue que la paix ne pour­ra être conquise et fon­dée que sur la plus intime et com­plète soli­da­ri­té des peuples dans la jus­tice et la liber­té doit pro­cla­mer hau­te­ment ses sym­pa­thies pour toute insur­rec­tion natio­nale contre toute oppres­sion, soit étran­gère, soit indi­gène, pour­vu que cette insur­rec­tion se fasse au nom de nos prin­cipes et dans l’in­té­rêt tant poli­tique qu’é­co­no­mique des masses popu­laires, mais non avec l’in­ten­tion ambi­tieuse de fon­der un puis­sant État ».

Pour ce même but, Bakou­nine n’hé­site pas à prendre la parole publi­que­ment à Stock­holm en 1863, et sur­tout en sep­tembre 1867 à Genève devant le « Congrès démo­cra­tique et inter­na­tio­nal de la Paix ». Mais ses idées « fédé­ra­lisme, socia­lisme, anti­théo­lo­gisme », c’est-à-dire un fédé­ra­lisme anti­gou­ver­ne­men­tal et liber­taire (thème du dis­cours de Genève), ne trouvent pas d’é­cho favo­rable dans la Ligue, les démo­crates bour­geois avaient dans le meilleur des cas une atti­tude plus ou moins ami­cale envers les socia­listes mais n’ac­cep­taient pas le socia­lisme, sur­tout le socia­lisme anti-autoritaire.

Pen­dant ce temps, la créa­tion de l’In­ter­na­tio­nale ouvrière et socia­liste (en sep­tembre 1864) à Londres, par les ouvriers fran­çais et anglais, donne plus d’es­poir et plus de garan­tie. Bakou­nine appar­tient per­son­nel­le­ment à cette Inter­na­tio­nale à par­tir de 1868. Sous son impul­sion, les membres de l’Al­liance ont com­men­cé à tra­vailler acti­ve­ment dans cette Inter­na­tio­nale, soit en tant que sec­tions entières, soit dans les sec­tions déjà exis­tantes. Après le Congrès de l’In­ter­na­tio­nale à Bâle (sep­tembre 1869), la Fédé­ra­tion du Jura a pris un carac­tère net­te­ment socia­liste anti-auto­ri­taire (avril 1870), sui­vie de la Fédé­ra­tion Espa­gnole (sec­tion de Madrid, 1868, de Bar­ce­lone, 1869), de la Fédé­ra­tion Ita­lienne (août 1872), la sec­tion slave de Zurich (1872 – 73). 

En 1873, Bakou­nine déjà âgé (60 ans pas­sés) et dure­ment éprou­vé par les pri­sons et les luttes, se retire de l’ac­tion publique ; l’an­née sui­vante, il se retire encore plus, de son propre cercle ; deux ans plus tard, il quitte l’I­ta­lie pour venir mou­rir par­mi ses amis à Berne (1876).

[/​Max Net­tlau

« Essais sur l’his­toire des idées anar­chistes », édi­tions Prof­soynz, Detroit 1951, en russe.

Notre tra­duc­tion pré­sente une par­tie de 3 chapitres.

« Bakou­nine, les inter­na­tio­na­listes belges, Anar­chisme, col­lec­ti­vi­té, 1864 – 1870 »./]

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Nous avons choi­si ce texte parce qu’il pré­sente, d’a­près nous, un double inté­rêt : il nous per­met de don­ner à nos lec­teurs un texte des clas­siques de l’a­nar­chisme (il est encore, sauf erreur, inédit en fran­çais) et en même temps il touche à une ques­tion plus que jamais brû­lante et actuelle : la lutte natio­nale et sociale, sa por­tée, ses limites.

L’œuvre de Michel Bakou­nine, qui a eu une telle influence sur ses contem­po­rains, et qui a joué un rôle déci­sif dans la théo­rie et la pra­tique anar­chistes, est très peu connue.

Dans la presse et les édi­tions liber­taires, on parle très peu de lui (sauf dans l’œuvre du cama­rade G. Leval).

Il existe encore en fran­çais quelques études sur Bakounine :

— Bakou­nine, la vie d’un révo­lu­tion­naire de H.E. Kamins­ki, édi­tion 1938, Montaigne.

— La Révo­lu­tion sociale ou la dic­ta­ture mili­taire, Bakou­nine réédi­tion Prudhommeaux.

— Bakou­nine, E. Porges, 1946, édi­tion Aux portes de France.

— Confes­sions, Bakou­nine, 1932, édi­tion Rieder.

— Michel Bakou­nine, cor­res­pon­dance avec Her­zen et Oga­rev, Dra­go­ma­nov, 1896, édi­tion Perrin 

— Bakou­nine et le pan­sla­visme révo­lu­tion­naire, B .Hep­ner, 1950, édi­tion Mar­cel Rivière.

— His­toire du mou­ve­ment anar­chiste en France, J.Maitron, 1955, édi­tion Socié­té Uni­ver­si­taire d’É­di­tion et de Librairie.

— His­toire de l’A­nar­chisme, Ser­gent et Har­mel, 1949, édi­tion Le Portulan.

— L’A­nar­chisme, P. Eltz­ba­cher, 1923, édi­tion Mar­cel Girard. 

— Dieu et l’É­tat, Bakou­nine, 1892, édi­tion La Révolte.

Les « Œuvres de Michel Bakou­nine » en 6 tomes, édi­tées par James Guillaume (1895 – 1913) sont introu­vables (nous serions heu­reux si des cama­rades peuvent nous prê­ter ou nous indi­quer où trou­ver ces ouvrages).

[/​Théo Leconte/​]

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