La Presse Anarchiste

Refuser

Une résis­tance est née. Timide, hési­tante, épar­pillée d’a­bord. Se cher­chant, croyant se trou­ver, se trou­vant, s’en­thou­sias­mant au contact d’autres refus, se sen­tant seule, iso­lée, oubliée avant d’a­voir vécu, décou­vrant la répres­sion et par-là la néces­si­té impé­rieuse d’être « sérieux », consta­tant sou­dain, éton­née d’elle-même, qu’elle est moins seule qu’elle ne croyait, que la petite flamme allu­mée par quelques-uns éclaire main­te­nant d’autres jeunes.

Pour infime qu’elle soit encore, la résis­tance existe – Et s’interroge.

Née de réac­tions indi­vi­duelles au fait de la guerre d’Al­gé­rie, née « de la base » et n’ayant pré­sen­te­ment pas de vrai som­met, cette « résis­tance » rejoi­gnant en cela nombre de ces aînées dans l’his­toire, se cherche un com­mun déno­mi­na­teur, une idéo­lo­gie qui cimente son union, qui donne des réponses claires à toutes les ques­tions et non plus au seul dilemme : refu­ser ou accep­ter la guerre d’Al­gé­rie – désor­mais dépassé.

Il n’est pas dans notre pro­pos de prendre posi­tion « pour » ou « contre » cette résis­tance mais plus de cher­cher à com­prendre le pour­quoi de cette lutte, les dif­fi­cul­tés qu’elle peut ren­con­trer en che­min, son ave­nir – posi­tif ou négatif.

D’autres résistances.

Une résis­tance natio­nale est en géné­ral une lutte clan­des­tine, vio­lente ou non qui, dans une situa­tion don­née, unit des indi­vi­dus ayant des rai­sons sem­blables ou dif­fé­rentes de modi­fier cette situa­tion. (La situa­tion est le plus sou­vent l’oc­cu­pa­tion étran­gère ou la dic­ta­ture interne).

Si la résis­tance est d’a­bord un refus, elle n’en a pas moins presque tou­jours un but. Celui-ci doit être suf­fi­sam­ment vague, impré­cis pour ne pas divi­ser la résis­tance. Dans les cas les plus cou­rants le but, le mythe devrait-on dire, s’ap­pel­le­ra « Libé­ra­tion nationale ».

Une fois réa­li­sée l’U­ni­té de la résis­tance, l’un de ses pro­blèmes per­ma­nents est de conser­ver cette uni­té. D’où la néces­si­té de lui don­ner un cadre où cha­cun, quels que soient ses motifs per­son­nels de résis­ter, puisse avoir l’im­pres­sion que ses voi­sins com­battent pour la même cause que lui. On appelle cela Front, Mou­ve­ment, etc., et chaque frac­tion poli­tique y lutte sour­de­ment contre les autres pour la direc­tion du mou­ve­ment, afin que, la vic­toire venue, elle soit seule à en pro­fi­ter. Bien sûr plus les mots d’ordre seront ambi­gus plus « l’u­ni­té » de la résis­tance sera solide. Que l’on reprenne les textes clan­des­tins du Front Natio­nal de 1940 – 44 (créé par le P.C. clan­des­tin) où les textes qui paraissent dans « El Mou­ja­hid » (organe offi­ciel FLN) on est frap­pé par le voca­bu­laire employé : Liber­té, Patrie, Hon­neur, Digni­té humaine… Et quand un front ou un mou­ve­ment de résis­tance pro­nonce le mot « Démo­cra­tie », il a tout dit quant au régime qu’il compte ins­tau­rer après la « Libération ».

Le malentendu.

Une résis­tance natio­nale est sou­vent un mal­en­ten­du pour autant qu’on y trouve coude à coude le mili­tant ouvrier qui lutte pour sa classe et le bour­geois qui lutte pour sa patrie, celui qui, comme dit l’autre, croit au ciel et lutte pour la morale chré­tienne, et celui qui n’y croit pas et sait cette morale liberticide.

Le mal­en­ten­du est d’au­tant plus pro­fond que la com­po­si­tion sociale de la résis­tance est hété­ro­gène, que son ciment est l’ac­tion, cha­cun ayant des motifs dif­fé­rents d’a­gir. Ce mal­en­ten­du appa­rut clai­re­ment au len­de­main de la « libé­ra­tion » en France.

En rai­son de la mul­ti­tude de couches sociales ayant plus ou moins par­ti­ci­pé à la résis­tance la lutte de classe tar­da à redé­mar­rer. En France, « gou­ver­ne­ment issu de la résis­tance » et fidèle à son « esprit » fit écran à cette lutte, le P.C. jouant le jeu et fai­sant retrous­ser les manches, cha­cun s’en souvient.

Dans d’autres pays euro­péens le P.C. sut noyau­ter la résis­tance et – la pré­sence de l’Ar­mée Rouge aidant – lui impo­ser l’ins­tau­ra­tion de régimes dits de démo­cra­tie popu­laire. Bien des résis­tants y payèrent de leur vie ou de leur liber­té le mal­en­ten­du. Et nos cama­rades anar­chistes de l’Est qui après s’être bat­tus dans la résis­tance de leurs pays pour leur libé­ra­tion se sont vu contraints une fois la « libé­ra­tion » gagnée de choi­sir entre la pri­son ou l’exil, ne furent-ils pas, encore plus que d’autres, vic­times de ce malentendu ?

Résistance et guerre d’Algérier.

La résis­tance fran­çaise à la guerre d’Al­gé­rie pré­sente la par­ti­cu­la­ri­té de naître non pas dans un pays oppri­mé par un autre, et donc avec pour objec­tif une « libé­ra­tion natio­nale », mais pré­ci­sé­ment dans un pays oppres­seur. Son objec­tif est donc de lut­ter pour que la France cesse d’op­pri­mer les peuples algériens.

Ce sont donc avant tout des motifs huma­ni­taires et non plus patrio­tiques qui animent ceux qui ont choi­si d’ai­der le F.L.N. ou de refu­ser de com­battre contre les Algériens.

Là encore si leur action se réclame de l’an­ti­co­lo­nia­lisme, terme vague, cha­cun lutte pour des motifs différents.

Depuis le chré­tien sin­cère, bour­geois ou pro­lé­taire, auquel sa morale dicte d’ai­der les humbles et qui porte les valises, prend des risques, prie son Dieu, et croit agir par cha­ri­té chré­tienne alors que sa qua­li­té humaine l’a fait dépas­ser, sans qu’il en soit conscient, cette cha­ri­té et débou­cher de plain-pied sur la vraie soli­da­ri­té – jus­qu’à l’ou­vrier mili­tant pour qui soli­da­ri­té et inter­na­tio­na­lisme font tant par­tie de lui-même qu’il n’a pas eu conscience de « s’en­ga­ger », ni même « d’ai­der » les Algé­riens mais seule­ment d’être fidèle à soi-même, à sa lutte per­ma­nente contre l’ex­ploi­ta­tion d’où qu’elle vienne.

Depuis l’é­tu­diant bour­geois qui, ne se sen­tant plus soli­daire de sa classe d’o­ri­gine cher­chait en vain depuis quelques années dans les for­ma­tions de gauche un écho à sa révolte et à sa pure­té, et qui, un jour, pour avoir bavar­dé avec un étu­diant algé­rien ren­con­tré par hasard, recon­nut que tout ce qu’il pen­sait et cher­chait une autre jeu­nesse était en train de le vivre et par­fois d’en mou­rir et dès lors choi­sit de lut­ter avec elle ; jus­qu’à cet « intel­lec­tuel de gauche » qui hési­tant depuis dix ans à entrer « au Par­ti », à « aller aux masses » espé­rant y trou­ver la chaude fra­ter­ni­té dont son iso­le­ment avait tant besoin, mais recu­lant sans cesse à chaque Buda­pest, et qui a trou­vé cette fra­ter­ni­té un soir dans une chambre d’hô­tel où une dou­zaine d’Al­gé­riens lui offraient le thé à la menthe.

Tous ceux-là et tant d’autres encore dif­fé­rents (des­quels il ne faut pas omettre quelques patriotes refu­sant d’ad­mettre que le seul visage de la France soit celui de Mas­su, vou­lant par leur geste refu­ser leur com­pli­ci­té au géno­cide accom­pli « au nom de la France »), se côtoient au hasard des liai­sons. Qu’ont-ils de com­mun en dehors des risques qu’ils par­tagent, de la paren­té que crée la fré­quen­ta­tion quo­ti­dienne du cou­rage et de la peur ?

Et pour­tant, cette union qu’ils vivent dans les actes, ne cherchent-ils pas à lui don­ner une base idéo­lo­gique, à lui don­ner par une doc­trine sa vraie signi­fi­ca­tion ? Les plus sin­cères s’en­tend, car il y a for­cé­ment ceux qui entrent dans ce com­bat pour que leur par­ti ou leur église y soit pré­sent et qu’au jour de la dis­tri­bu­tion des prix ils aient un pied dans l’Al­gé­rie nouvelle…

Déjà, les décla­ra­tions au pro­cès du « Réseau Jean­son » mon­traient clai­re­ment que pour dif­fé­rents qu’ils étaient les mili­tants incul­pés asso­ciaient à leur aide aux Algé­riens la notion de lutte contre le fas­cisme en France. Mais l’an­ti­fas­cisme – et nous sommes farou­che­ment anti­fas­cistes nous-mêmes – ne sau­rait consti­tuer en soi une idéo­lo­gie glo­bale. L’an­ti­fas­cisme est une « résis­tance à » et n’est pas un pro­gramme social, éco­no­mique et politique.

Un tract clan­des­tin récent du « Mou­ve­ment Anti­co­lo­nia­liste Fran­çais — MAF » qui vise à regrou­per les divers réseaux ou mou­ve­ments clan­des­tins n’ap­porte pas de réponse valable à la néces­si­té d’un étof­fe­ment idéo­lo­gique de la résistance.

Voyons plu­tôt :

[|« LE M.A.F. EST UNE ORGANISATION CLANDESTINE PARCE QUE SON ACTION EST ILLÉGALE.|]

Cela non par goût, ni par prin­cipe, mais par néces­si­té. Il n’est pas pos­sible de mener le com­bat anti­co­lo­nia­liste de façon consé­quente en res­tant dans le cadre d’une “léga­li­té” gaul­liste, rédui­sant de jour en jour les liber­tés indi­vi­duelles et publiques.

C’est pour n’a­voir pas vou­lu jus­qu’i­ci sor­tir de ce cadre que les par­tis de gauche se sont pra­ti­que­ment condam­nés à l’impuissance…

… S’il a pour prin­cipe de base la soli­da­ri­té de la lutte du peuple fran­çais avec les forces com­bat­tantes du peuple algé­rien, le M.A.F. est une orga­ni­sa­tion fran­çaise qui déter­mine son orien­ta­tion et son action de façon indé­pen­dante et autonome.

Le M.A.F. mène cette lutte soli­daire dans la pers­pec­tive du réta­blis­se­ment inté­gral de la démo­cra­tie en France et de son déve­lop­pe­ment.

Le M.A.F. n’est pas un par­ti poli­tique et n’en­tend pas se sub­sti­tuer aux partis.

Il demande à ses membres mili­tant dans des par­tis ou orga­ni­sa­tions de gauche d’y pour­suivre leur action et de la déve­lop­per dans le sens d’une lutte effec­tive contre la guerre colonialiste.

Le M.A.F. regroupe des hommes et des femmes venant d’ho­ri­zons poli­tiques, phi­lo­so­phiques et reli­gieux divers qui ont comme déno­mi­na­teur com­mun : l’anticolonialisme.

Le M.A.F. n’en­tend pas se sub­sti­tuer aux groupes d’aide pra­tique, au mou­ve­ment “Jeune Résis­tance”, ou à d’autres orga­nismes qui pour­raient se for­mer. Il espère seule­ment, en leur don­nant une plate-forme com­mune, favo­ri­ser une coor­di­na­tion crois­sante de leur action. »

Quelle que soit la sym­pa­thie que leur anti­co­lo­nia­lisme doit valoir aux mili­tants de telles orga­ni­sa­tions on reste stu­pé­fait de consta­ter que ces hommes et ces femmes qui risquent leur liber­té et peut-être leur vie puissent se satis­faire comme but, final à leur action d’une for­mule aus­si impré­cise que le « réta­blis­se­ment inté­gral de la démo­cra­tie en France et de son développement ».

Or si ces mili­tants cou­ra­geux ne savent dépas­ser un vœu pla­to­nique pour la démo­cra­tie, d’autres sau­ront bien se ser­vir d’eux et noyau­ter leurs mouvements.

L’É­glise peut être fort satis­faite, en temps vou­lu, de reprendre à son compte l’ac­tion que des chré­tiens sin­cères et dés­in­té­res­sés ont menée dans ces mou­ve­ments. Des prêtres sont déjà sans doute on place pour les coloniser.

Quant au P.C. noyau­teur pro­fes­sion­nel, qui a mar­qué sa désap­pro­ba­tion de la lutte clan­des­tine (en affir­mant notam­ment qu’un « com­mu­niste doit aller à la guerre même colo­niale et impé­ria­liste » – ce qui est un peu vache pour les Alban Liech­ti, les San­son et tant d’autres jeunes com­mu­nistes qui sont encore dans les pri­sons !). Com­ment ne serait-il pas ten­té de dis­po­ser « les hommes qu’il faut aux places qu’il faut » dans un mou­ve­ment qui vise en fait « à la res­tau­ra­tion et à la réno­va­tion de la démo­cra­tie » (Slo­gan offi­ciel actuel du P.C.).

Bien des dés­illu­sions guettent donc s’ils n’y prennent garde, les mili­tants anticolonialistes.

Jeune Résistance.

Si nous avons sur­tout par­lé jus­qu’i­ci de ceux qui aident les Algé­riens, soit direc­te­ment soit par ce que la grande presse nous a habi­tués à appe­ler les « réseaux de sou­tien au FLN », ce n’est pour­tant sans doute pas eux pour qui la néces­si­té de tirer les ensei­gne­ments idéo­lo­giques de leur acte est la plus impérieuse.

En effet, c’est volon­tai­re­ment, en fonc­tion de ce qu’ils pen­saient déjà qu’ils se sont enga­gés s’ils avaient pen­sé dif­fé­rem­ment rien ne les for­çait à prendre position.

Dif­fé­rente est la situa­tion de ces jeunes que « l’ap­pel sous les dra­peaux » a for­cés à prendre une déci­sion rapide et à enga­ger leur vie en choi­sis­sant l’in­sou­mis­sion ou la désertion.

La dif­fé­rence de situa­tions rap­pelle celle qui exis­tait de 1942 à 1944 entre les résis­tants volon­taires et les réfrac­taires déter­mi­nés, eux, par le refus du tra­vail obli­ga­toire en Allemagne.

Le résis­tant volon­taire conserve une part de liber­té et tant qu’il n’est pas iden­ti­fié et recher­ché comme tel il garde la facul­té de se reti­rer de la lutte si elle cesse de cor­res­pondre à ses aspi­ra­tions, ou de ren­trer chez lui comme un « héros » si elle se ter­mine victorieusement.

Le réfrac­taire, insou­mis ou déser­teur, lui, est en per­ma­nence un réprou­vé. Il est, par son acte ini­tial de refus, contraint à lut­ter ou se rendre – ou bien s’exi­ler en ne sachant com­bien de temps il sera pros­crit dans son pays. Les lois d’am­nis­tie mili­taire ne viennent que lorsque les régimes changent.

De plus il a vingt ans.

Com­bien de nos cama­rades anar­chistes sur­tout par­mi les anciens savent, pour avoir déser­té à 20 ans, les consé­quences que leur acte a eues sur tout le cours de leur exis­tence. Et ils avaient la grande force d’être anar­chistes avant de déser­ter.

Mais par­mi les jeunes déser­teur d’au­jourd’­hui com­bien ont agi en fonc­tion d’un tout ? Pour com­bien l’acte d’in­sou­mis­sion ou de déser­tion est-il un refus par­tiel dans le cadre d’un refus plus géné­ral de la socié­té d’exploitation ?

Il semble que tout autres soient les motifs de déser­tion de ceux qui sont jeunes aujourd’hui.

En effet si l’on com­pare les déser­tions idéo­lo­giques d’an­tan avec les déser­tions d’au­jourd’­hui, il semble que ce soit plus par une sorte de réac­tion ins­tinc­tive, une san­té humaine non ana­ly­sée que des jeunes puisent en eux, indi­vi­duel­le­ment, sans le sou­tien d’ap­par­te­nir à une col­lec­ti­vi­té qui refuse, le cou­rage de déserter.

Car enfin, quelles sont les voies ouvertes à ceux qui ont vingt ans actuellement ?

Deux direc­tions prin­ci­pales : l’ac­cep­ta­tion ou le refus.

L’ac­cep­ta­tion, c’est accep­ter la règle du jeu d’une socié­té ver­mou­lue, la façade, les bonnes mœurs, le Pari­sien-Libé­ré-jour­nal-apo­li­tique comme cha­cun sait ; le train des équi­pages Ser­vice Auxiliaire.

L’ac­cep­ta­tion c’est-à-dire la médio­cri­té, le men­songe, la recherche de la situa­tion d’a­ve­nir, accep­ter d’être lar­bin aujourd’­hui en espé­rant être maître demain…

L’ac­cep­ta­tion…

Oui, mais heu­reu­se­ment pour la race humaine il reste encore des indi­vi­dus qui ne peuvent accep­ter, qui ne peuvent se sou­mettre, vivre en marche arrière, flat­ter les riches et mépri­ser les terrassiers.

Heu­reu­se­ment il y a le Refus.

De ceux qui refusent, il y en a plus qu’on ne croit. Ils ont au départ presque la même qua­li­té humaine ceux qui deux ou trois ans plus tard seront déser­teurs ou paras en Algérie.

Cela semble para­doxal, de pou­voir ne serait-ce qu’un ins­tant mêler le Para et le Déser­teur. Et pourtant.

Ceux qui refusent ins­tinc­ti­ve­ment d’en­trer dans l’é­di­fice pour­ri n’ont pas eu le temps ni l’oc­ca­sion de se faire une idée exacte de ce qu’ils peuvent faire. Ils refusent, ils disent non, ils disent merde. Très bien. Mais après ?

Après, les plus per­dus res­tent « blou­sons noirs » (et il est inté­res­sant de noter que presque tous les « blou­sons noirs » s’en­gagent dans les Paras, croyant sans doute trou­ver une com­mu­nau­té fra­ter­nelle, mais négli­geant de s’in­quié­ter du fait que cette fra­ter­ni­té sera payée du prix du crime).

Après, les plus intel­li­gents ou les plus sen­sibles, ceux dont les parents avaient peut-être « bon cœur » comme on dit, ceux qui ont la chance de pou­voir refu­ser d’être lâches. Ceux-là désertent et, dès lors, une vie de déser­teur com­mence pour eux.

Il leur fau­dra beau­coup de cou­rage et, lors­qu’on est seul, le cou­rage s’ef­frite vite. Le besoin de soli­da­ri­té, de s’i­den­ti­fier à un groupe, ce besoin – qui en d’autres temps ame­na le réfrac­taire S.T.O. du gre­nier de la ferme de sa tante au maquis du Ver­cors – amène les jeunes insou­mis et déser­teurs de la guerre d’Al­gé­rie à se grou­per, à s’en­trai­der, à s’organiser.

Et c’est ain­si que dans une frac­tion de la jeu­nesse, aujourd’­hui, on parle du mou­ve­ment « Jeune Résistance ».

On en parle même un peu trop : l’ap­pren­tis­sage de la pru­dence étant un che­min que la jeu­nesse ne sait pas tou­jours prendre, sa haine de la lâche­té l’in­ci­tant plus au com­bat à décou­vert… ce dont la D.S.T. a tout lieu de se féliciter.

« Jeune Résis­tance » est née jus­te­ment de la néces­si­té res­sen­tie par une dizaine d’in­sou­mis et déser­teurs ayant une option idéo­lo­gique avant leur acte (Syn­di­ca­listes, Ajistes, Com­mu­nistes, Chré­tiens de gauche, etc.) de « se ren­con­trer pour recher­cher en com­mun la façon de rendre leur acte utile ».

Par la suite, assu­rés de la soli­da­ri­té de jeunes non-réfrac­taires, la consti­tu­tion du mou­ve­ment fut décidée.

L’ob­jec­tif de « J.R. » est de dépas­ser le stade des déser­tions indi­vi­duelles et d’en­gen­drer un cou­rant de déser­tions col­lec­tives. Pour aider à cela « J.R. », entre autres acti­vi­tés, assure la liai­son avec les « BERGA » (Bureaux d’En­traide aux Résis­tants à la Guerre d’Al­gé­rie fonc­tion­nant dans plu­sieurs pays européens).

Dans une bro­chure dif­fu­sée au mépris des risques lors de la mani­fes­ta­tion du 27 octobre à Paris, alors que les flics char­geaient de toute part, « Jeune Résis­tance s’explique » :

« Il n’est pas ques­tion d’un simple réseau d’é­va­sion pour déser­teurs, mais d’un mou­ve­ment de résis­tance à la guerre d’Al­gé­rie et au fas­cisme, qui s’a­dresse à l’en­semble des jeunes Fran­çais. Alors que les actes de refus avaient été jusque-là peu effi­caces parce qu’in­di­vi­duels, il s’a­git de pré­pa­rer et d’or­ga­ni­ser une RÉSISTANCE COLLECTIVE DE LA JEUNESSE FRANÇAISE.

Dans cha­cun des pays où se trouvent de jeunes réfrac­taires se crée une équipe JR. Dans dif­fé­rentes régions de France, de jeunes mili­tants de gauche éta­blissent d’autres équipes. Celles-ci se mettent ensuite en liai­son avec une équipe centrale. »

Là encore on est et on agit contre la guerre et le fas­cisme, mais ces jeunes n’ont pas encore déter­mi­né vers quoi ils veulent aller si un mou­ve­ment de refus col­lec­tif se fai­sait jour en France. Là encore leur mou­ve­ment est vacant pour les noyau­teurs de par­tis ou d’églises.

Mieux : il semble presque s’of­frir si l’on en juge par l’ex­trait sui­vant de la même brochure :

[|AVEC LA GAUCHE.|]

Il y a par­mi nous des jeunes, membres d’or­ga­ni­sa­tions ou de par­tis de gauche.

Ils ne veulent pas s’en exclure.

Ils veulent tra­vailler avec eux et par­mi eux.

Ils veulent les entraîner.

Nous ne vou­lons pas être des francs-tireurs.

Nous croyons fer­me­ment que la gauche admet­tra nos rai­sons et nous sou­tien­dra, triom­phe­ra de ses len­teurs et de ses atermoiements.

Sinon nous échoue­rons et nous serons réduits à retour­ner aux diverses formes d’ac­tion indi­vi­duelle à moins d’at­tendre pas­si­ve­ment le suc­cès défi­ni­tif du fas­cisme… et l’é­cra­se­ment de la gauche.

On ne peut s’empêcher de dou­ter de l’é­ven­tua­li­té d’une gauche « com­pre­nant les déser­teurs et les soutenant ».

Et d’a­bord quelle gauche ? « Jeune Résis­tance » semble la mal connaître ou se faire pas mal d’illu­sions sur elle. Pour­tant de récentes études ont per­mis de la « radio­gra­phier », d’en déce­ler maintes tares [[Entre autres “Les Temps Modernes : “LA Gauche res­pec­tueuse ; et notre n° spé­cial consa­cré à ce sujet.]].

Res­pec­tueuse qu’elle est de sa res­pec­ta­bi­li­té, de la léga­li­té, de la rou­tine, du suf­frage uni­ver­sel et du bul­le­tin de vote, ou res­pec­tueuse des 80 par­tis com­mu­nistes qui font le beau devant le 81ème et pre­mier, la gauche, les gauches ne sont pas prêtes de pré­fé­rer la pure­té à la com­bine, l’ac­tion à la péti­tion, la lutte au confort.

Et, du même coup, les jeunes résis­tants risquent fort « d’é­chouer » selon la deuxième pro­po­si­tion de leur alternative.

Pour­quoi échouer ? Ces jeunes ont ten­té l’a­ven­ture, ils ont joué la carte dif­fi­cile, celle de la Liber­té, ils ont choi­si de vivre debout… et ils en appel­le­raient aux vieilles bau­druches des par­tis ou des églises !

Non, comme mon­sieur Jour­dain fai­sant de la prose sans le savoir, ces jeunes ont par leur refus fait de l’a­nar­chisme sans le savoir. (Un anar­chisme que bien des anar­chistes décla­rés n’au­raient pas eu le cou­rage de faire…). Ce n’est pas pour les annexer que nous disons cela, mais peut-être pour – si d’a­ven­ture ces lignes tombent sous les yeux de quelques-uns d’entre eux – les « mettre en garde » contre ceux qui vou­draient les annexer.

Le fait de n’être pas dans la « Jeune Résis­tance » nous donne peut-être le recul néces­saire pour la voir dans sa vraie pro­por­tion et sa vraie qualité.

Il nous semble que la voie qui s’ouvre devant ces jeunes ne passe plus par les partis.

Il nous semble que c’est à eux-mêmes, entre eux, de dis­cu­ter, de com­prendre leur refus et de cher­cher si, sin­cè­re­ment, les autres domaines de la vie sociale, poli­tique et éco­no­mique ne sont pas, tout comme la guerre colo­nia­liste, jus­ti­ciables d’autres refus. Ayant fait le tour de la vie qui leur est offerte à eux qui ont vingt ans, il se peut, il serait logique qu’ils débouchent sur la notion d’un refus glo­bal de la socié­té, par sa remise en ques­tion totale.

Alors peut-être, sen­ti­ront-ils mieux que le che­mi­ne­ment vers la liber­té et la digni­té de l’homme, du colo­ni­sé, du déser­teur, du tra­vailleur ne passe pas par les par­tis, les églises, les syn­di­cats poli­ti­sés, mais se confond avec l’obs­cure mais per­ma­nente lutte des peuples exploi­tés, oppri­més, avec la lutte pour la vie, vers la socié­té sans classes.

Ils sen­ti­ront peut-être que leur refus de se sou­mettre à l’É­tat, capi­ta­liste, colo­nia­liste, oppres­seur, leur a fait prendre rang – quel que soit leur milieu d’o­ri­gine – à l’a­vant-garde de la lutte de classe.

Et que c’est dans le camp des tra­vailleurs qu’ils doivent recher­cher des contacts et envi­sa­ger l’a­ve­nir et non avec les par­tis qui, s’en récla­mant, ne font le plus sou­vent que vivre d’eux.

Bien sûr, tous les Jeunes Résis­tants ne sui­vront pas le che­min jus­qu’au bout et ceux qui iront le plus loin lais­se­ront der­rière eux ceux pour les­quels le refus était vrai­ment iso­lé. Ces der­niers qui n’au­ront pas la luci­di­té de dépas­ser leur acte – et sans doute par­mi eux beau­coup de jeunes chré­tiens (non que nous vou­lions leur « jeter la pierre » a prio­ri, mais plu­tôt parce que c’est eux qui auront le plus long et plus dif­fi­cile che­min à par­cou­rir, péné­trés qu’ils sont d’une reli­gion dont des exploi­teurs tirent les ficelles…). S’a­per­ce­vront alors que leur acte même les aura conduits dans une impasse, que c’est peut-être avec incons­cience qu’ils ont agi, et vieillis, fixés à l’é­tran­ger, ils pour­sui­vront leur vie avec au cœur au lieu de l’or­gueil d’a­voir vou­lu être un homme, le goût amer d’a­voir lou­pé sa vie pour une erreur de jeunesse…

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Une nou­velle jeu­nesse est née avec la résis­tance. La guerre d’Al­gé­rie qui l’a révé­lée n’est qu’un moment dans l’his­toire, qu’un pas­sage plus dur dans une lutte qui ne fini­ra qu’a­vec l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme sous toutes ses formes. Cette nou­velle jeu­nesse – pour peu nom­breuse qu’elle soit – n’est que pro­vi­soi­re­ment écar­tée, pour avoir la voie la plus dif­fi­cile de la masse. Elle le doit dès main­te­nant se pré­pa­rer pour l’a­ve­nir où elle pren­dra sa place dans la lutte ouvrière. À l’avant-garde.

À nous dans les usines, les ate­liers et les bureaux, de faire com­prendre le com­bat de cette jeu­nesse, de démon­ter les calom­nies des par­tis et syn­di­cats à son endroit, de pré­pa­rer le moment où, la guerre d’Al­gé­rie étant finie, il nous fau­dra lut­ter pour le retour par­mi nous de jeunes réfrac­taires, déser­teurs, insoumis.

Alors, ce sera peut-être la pre­mière fois qu’une résis­tance ne débou­che­ra pas sur un malentendu…

Jean-Marie Ches­ter|]

La Presse Anarchiste