La Presse Anarchiste

Éditorial

Los cuatros generales

Depuis 1945 la France fait la guerre à des peuples qui veulent se libé­rer de son joug. La guerre façonne les guer­riers selon ses besoins et eux façonnent la guerre à leur image. Plus la guerre dure, plus elle est pour les guer­riers une fin en soi, leur vie même. La guerre est leur oxygène.

Par­ler de paix, sans pro­mettre une nou­velle guerre ailleurs, c’est, pour le guer­rier, plus que le condam­ner au chô­mage, le condam­ner à l’asphyxie.

Les guer­riers deviennent une “classe”.

Il se fait chez eux une “prise de conscience”. L’ar­mée de métier devient une chose auto­nome, qui ne veut plus dépendre d’un pou­voir civil, d’un pou­voir éco­no­mique, d’in­té­rêts autres que les siens. De cette conscience d’être une classe découle la reven­di­ca­tion. Tout comme nous exi­geons “l’u­sine aux ouvriers” ou “la terre aux pay­sans” (sauf votre res­pect) l’ar­mée de métier exige “la guerre aux guer­riers”. Cette reven­di­ca­tion abso­lue se heur­tant au gou­ver­ne­ment, qui lui à d’autres inté­rêts, il est nor­mal que les guer­riers cherchent à être le gou­ver­ne­ment, à prendre le pouvoir.

Il est signi­fi­ca­tif que ce soient quatre géné­raux qui ne pou­vaient s’accommoder d’être à la retraite qui aient levé le dra­peau de la révolte.

Jus­qu’i­ci l’obs­tacle prin­ci­pal à l’ou­ver­ture de négo­cia­tions de paix sem­blait être consti­tué par les ultras, et après la leçon qui leur fut impo­sée par les masses musul­manes en décembre, il appa­rais­sait que l’o­pi­nion euro­péenne d’Al­gé­rie se scin­dait en deux ten­dances : une majo­ri­té désa­bu­sée par l’é­chec de “l’Al­gé­rie Fran­çaise” deve­nue oppor­tu­niste et prête à accep­ter un accord France-FLN, dès lors qu’un sta­tut garan­tis­sait sa sécu­ri­té et ses biens en Algé­rie. Une mino­ri­té d’ir­ré­duc­tibles, plas­ti­quant au nom de l’O.A.S. dont on pour­rait faci­le­ment venir à bout – à condi­tion de le vouloir.

L’ar­mée, bien sûr, demeu­rait l’in­con­nue et le fait qu’elle n’ait pas sui­vi les ultras en décembre sem­blait confir­mer que De Gaulle l’a­vait reprise en main. L’er­reur d’ap­pré­cia­tion consis­tait à consi­dé­rer l’ar­mée comme un tout.

Dans le der­nier “NR” nous disions qu’il était “peu pro­bable que les gars du contin­gent soient très chauds pour ser­vir de pié­taille à d’in­cer­tains pro­nun­cia­mien­tos”. Les faits récents montrent que nous étions bien au-des­sous de la réalité.

Le régime a eu chaud

S’il est inutile de pas­ser en revue les évé­ne­ments depuis le 22 avril, cha­cun les ayant sui­vis autant que la presse et la radio per­met­taient de le faire, cer­taines obser­va­tions s’im­posent pourtant.

—  Le “coup de force” a échoué pour un cer­tain nombre de rai­sons que même des “psy­cho­logues” comme Lache­roy n’a­vaient pu prévoir.

—  L’arme prin­ci­pale des insur­gés était l’ef­fet de sur­prise (qui a par­fai­te­ment joué pour la prise d’Al­ger). Si leurs pro­jets n’a­vaient pas été connus du gou­ver­ne­ment, une action sur Paris simul­ta­née avec celle sur Alger était assu­rée du suc­cès. De Gaulle n’a pas per­du les pédales (il est d’ailleurs sans doute le seul dans ce cas au gou­ver­ne­ment) et son dis­cours a été déter­mi­nant notam­ment sur les sol­dats du contin­gent en ce sens qu’il ren­dait légale leur oppo­si­tion spon­ta­née aux insur­gés. Ce même dis­cours ne pou­vait avoir qu’un écho favo­rable sur l’o­pi­nion fran­çaise inquiète (dont 75% ne l’ou­blions pas ont remis leur sort entre les mains de De Gaulle en jan­vier 1961). Soyons, assu­rés que le suc­cès de la grève “natio­nale” du 24 avril doit plus à la fer­me­té de De Gaulle qu’aux appels lan­cés par les par­tis et les syndicats.

—  L’af­fo­le­ment (ou le désir d’af­fo­ler?) des “auto­ri­tés res­pon­sables”, tra­duit notam­ment par le gro­tesque dis­cours de Debré, comp­tant sur les femmes et les enfants pour aller convaincre les para­chu­tistes que ce qu’ils fai­saient là n’é­tait pas beau du tout, et par l’ab­sence de dis­po­si­tions réelles de défense de Paris, aurait sans doute per­mis aux paras de s’emparer de Paris s’ils l’a­vaient ten­té dans la nuit du 23 au 24 avril. Cet affo­le­ment n’al­la tou­te­fois pas jus­qu’à faire dis­pa­raître le vieux réflexe condi­tion­né de la bour­geoi­sie : l’en­ne­mi est à gauche, pas d’armes pour le peuple, plu­tôt le roi de Prusse que la Com­mune, plu­tôt Hit­ler que le front popu… etc.

Les “vainqueurs”

Aujourd’­hui que l’a­lerte est pas­sée, cha­cun tire la cou­ver­ture à soi, s’at­tri­bue la “Vic­toire sur les factieux”.

Pour De Gaulle c’est bien sûr à lui-même qu’on le doit mais aus­si à l’Ar­mée-fran­çaise-qui-dans-son-immense-majo­ri­té-est-loyale et tout et tout…

Pour le par­ti com­mu­niste, c’est la levée en masse du peuple répu­bli­cain, sa déter­mi­na­tion, qui pro­vo­quèrent la déban­dade des offi­ciers fascistes..

Voire…

S’il est exact que dans l’en­semble la popu­la­tion fran­çaise s’est sen­tie concer­née, qu’un cer­tain nombre de mili­tants étaient effec­ti­ve­ment prêts à prendre les armes contre la menace de dic­ta­ture mili­taire, il n’y a pas eu véri­ta­ble­ment de mobi­li­sa­tion spon­ta­née, de levée en masse. Cepen­dant le fait que des ouvriers aient par­fois récla­mé des armes est en soi posi­tif : depuis si long­temps que les ouvriers s’en remettent à d’autres de le défense de leurs intérêts…

Un état d’esprit

Si l’on com­pare les réac­tions ouvrières du 13 mai 1958 avec celles du 22 avril 1961, il y a incon­tes­ta­ble­ment quelque chose qui change. À la peur, à la para­ly­sie et plus encore à l’in­dif­fé­rence de 1958, ont fait place, ce coup-ci, un esprit d’a­lerte, une éven­tua­li­té et par­fois une volon­té de résistance.

La classe ouvrière que l’on croyait deve­nue une vieille fille fri­gide seule­ment occu­pée de ses fri­gi­daires a mon­tré qu’elle peut encore vibrer, que “le ventre est encore fécond”… d’où ont sur­gi les luttes populaires.

Bien sûr, il n’y a pas lieu de s’emballer, et 4 jours d’a­lerte ne peuvent suf­fire à fixer cer­tains symp­tômes d’un renouveau.

Pour­tant, ces symp­tômes ne sont pas le fruit de nos ima­gi­na­tions, et ne s’y sont pas trom­pés les ouvriers algé­riens qui firent grève ou mani­fes­tèrent avec les tra­vailleurs fran­çais, ce qui depuis fort long­temps ne s’é­tait vu – et pour cause.

Si le cli­mat ouvrier appa­ru lors du coup d’Al­ger se trouve pris en relais par les reven­di­ca­tions éco­no­miques, alors la classe ouvrière peut retrou­ver une cer­taine confiance en elle.

Mais De Gaulle ne s’y trompe pas et la levée de l’in­ter­dic­tion faite au C.N.P.F. d’ac­cor­der des aug­men­ta­tions de salaires supé­rieures à 4% pour l’an­née [[NB : les texte ori­gi­nal indique “armée”, ce qui semble com­plé­te­ment hors contexte, j’ai modi­fié cette coquille en consé­quence, à tort ou à rai­son – VD]] montre bien que, désor­mais, le gou­ver­ne­ment tient compte de la menace que repré­sentent les travailleurs.

Sans doute, pour mieux tuer dans l’œuf toute vel­léi­té ouvrière de reven­di­ca­tions, De Gaulle va-t-il relan­cer sous une forme camou­flée une espace d’as­so­cia­tion capi­tal-tra­vail. Par exemple en négo­ciant avec les syn­di­cats une aug­men­ta­tion de salaires par paliers pour un quin­quen­nat en change d’une pro­messe de paix sociale, les syn­di­cats s’en­ga­geant à ces­ser toute reven­di­ca­tion durant la période considérée.

Ain­si, paré à “gauche”, il aura tout loi­sir de reprendre l’ar­mée et l’ad­mi­nis­tra­tion en main, d’as­seoir son régime qui a mal­gré tout eu chaud aux fesses ces der­niers temps. Après, la paix faite en Algé­rie, la classe ouvrière repre­nant sa sieste, et une cin­quan­taine d’ir­ré­duc­tibles à la San­té, la 5ème pure et dure pour­rait à nou­veau cin­gler vers la grandeur.

À nous, tra­vailleurs, en ce qui nous concerne, de ne pas nous lais­ser prendre à ce baratin.

La grande muette parle enfin…

Ce nou­veau cli­mat qui paraît naître chez les tra­vailleurs n’est pas le seul fait inté­res­sant de ces der­niers temps.

Le contin­gent, dont l’at­ti­tude a fina­le­ment déter­mi­né le sort de l’in­sur­rec­tion, lui aus­si, est appa­ru comme une force antifasciste.

Ce “contin­gent”, dont les offi­ciels nous vantent le “loya­lisme” et le patrio­tisme, semble avoir été mû par des res­sorts qui pour être moins conven­tion­nels nous sont beau­coup plus sympathiques.

Il y a d’ailleurs une espace de conspi­ra­tion du silence envers le contin­gent. On dit qu’il fut magni­fique mais la presse offi­cielle ne s’at­tarde pas trop sur com­ment il le fut.

Or si l’on guette les infor­ma­tions le concer­nant, si l’on prend connais­sance de lettres envoyées par des sol­dats au len­de­main des évé­ne­ments, on découvre que le “contin­gent” a agit seul, à sa guise, et que son insu­bor­di­na­tion ne s’est pas éteinte avec la fin de l’insurrection.

On sait main­te­nant que dans cer­tains régi­ments les appe­lés “ont mis le képi dans la cage et sont sor­tis avec l’oi­seau sur la tête” comme dit mon grand frère, qu’ils ont mis leurs offi­ciers en pri­son (ce qui n’est pas l’u­sage, rap­pe­lons-le et déplo­rons-le), qu’ils les rem­pla­cèrent par des chefs élus par eux, sans tenir compte de leur grade – que des comi­tés de sol­dats se créèrent dont cer­tains exis­te­raient encore – qu’en maints endroits les appe­lés confec­tion­nèrent leur maté­riel de pro­pa­gande par tracts ronéo­tés, et même sur les rota­tives de l’ar­mée insur­gée à Oran. Les comi­tés de sol­dats auraient même mis au point des cahiers de reven­di­ca­tions (prêt à 100 francs au lieu de 40, amé­lio­ra­tion du régime des per­mis­sions, paix en Algé­rie, quille avan­cée, etc.).

Tout cela, en tenant compte du manque d’in­for­ma­tions, des infor­ma­tions contra­dic­toires, tra­duit néces­sai­re­ment un état de fait nouveau.

Le contin­gent n’en a pas pour autant été tou­ché par la grâce révo­lu­tion­naire, mais il s’est semble-t-il pro­non­cé. Il en a marre de la guerre, se fout de son issue, tient les colons et tous ceux qui les suivent pour des porcs et les paras pour des fumiers et des pré­ten­tieux, l’é­loi­gne­ment lui rend la France plus belle, il veut ren­trer, il est pour De Gaulle parce qu’il en fait le sym­bole du retour au pays. Il s’a­git en fait d’une réac­tion patrio­tique : il se sent Fran­çais de France et nul­le­ment soli­daire des Fran­çais d’Al­gé­rie. Cette guerre ne le concerne pas, elle l’emmerde. Il vient de le dire.

De toute façon, il sera sûre­ment plus dif­fi­cile à pré­sent de faire avec les appe­lés des mélo­manes de la magné­to. Et il faut dire qu’il n’y a pas si long­temps on y arri­vait sans trop de dif­fi­cul­tés – tout au moins avec quelques uns.

Mors-y-l’œil ! … Mais pas trop

On épure. Là encore il y a lieu de ne pas s’emballer. Sans doute Challe et Zel­ler auront-ils un peu moins de chance qu’en eurent les bar­ri­ca­diers. De Gaulle avait une dette de recon­nais­sance envers les ultras du 13 mai qui lui avaient tenu l’é­trier et livré la ros­si­nante au pro­cès des bar­ri­cades il a payé ses dettes. Mais ce coup du 22 avril n’é­tant vache­ment pas féal on peut pen­ser que cette fois-ci il y aura règle­ment de compte.

Mais en France, mais à Pau, à Mont-de-Mar­san, à Tarbes, et ailleurs, mais Mas­su, mais ceux d’Al­le­magne ? Mais tout ceux qui devaient faire le coup prin­ci­pal en France et pour les­quels les paras du 1er REP ne devaient être qu’un signal, qu’un épou­van­tail à gogos, qu’une force d’ap­point ? Mais tout ceux-là et aus­si tous les autres, civils et plas­ti­queurs ? Soyons per­sua­dés que l’é­pu­ra­tion ne leur fera pas grand-mal. Il res­te­ra sans doute encore le per­son­nel pour d’ul­times sou­bre­sauts fascistes.

Par contre on peut pen­ser que les tra­vailleurs ne béné­fi­cie­raient pas d’une telle man­sué­tude s’ils déci­daient de récla­mer leurs billes.

Et la paix en Algé­rie dans tout ça ? Plus que jamais il y a urgence à l’ins­tau­rer mais il n’est pas impos­sible qu’elle ait encore à sur­mon­ter de nou­veaux crocs-en-jambe ultra. Autre­ment dit, ce n’est pas pour nous le moment de s’endormir.

[/​Noir et Rouge/​]

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