La Presse Anarchiste

La difficulté d’être anarchiste

En atta­quant cette suite (et fin) de l’ar­ticle paru dans le der­nier numé­ro de “NR”, il me semble néces­saire de pré­ci­ser et même de repré­ci­ser quelques points, afin que cer­tains cama­rades n’at­tendent pas de ce qui n’est qu’une suite d’ob­ser­va­tions et de réflexions on ne sait quelle pana­cée, remède-miracle aux maux dont souffrent l’A­nar­chisme et sur­tout les anarchistes…

Il faut, déci­dé­ment que nous per­dions cette fâcheuse habi­tude d’exi­ger un tra­vail tout mâché voire digé­ré et si la dif­fi­cul­té d’être anar­chiste a de mul­tiples causes, une des prin­ci­pales est aus­si (après un pro­gres­sif engour­dis­se­ment “phy­sique” dont nous res­sen­tons, tous, les effets) cette sorte de flemme morale à laquelle nous nous sommes incons­ciem­ment habi­tués : pour­quoi cher­cher soi-même puisque de brillants pen­seurs se pen­che­ront (comme on dit) sur les pro­blèmes et les résou­dront à notre place. Cet aspect très impor­tant de la ques­tion qui nous occupe sera d’ailleurs revu en cours d’ar­ticle mais on peut déjà en voir une appli­ca­tion pra­tique dans le fait que plu­sieurs cama­rades, croyant m’être agréable, écrivent ou disent à peu près ceci : “très bien ton truc ! Et dans ta suite, tu vas nous don­ner des solu­tions “concrètes”, hein ? etc.” Pas ques­tion de dis­cu­ter tel argu­ment, de réfu­ter tel autre, de dire en clair pour­quoi on est d’ac­cord ou pas, en un mot d’ai­der dans la recherche de dif­fi­cul­tés qui sont après tout les nôtres et concernent de ce fait plus qu’un indi­vi­du, à savoir le rédac­teur qui a pon­du l’ar­ticle, non ! On ne dit rien ou, ce qui est pire, on approuve tout de confiance et on attend “le reste” qui est la solu­tion idéale d’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste, rien que ça.

Si c’est ce qu’es­pèrent ces lec­teurs de l’ar­ticle aujourd’­hui, ils risquent fort d’être déçus, car l’ob­jet en était net­te­ment indi­qué dans la pre­mière par­tie : un simple rap­pel de prin­cipes dont l’ex­pé­rience de la vie mili­tante nous a fait appré­cier la valeur, rien de plus. Prin­cipes d’ac­tion ensuite ? Aux cama­rades d’en dis­cu­ter entre eux pour une appli­ca­tion effec­tive, mais nous n’a­vons vou­lu pour cette fois que sou­le­ver le pro­blème moral, ce pro­blème de l’é­thique anar­chiste dont nous avons consta­té le rôle déter­mi­nant dans notre action de chaque jour…

Sur l’organisation…

À vou­loir com­men­cer en pré­ci­sant cer­taines choses, je m’a­per­çois que nous sommes déjà arri­vés à repar­ler de la grosse ques­tion : “l’or­ga­ni­sa­tion”. Bon. Finis­sons-en avec le sujet avant d’al­ler plus avant. Car si quelques lec­teurs attendent le miracle en silence, d’autres démarrent au contraire à fond et envoient des pro­jets d’or­ga­ni­sa­tion épa­tants, tout y est pré­vu (ou presque) et on se sent sou­dain écra­sé, vague­ment inquiet, devant le gran­diose pro­ces­sus déclen­ché par quelques lignes. Un peu le coup de l’ap­pren­ti-sor­cier, quoi !

Mais là encore, cette réac­tion prouve une mau­vaise com­pré­hen­sion car la pre­mière par­tie du pré­sent article insis­tait sur cette idée, qui devrait être, au fond, une lapa­lis­sade : “on pour­ra créer la plus par­faite orga­ni­sa­tion et l’ap­pe­ler anar­chiste. Rien à faire : si les mili­tants qui com­posent cette orga­ni­sa­tion n’a­gissent pas réel­le­ment en anar­chistes, elle sera tout ce qu’on vou­dra mais pas anar­chiste”. Par­tant de ce prin­cipe, créer l’or­ga­ni­sa­tion avant de créer l’homme anar­chiste revient à bâtir une mai­son en com­men­çant par le toit, les murs et les fon­da­tions venant ensuite. D’où le risque de construc­tions pour le moins bizarres.

On pour­ra m’ob­jec­ter que c’est trop insis­ter sur de simples évi­dences et que tout le monde a com­pris cela depuis long­temps, alors que le temps urge et que nous ferions mieux de bâtir le mou­ve­ment anar­chiste puis­sant qui reste à faire !

À pre­mière vue, l’ar­gu­ment est impres­sion­nant et a ce style “concret” qui emporte d’emblée l’adhé­sion des gens dits d’ac­tion, ceux qui “font” quelque chose (quel­que­fois même n’im­porte quoi) et réflé­chissent après, quand la bêtise est faite. Et encore, s’il y avait réflexion après chaque erreur, cela ne serait pas si mal mais c’est jus­te­ment ce qui nous tra­casse : nous ne sommes pas du tout cer­tains que les évi­dences énon­cées plus haut soient tel­le­ment com­prises d’un grand nombre d’a­nar­chistes, et cela est grave ! Car si elles étaient com­prises, on ne ver­rait pas si sou­vent des cama­rades reve­nir avec une sorte d’im­pa­tience sur des pro­blèmes orga­ni­sa­tion­nels qui vou­draient trai­ter des struc­tures mais en fait se ramènent presque tou­jours à négli­ger la qua­li­té d’homme au pro­fit de la quan­ti­té. J’exa­gère ? Com­bien de fois a‑t-on enten­du et enten­dra-t-on encore une phrase du genre sui­vant : “c’est bien gen­til de récu­pé­rer un bon­homme de temps à autre mais en avoir dix ou vingt d’un coup, c’est plus effi­cace!” dite avec les meilleures inten­tions du monde au départ, certes, mais dont les consé­quences peuvent par­fois être dan­ge­reuses pour le mou­ve­ment anar­chiste lui-même. Nous ver­rons pour­quoi plus loin, chaque chose en son temps. Mais je ne vou­drais pas conclure cet ali­néa sans répondre aux gens pres­sés de “faire du monde” que chaque indi­vi­du ame­né à l’A­nar­chisme et conso­li­dé dans les idées anar­chistes est déjà par lui-même une vic­toire et un acquis irrem­pla­çables et qu’a­près tout un anar­chiste valable est peut-être aus­si pré­cieux à la pro­gres­sion de l’i­déal liber­taire que dix indi­vi­dus aux­quels on aura seule­ment don­né un ver­nis anar­chiste, ques­tion d’appréciation…

D’autre part, si nous avions tous tel­le­ment bien com­pris (ou rete­nu) les idées-bases de notre doc­trine, on ne ver­rait pas non plus cette étrange répu­gnance qu’ont trop d’a­nar­chistes à tirer pro­fit des erreurs pas­sées, non pour se cou­vrir la tête de cendres par un quel­conque maso­chisme, mais pour les consi­dé­rer luci­de­ment, ces erreurs, je dirai presque froi­de­ment. Bien sûr, les mêmes situa­tions his­to­riques ne se répètent pas tou­jours et ce qui était valable en 1936 peut ne plus l’être en 1961 mais je sou­tiens qu’il y a un mini­mum d’er­reurs, élé­men­taires, à ne plus com­mettre (pour en avoir subi les funestes effets!) si nous ne vou­lons pas pas­ser pour des rigo­los ou, ce qui est plus grave, pour des gens entraî­nant qua­si sciem­ment de nou­veaux cama­rades vers des échecs dont nous savions qu’ils étaient ins­crits dans cer­tains com­por­te­ments ou cer­taines méthodes. Nous n’a­vons pas, nous n’a­vons plus le droit de dégoû­ter des jeunes de l’a­nar­chisme (et la poli­tique des “yeux fer­més” conduit droit à cela) pour ména­ger notre petit amour-propre ! La quête achar­née de cette véri­té devrait ame­ner tous les cama­rades ayant une expé­rience du com­bat liber­taire, ayant vu ses bons et ses mau­vais côtés, à se consa­crer à une tâche que l’on pour­rait appe­ler de démys­ti­fi­ca­tion, au sein même du mou­ve­ment anar­chiste. Je recon­nais que par­ler de démys­ti­fi­ca­tion pour qua­li­fier les erreurs et fai­blesses de “l’au­to­cri­tique” anar­chiste peut paraître dur mais je ne vois pas d’autre mot !

Pour notre part, c’est l’ob­jec­tif que nous nous étions fixé en créant “Noir et Rouge”, nous le pour­sui­vons et le pour­sui­vrons (qu’on en soit assu­rés) de toutes nos forces, même si nos moyens sont plus res­treints que nous le vou­drions. Certes, la pour­suite d’un tel but, à la fois modeste et immense, exige de tou­jours par­ler clai­re­ment aux cama­rades, sans conces­sions, non pour jouer aux mora­listes mais pour jus­te­ment tirer nos conclu­sions ensemble. Nous savons que cela nous obli­ge­ra à voir encore en face quelques réa­li­tés désa­gréables, celles dont on n’aime pas par­ler parce que c’est plus facile comme ça, des réa­li­tés qu’une cer­taine pru­de­rie anar­chiste a trans­for­mées en sujets “tabous” (à titre d’exemple, rap­pe­lons que nous fûmes ame­nés dans le pas­sé à consa­crer un numé­ro spé­cial de nos cahiers [[N°5, numé­ro spé­cial de N&R consa­cré à “Franc-Maçon­ne­rie ou Anar­chie?”. (épui­sé)]] à un pro­blème sur lequel beau­coup trop de liber­taires gar­daient, selon nous, un silence pru­dent : la franc-maçon­ne­rie), mais nous pen­sons qu’a­gir ain­si est néces­saire si l’on veut aller de l’a­vant. Et nous revien­drons autant de fois qu’il le fau­dra sur ce qui nous paraî­tra digne d’exa­men, sujet à médi­ta­tion et à ensei­gne­ment, apport pas tou­jours facile à l’ex­pé­rience commune.

Ter­mi­nons sur la ques­tion (à savoir que les deux articles sur la “dif­fi­cul­té d’être anar­chiste” ne don­ne­ront pas un sys­tème d’or­ga­ni­sa­tion mais des élé­ments éthiques sans les­quels il nous paraît vain de bâtir toute orga­ni­sa­tion anar­chiste que ce soit) en pré­ci­sant que la par­tie “tech­nique” orga­ni­sa­tion­nelle ne nous paraît pas pour autant à négli­ger, que nous avons déjà vu divers aspects de cette ques­tion dans les numé­ros pas­sés de “NR” (mino­ri­tés-majo­ri­tés, pro­blèmes du par­ti, ain­si que des extraits de “clas­siques” comme par exemple l’o­pi­nion de Maria Körn au sujet de l’or­ga­ni­sa­tion, etc.) et que nous aurons cer­tai­ne­ment l’oc­ca­sion de reve­nir sur le sujet dans le futur. Mais cette recherche dépend autant de l’ef­fort de nos cama­rades lec­teurs que de nous-mêmes car de tels tra­vaux se font en commun.

Chercher n’est pas condamner

Nous avons vu, dans la pre­mière par­tie de cet article, que la grande dif­fi­cul­té d’être anar­chiste ne vient pas d’une fai­blesse de notre idéal (il y a des anar­chistes qui le croient et se posent à ce sujet de faux pro­blèmes) mais d’une fai­blesse de notre convic­tion, laquelle se résout sou­vent par un aban­don plus ou moins pro­non­cé de l’é­thique liber­taire. Suite à cette consta­ta­tion, une ques­tion était posée : les anar­chistes sont-ils à la hau­teur de l’a­nar­chisme ? Ques­tion à laquelle je répon­dais pour ma part : non, pour un grand nombre.

Certes, notre affron­te­ment per­ma­nent avec une socié­té gan­gre­née explique beau­coup de fai­blesses (voir à ce sujet la lettre d’un cama­rade de Bre­tagne, que nous publions dans “le cour­rier des lec­teurs” de ce n°) et nous n’a­vons jamais eu la pré­ten­tion d’être par­faits ou même “bons” (nous ne lut­tons pas contre quelque chose de “mau­vais” ou de “méchant” parce que nous sommes “meilleurs” et que nous avons reçu la grâce…) car nous ne croyons ni à la bon­té ni à la méchan­ce­té ori­gi­nelles de l’homme, parce que d’a­bord on s’en fout et aus­si parce que l’homme est tri­bu­taire des autres hommes, donc d’un ensemble et de condi­tions psy­cho-éco­no­miques éga­le­ment déter­mi­nants pour sa vie. D’ac­cord. Mais à côté des fac­teurs sociaux ci-des­sus, les révo­lu­tion­naires en géné­ral (anar­chistes ou pas) ont tout de même un fil conduc­teur, lequel pour­ra s’ap­pe­ler par exemple le sens de la jus­tice (ou de l’in­jus­tice) et aura, quoi qu’on en dise ou y fasse, un rap­port direct avec le com­por­te­ment moral. Les anar­chistes atta­chant une valeur spé­ciale à l’in­di­vi­du, et les anar­chistes-com­mu­nistes et autres com­mu­nistes liber­taires ne font pas excep­tion à la règle (mais oui !), il est nor­mal que nous cher­chions à voir et à com­battre toutes les dévia­tions de notre com­por­te­ment, ce qui n’est pas une condam­na­tion ou de l’in­to­lé­rance mais un tra­vail aus­si néces­saire que vendre un jour­nal, faire une confé­rence, col­ler une affiche. L’a­vance de nos idées est faite de l’ad­di­tion de tous ces petits travaux.

Pas à la hau­teur de l’a­nar­chisme ? Je rap­pe­lais, tou­jours dans la pre­mière par­tie, qu’une brillante péro­rai­son, si elle peut avoir un côté utile, ne vaut pas tou­jours la vie simple de cama­rades moins “doués“et que ces der­niers nous apportent sou­vent un exemple et un récon­fort plus valables que les plus belles théo­ries, celles dont on se sert uni­que­ment les jours de galas. Enfin, la rigueur était men­tion­née, rigueur pour nous-mêmes et qui ne peut que nous pous­ser à une séré­ni­té (pas d’ex­ci­ta­tion mais pas non plus de décou­ra­ge­ment exces­sifs) néces­saire a un bon tra­vail anar­chiste. Les der­nières lignes annon­çaient d’autres aspects du pro­blème moral posé par l’a­nar­chisme et son appli­ca­tion au stade quo­ti­dien. Nous allons exa­mi­ner un de ces aspects, des plus impor­tants mais aus­si des plus délicats.

Le problème du “leader”

Lea­der (de l’an­glais to lead, conduire) Per­son­nage le plus en vue d’un par­ti poli­tique, d’une com­pé­ti­tion” (Larousse universel).

Nor­ma­le­ment, il ne devrait donc pas y avoir de pro­blème du “lea­der” chez les anar­chistes, tout au plus des cama­rades qui impulsent, plus dyna­miques ou plus tra­vailleurs, sans se prendre au sérieux pour cela. C’est mal­heu­reu­se­ment parce que cette grave dévia­tion existe aus­si chez nous, dévia­tion qui a un rap­port direct avec l’é­thique, que nous croyons utile de l’exa­mi­ner lon­gue­ment aujourd’hui.

Je par­lais au début de cet article de “flemme morale”, met­tons que j’exa­gère et employons le mot “démis­sion”, oui, c’est plu­tôt cela : beau­coup trop de cama­rades “démis­sionnent” devant d’autres mieux doués pour la parole ou l’é­crit, en ce sens qu’ils n’osent plus ouvrir la bouche ou écrire une ligne de crainte d’être ridi­cules, de paraître “pri­maires” devant les “intel­lec­tuels” ou ceux se pre­nant pour tels. N’est-il jamais arri­vé à cha­cun de nous d’en­tendre, à l’is­sue d’une assem­blée, réunion ou dis­cus­sion, un cama­rade avouer : “j’au­rais bien dit ceci, je n’é­tais pas d’ac­cord avec cela, mais que veux-tu, Machin est trop “fort” pour moi, il m’au­rait “contré” trop faci­le­ment!” Et le copain est repar­ti sans avoir rien dit, alors que son inter­ven­tion était peut-être fort inté­res­sante pour tous…

Mais la démis­sion par parole ou écrit, si elle est déjà grave pour un anar­chiste, n’est rien à côté de la démis­sion morale pou­vant sai­sir cer­tains cama­rades devant un “pen­seur” de choc ! Et un des plus grands dan­gers pour le mou­ve­ment et l’i­dée liber­taires est, selon moi, cette faci­li­té que l’on peut avoir petit à petit à lais­ser des cama­rades, si intel­li­gents ou ins­truits soient-ils, réflé­chir à la place des autres. Et sur­tout qu’on ne vienne pas sor­tir ce mau­vais argu­ment, comme me l’é­cri­vait à peu près une fois un cama­rade fort connu dans le mou­ve­ment liber­taire : “vous mépri­sez les élites c’est le triomphe de l’au­to­di­dac­tisme et de la suf­fi­sance juvé­nile sur la connais­sance uni­ver­si­taire et l’ex­pé­rience du mili­tant éprou­vé!”. Je ne garan­tis pas l’exac­ti­tude de chaque mot mais on voit assez net­te­ment où vou­lait en venir notre indi­gné, avec ses gros sabots… Comme dit l’autre, il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre et là, on a mieux : le demi-sourd qui n’en­tend que ce qu’il veut bien entendre, même si c’est le contraire de ce que l’on a dit ! Nous avons eu pour notre part les oreilles trop rebat­tues de pareils argu­ments, et ceux-ci ont déjà fait trop de mal dans notre milieu pour qu’on n’y réponde pas immé­dia­te­ment, avec net­te­té et une fois pour toutes : il n’a jamais été ques­tion pour nous de nier la valeur réelle de tel ou tel cama­rade, nous sommes les pre­miers à esti­mer et à étu­dier l’hé­ri­tage des grands théo­ri­ciens de l’a­nar­chisme, un cama­rade est une “élite” pour nous (si l’on tient à ce mot) en ce sens que sa vie et ses connais­sances (et la manière dont il en fait pro­fi­ter les autres, manière condi­tion­née par un esprit) nous enseignent quelque chose, mais il n’est pas une “élite” parce qu’il s’est pro­cla­mé tel, déso­lés pour lui ! Nous ne serons jamais impres­sion­nés qu’Un­tel ait des cen­taines de livres théo­riques chez lui, et même qu’il les ait lus s’il ne tolère pas qu’un cama­rade plus obs­cur ou plus jeune pense dif­fé­rem­ment de lui et sur­tout ose le lui dire !

On voit donc que s’é­le­ver contre l’en­va­his­se­ment du “lea­der” ne signi­fie pas nier la com­pé­tence ou le savoir, c’est même exac­te­ment le contraire, et ceux qui font sem­blant de ne pas com­prendre le savent néan­moins fort bien…

Il reste que le fait de s’en remettre aveu­glé­ment, ou plus sim­ple­ment avec un excès de confiance, à un cama­rade plus for­mé est en soi-même un com­por­te­ment dan­ge­reux et à un cer­tain degré anti­li­ber­taire, car c’est délé­guer sa facul­té de pen­ser (de prendre conscience) à un autre et incons­ciem­ment c’est se choi­sir un chef. On admet­tra que pour des anar­chistes, il y ait d’autres voies à suivre !

Mais le “lea­der”, dira-t-on, c’est donc ? oui, c’est donc le cama­rade auquel un audi­toire trop res­pec­tueux ou trop amorphe don­ne­ra un agréable sen­ti­ment de puis­sance, et qui ne fera rien pour s’é­le­ver contre un tel état de fait, pen­sez-donc, c’est si agréable ! Il est, allons‑y, le “ché­faillon” en puis­sance et essen­tiel­le­ment dif­fé­rent, en cela, du cama­rade expé­ri­men­té par­ta­geant sim­ple­ment ce qu’il sait avec les autres. Car on peut rétor­quer que tout le monde ne peut avoir les mêmes capa­ci­tés ou plus sim­ple­ment la même expé­rience du Mou­ve­ment et des idées anar­chistes, qu’il y aura tou­jours des gens plus influen­çables et d’autres ayant plus de per­son­na­li­té et qu’il faut bien que les cama­rades plus for­més s’oc­cupent des nou­veaux mili­tants, soit. Mais c’est là qu’in­ter­vient une des erreurs élé­men­taires à ne plus commettre.

Je pense qu’un cama­rade appe­lé à faire un laïus devant un groupe de mili­tants, et plus encore s’il s’a­git de jeunes mili­tants voire de sym­pa­thi­sants, doit tou­jours avoir pré­sent à l’es­prit que si ce qu’il dit est inté­res­sant, il est cent fois plus inté­res­sant que ses audi­teurs par­ti­cipent et, pour cela, il peut tou­jours leur dire : “ce que je vous ai expo­sé vous a plu ? mille mer­cis, mais ne croyez pas vous en tirer à si bon compte ! Vous n’au­rez pas tou­jours de “confé­ren­cier” sous la main et vous devrez faire pro­fi­ter d’autres cama­rades de ce que vous aurez appris, si vous avez appris quelque chose ce soir, par exemple. Il y a sûre­ment des lacunes, des imper­fec­tions dans ce que nous venons de voir ensemble, n’hé­si­tez pas à me ques­tion­ner, à me cri­ti­quer. Ne pre­nez sur­tout pas l’ha­bi­tude de vous repo­ser sur un seul, c’est comme ça qu’on forme des mili­tants sans consis­tance d’une part, des indi­vi­dus auto­ri­taires de l’autre…”

Bien sûr, il ne s’a­git pas de don­ner ici des recettes infaillibles, mais on peut en tout cas essayer de faire, sinon ce qui est le mieux, du moins ce qui est le moins mal, car l’homme a ses petites fai­blesses, c’est bien connu ! Et on ne dira jamais assez que le lea­der et l’é­tat d’es­prit spé­cial qui l’ac­com­pagne naissent de l’a­du­la­tion por­tée à ceux qui parlent “trop bien”, d’où il découle que fai­blesse et auto­ri­ta­risme sont étroi­te­ment liés, l’une venant de l’un et inver­se­ment. Il est donc faux de pré­tendre (pre­nons un exemple “his­to­rique” !) que tel jeune lea­der de la pre­mière F.A. deve­nu par la suite le qua­si-chef de la Fédé­ra­tion Com­mu­niste Liber­taire, ait pareille­ment dévié parce qu’il était “auto­ri­taire : il est aus­si deve­nu tel parce que les jeunes mili­tants que nous étions n’ont pas assez été vigi­lants et qu’aus­si des mili­tants pour­tant pleins d’ex­pé­rience, eux, l’ont trop “pous­sé” à ses débuts, fer­mant les yeux par “confort intel­lec­tuel” sur cer­tains de ses défauts, quittes à jouer les Ponce-Pilate ou les redres­seurs de torts après coup ! Ce que c’est que de prendre ses responsabilités !

Quand je dis à un moment qu’il est un mini­mum d’er­reurs à ne pas recom­mettre, je pense tout par­ti­cu­liè­re­ment à la ques­tion du “lea­der” car on a vu, insen­si­ble­ment, des cama­rades appe­lés à par­ler devant des audi­toires de plus en plus nom­breux se prendre au propre jeu de leur élo­quence… Ils étaient de ceux qui pen­saient que par­ler à quelques cama­rades, c’est bien gen­til, mais que par “effi­ca­ci­té” on doit plu­tôt s’a­dres­ser à beau­coup plus de gens et, bien sûr, ils en arri­vèrent à fort bien s’ac­cou­tu­mer d’a­voir une assem­blée fidèle (ou de fidèles) autour d’eux, plu­tôt que de s’in­quié­ter de savoir si ceux qui les écou­taient pre­naient conscience et ne deve­naient pas, plus sim­ple­ment, de bons robots, dotés d’une for­ma­tion anar­chiste mini­mum, juste bons à col­ler des affiches ou vendre des jour­naux pen­dant que les “maîtres” discouraient…

Portraits imaginaires

Si le lea­der peut voir dif­fé­rents “styles” une chose lui reste immuable : l’ins­tinct de pro­prié­té. Et n’est-il pas atten­dris­sant d’en­tendre avec quelle pater­nelle fier­té il parle de “son” groupe ! Pour un peu, il dirait “mes mili­tants” mais tout de même, il n’ose pas. Un détail : on peut être assu­ré qu’il sau­ra se mettre en valeur à la moindre occa­sion, exal­ter les actes héroïques d’un ful­gu­rant pas­sé… dont il est le seul témoin. Quand il aura conscience d’a­voir été un peu trop loin dans l’im­mo­des­tie (dame ! on est conscient!) il se débrouille­ra tou­jours pour trou­ver un bon “copain” expert dans le manie­ment de la brosse à reluire, qui sau­ra faire briller ses mérites du plus vif éclat. Le lea­der sait soi­gner sa publicité.

Les “styles” du lea­der sont par contre fort dif­fé­rents et peuvent aller de la majes­tueuse gra­vi­té de M. Homais-Anar à la fré­né­sie de l’a­gi­ta­teur, en pas­sant par le rat de congrès, habi­tué aux sub­tiles et dis­crètes manœuvres. Mais quels que soient son allure et son genre, le lea­der déteste une chose : pas­ser pour un “pri­maire”, tout, mais sur­tout pas ça ! S’il a bien potas­sé, fiché et bou­qui­né dans sa vie, il a donc un acquis et cela peut être excellent pour nous tous. L’embêtant, c’est que ses connais­sances lui res­sortent de par­tout, sem­blables aux eaux tumul­tueuses d’un bar­rage rom­pu, et les cita­tions latines dont il émaille négli­gem­ment quoique copieu­se­ment ses lettres ou articles arrivent à acca­bler les meilleures volon­tés. Un cas amu­sant : celui de l’a­gi­ta­teur (ouvrier en ses débuts et n’ayant pu de ce fait pour­suivre de longues études) vache­ment jaloux du “savoir” du lea­der d’en face, auto­di­dacte sou­dain gri­sé par les bou­quins qu’il a digé­rés “au for­cing” et qui ne rêve plus que d’une chose, jouer à l’é­ru­dit ; on le ver­ra juger de tout et de rien, patau­ger dans la lit­té­ra­ture, anéan­tir tel phi­lo­sophe d’un trait de plume, “cau­ser” ciné­ma ou sculp­ture. Le lea­der aime pas­ser pour un mon­sieur ins­truit et veut qu’on le sache.

Questions plus délicates

Mais lais­sons là ce qui ne peut être que ridi­cule pour en reve­nir aux aspects plus sérieux de la dif­fi­cul­té d’être anar­chiste. Le pre­mier de ces deux articles par­tait du fait qu’au-delà de tout sou­ci orga­ni­sa­tion­nel, il est bien plus dif­fi­cile d’être d’a­bord un anar­chiste dans la vie de chaque jour et il insis­tait sur l’é­thique, atti­tude morale sans laquelle toutes les belles paroles ne sont que du vent. Nous fini­rons par où nous avons com­men­cé, car l’é­thique est dans tout : il ne suf­fit pas de connaître ses “clas­siques” par­fai­te­ment et d’ou­blier de mettre en appli­ca­tion la plus simple règle, à l’oc­ca­sion du plus simple fait. Que dire par exemple d’un anar­chiste qui écri­rait un ouvrage sur l’Au­to­ri­té en étant lui-même auto­ri­taire ? Ses écrits seraient peut-être forts ins­truc­tifs mais les lec­teurs qui le connaî­traient inti­me­ment ne pour­raient s’empêcher de le consi­dé­rer comme un far­ceur. De même que dire d’un anar­chiste qui serait patron et exploi­te­rait, même “fra­ter­nel­le­ment” un cama­rade tra­vaillant chez lui ? Et à pro­pos de fra­ter­ni­té, com­ment ne pas s’é­ton­ner de voir encore des anar­chistes francs-maçons, côtoyant dans les loges des exploi­teurs et autres repré­sen­tants de l’Ordre éta­bli : ces cama­rades sont-ils d’a­bord “frères” avant d’être liber­taires ou inver­se­ment ? Mais nous avions déjà étu­dié ce pro­blème et je ne cite que cet exemple en passant…

Un autre aspect, à pre­mière vue sin­gu­lier, de l’é­thique liber­taire, peut être sou­le­vé ici (encore deman­de­rait-il une étude spé­ciale, vu la com­plexi­té du sujet): un anar­chiste peut-il être ami avec un fas­ciste ? Je vois le lec­teur sur­sau­ter ; qu’est-ce que cette ques­tion, où va-t-il cher­cher ça ? Eh oui!. Si en Espagne nos cama­rades ont ample­ment mon­tré qu’entre le fas­cisme et nous, c’é­tait une lutte à mort, on a par ailleurs lais­sé pla­ner une équi­voque, qu’il nous fau­dra bien cre­ver un jour à fond.

Je ne suis pas le seul, en effet, à m’in­di­gner du rap­pro­che­ment mons­trueux que font par­fois cer­tains jour­naux, cer­taines revue, cer­taines émis­sions de radio, entre anar­chistes et fas­cistes (et je ne parle pas des Sta­li­niens, bien sûr!) sans que cela sou­le­vât de bien grosses pro­tes­ta­tions chez les cama­rades en cause. Ben quoi ? Untel est fas­ciste mais c’est un gars “tel­le­ment intel­li­gent” et si “à part ! Il n’empêche qu’en­tendre M. Loi­se­let rece­voir dans son émis­sion “si anar­chi­sante” du lun­di un Pierre Domi­nique et lui deman­der avec cor­dia­li­té (la même employée pour cer­tains inter­ro­gés anar­chistes ou fas­ci­sant, on a l’air de mettre les deux “extré­mistes” dans le même sac!) ce “qu’il a fait de sa vie” me semble un peu dur à digé­rer ! Je sais que M.Dominique est un “type”, comme l’é­tait Paraz, et d’autres, mais tout ce joli monde écrit ou écri­vait dans un tor­chon fas­ciste : “Riva­rol”. Je sais que mon indi­gna­tion me vau­dra, de la part de cer­tains, de gen­tilles accu­sa­tions de “sec­ta­risme bor­né” mais je me demande, dans ma can­deur, com­ment un anar­chiste peut seule­ment fré­quen­ter des gens qui pra­tiquent le racisme (pre­nons un seul exemple, en lais­sant tom­ber le culte du chef, de la force, etc.) et en font une doc­trine ? Mais il est vrai qu’il y a bien des anar­chistes eux-mêmes qui sont racistes, j’en ai connu, alors ? Je sou­tiens sim­ple­ment que tous ces révol­tés-là ont peut-être un petit fond de fas­cisme qui s’i­gnore et qu’il ne fau­drait sans doute pas grand-chose pour que la mala­die ne les gagne un jour (mais je ne veux pas empié­ter sur l’ar­ticle que mon cama­rade consacre à ce sujet dans le pré­sent numéro).

Et puisque nous par­lons de nos enne­mis (les fas­cistes) il ne faut pas oublier que l’é­thique anar­chiste peut être aus­si gra­ve­ment endom­ma­gée si, par sou­ci d’ef­fi­cience, nous en arri­vions à copier cer­taines méthodes. Il y a par exemple incom­pa­ti­bi­li­té com­plète entre la plu­part des méthodes du Par­ti com­mu­niste, car ces méthodes sont fonc­tion d’une doc­trine, et les nôtres. Et on aurait tort d’ar­guer de la “réus­site” de la Rus­sie dite sovié­tique, comme exemple. Rap­pe­lons ce que sim­ple­ment les méthodes néo-léni­nistes avaient fait de la défunte FCL ! J’in­siste sur cette ques­tion car elle peut se ren­con­trer sou­vent au cours de la vie mili­tante et quand on s’en­gage dans le fameux piège de “la fin jus­ti­fie les moyens“on ne sait jus­qu’où cela peut aller…

[|* * *

|]

Par­tis de quelques obser­va­tions sur les dif­fi­cul­tés de notre com­bat, nous sommes allés un peu plus loin… je ne pense pas qu’il y ait de conclu­sion spé­ciale à tirer car chaque cha­pitre four­nit les siennes propres, pour mon compte. Il reste que nous tire­rons des conclu­sions infi­ni­ment plus vastes et pré­cieuses si les cama­rades nous envoient leur opi­nion, favo­rable ou non. Répé­tons-le une der­nière fois : l’im­por­tant n’est pas que Truc ait écrit telle chose, l’im­por­tant est de savoir s’il déraillait ou non et cela se sait par le fra­ter­nel sou­tien du lec­teur. Nous le disons à chaque article, nos tra­vaux ne sont que des points de vue, uni­que­ment des­ti­nés à lan­cer d’autres dis­cus­sions, d’autres articles qui, nous l’es­pé­rons, iront plus loin que nos propres recherches…

Une chose sûre : la tâche du mili­tant liber­taire n’est pas mince ! Mais l’exa­men des dif­fi­cul­tés à vaincre ne doit pas nous décou­ra­ger et doit au contraire sti­mu­ler notre réso­lu­tion. Je pense à un mot du cama­rade Loru­lot qui, annon­çant nos cahiers dans la revue “l’I­dée Libre” de mars, déclare que la dif­fi­cul­té d’être anar­chiste est peut-être encore plus grande que je ne le sup­pose. C’est bien pos­sible. Rai­son de plus pour ne pas ralen­tir notre effort.

[/​Christian Lagant/​]

La Presse Anarchiste