La Presse Anarchiste

Préjugés “racistes”

“Je ne suis pas raciste, mais il faut bien recon­naître que les Arabes…”. Com­bien de fois cha­cun de nous a‑t-il enten­du cette phrase qui se ter­mine imman­qua­ble­ment par la “consta­ta­tion” que tel ou tel groupe humain (telle ou telle “race”) est natu­rel­le­ment por­teur de telle ou telle tare – juifs rusés et voleurs – noirs stu­pides et pares­seux – Arabes cruels et pédé­rastes, etc. Et allez donc, c’est pas ton frère ! Et c’est le drame.

Le drame c’est que le racisme est moins le fait de ceux qui se pro­clament racistes, que celui de tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont ou peuvent pro­non­cer la petite phrase “je ne suis pas raciste mais…”. Le drame c’est que tous ceux-là, l’im­mense majo­ri­té des Fran­çais par exemple, sont sin­cè­re­ment convain­cus de n’être pas racistes, désap­prouvent sin­cè­re­ment l’as­sas­si­nat de 6 mil­lions de juifs par les nazis comme ils désap­prouvent ou même s’in­dignent des mas­sacres d’Al­gé­riens. Mais ils ne se sentent pas inti­me­ment concer­nés, ils laissent faire. L’o­pi­nion publique, en res­tant pas­sive devant le crime raciste, l’ac­cepte donc le rend pos­sible. Elle en est res­pon­sable. À Paris, en 1960, l’é­cri­vain Noir, Fer­nand Oyo­no est lyn­ché Bou­le­vard St Ger­main par un com­man­do de Jeune Nation : les pas­sants regardent sans inter­ve­nir. Tous ces pas­sants étaient racistes sans le savoir et s’in­di­gne­raient de se l’en­tendre dire.

Car le racisme est en nous. Tout dans l’é­du­ca­tion, l’ins­truc­tion, la vie sociale, la vie fami­liale même, concourt à le faire naître, à entre­te­nir. De plus les forces d’ex­ploi­ta­tion ont besoin que le racisme reste vivace car elles en tirent profit.

Qu’est-ce que le “Racisme ?

Ten­ter de défi­nir le “racisme” est chose mal­ai­sée du fait de l’im­pos­si­bi­li­té scien­ti­fique de défi­nir le mot “race”. Socio­logues, anthro­po­logues et bio­lo­gistes n’ayant pas réus­si à se mettre d’ac­cord sur son conte­nu. En effet l’exis­tence des groupes eth­niques ayant des appa­rences phy­siques, des manières de vivre, de s’ha­biller, de par­ler, des gestes dif­fé­ren­ciés n’au­to­rise pas la divi­sion de l’hu­ma­ni­té en “races”. La divi­sion en races impli­quant une dif­fé­ren­cia­tion bio­lo­gique nette qui n’existe pas dans l’es­pèce humaine. Une erreur com­mu­né­ment admise comme véri­té consiste à impu­ter à un groupe eth­nique phy­si­que­ment recon­nais­sable les carac­tères men­taux et les manières que ce groupe a acquis dans un contexte social his­to­rique don­né (géné­ra­le­ment l’op­pres­sion). Ain­si au 18ème siècle le bota­niste sué­dois Ch. Lin­né s’au­to­ri­sait-il à clas­ser les peuples comme il l’a­vait fait des plantes. Et cela don­nait : “Euro­péens, blancs et labo­rieux”, “Afri­cains, noirs et veules”, “Asia­tiques, jaunes et endu­rants”, etc. Il n’existe pas de vices ou de ver­tus inhé­rents à une cou­leur de peau, à une forme de nez, à une pilo­si­té par­ti­cu­lières. Il n’existe que des groupes humains dont les com­por­te­ments par­ti­cu­liers ont été déter­mi­nés par leur his­toire. La carte des popu­la­tions divi­sant l’hu­ma­ni­té selon le sys­tème éta­bli par Blu­men­bach au 19ème siècle, sys­tème des cinq races “noire, brune, jaune, rouge et blanche” qu’on nous a ensei­gné sur les bancs de la com­mu­nale, est à pré­sent consi­dé­ré comme antiscientifique.

Toutes les théo­ries écha­fau­dées pour jus­ti­fier après coup l’in­to­lé­rance “raciale” sont en fait un fatras de men­songes des­ti­né selon les cas soit à faci­li­ter l’ex­ploi­ta­tion éhon­tée de telle “race” décla­rée infé­rieure, soit à char­ger une mino­ri­té eth­nique de tous les maux, en faire un “bouc émis­saire” sur lequel s’a­char­ne­ront les oppri­més pen­dant que leurs vrais oppres­seurs pour­ront conti­nuer à tirer pro­fit d’eux impunément.

L’ab­sence de fon­de­ments sérieux n’empêche pas les “théo­ries racistes” d’a­voir prise sur les peuples et de ser­vir de pré­texte ou de “justification“aux pires crimes contre l’humanité.

C’est que ces théo­ries, pour men­son­gères qu’elles soient, trouvent un ter­rain fer­tile dans les masses.

Natio­na­lisme, Xéno­pho­bie et Racisme.

Les socio­logues ont mis en évi­dence la ten­dance qu’ont les membres d’un “en-groupe” a avoir des pré­ju­gés à l’é­gard des membres “hors-groupe”. Cette ten­dance appa­raît dans cer­taines condi­tions sociales ou historiques.

Le natio­na­lisme, en exa­cer­bant le sens d’être membres de “l’en-groupe”, engendre des pré­ju­gés, du mépris et bien­tôt de la haine et de la vio­lence à l’é­gard de toutes les autres nations en géné­ral et, dans une situa­tion his­to­rique don­née, à l’é­gard de telle nation en par­ti­cu­lier. Dans ces condi­tions le sens de “l’en groupe” des natio­na­listes les pré­dis­pose natu­rel­le­ment au mépris et à la haine de tout ce qui est dif­fé­rent d’eux, par la reli­gion, la langue, la cou­leur de peau, le vêtement…

Il y a dans tout groupe humain se consi­dé­rant comme tel des réflexes de défense et d’a­gres­si­vi­té à l’é­gard de tout ce qui n’est pas inté­gré au groupe. L’a­gres­si­vi­té ne ces­se­ra que si le groupe cesse de se consi­dé­rer comme supé­rieur ou s’il est bat­tu sur les ter­rains qui lui fai­saient croire à sa supé­rio­ri­té (poli­tique, éco­no­mique, géo­gra­phique, scien­ti­fique, cultu­rel, reli­gieux). À cet égard la déco­lo­ni­sa­tion, si elle engendre des ran­cœurs chez cer­tains Blancs cram­pon­nés aux pri­vi­lèges du pas­sé, aura cer­tai­ne­ment pour consé­quence une modi­fi­ca­tion des pré­ju­gés de couleur.

Dans le même ordre d’i­dées, il est inté­res­sant de consta­ter une modi­fi­ca­tion dans l’at­ti­tude des Fran­çais depuis que les Algé­riens ont pris les armes pour deve­nir indé­pen­dants. Au mépris qui pré­si­dait le plus sou­vent au com­por­te­ment des Fran­çais à l’é­gard des “Sidis” a fait place une sorte de res­pect, inami­cal certes, mais dont l’une des consé­quences les plus appa­rentes est le rem­pla­ce­ment du tutoie­ment par le vou­voie­ment. En l’es­pace de six ans une telle modi­fi­ca­tion d’at­ti­tude n’est pas négli­geable. De même, de plus en plus d’Al­gé­riens “osent” occu­per une place assise dans le métro, par exemple. C’est un petit fait, mais symp­to­ma­tique de l’é­vo­lu­tion psy­cho­lo­gique décou­lant de la lutte armée. La jeu­nesse algé­rienne, en tant que groupe, liquide dans la lutte une part du com­plexe d’in­fé­rio­ri­té qui para­ly­sait ses aînés, com­plexe ayant pris racine dans ce groupe humain par un siècle d’es­cla­vage colo­nial. Car là encore le béni-oui-ouisme n’est pas spé­ci­fique aux Arabes mais ce sont les condi­tions d’ex­ploi­ta­tion, de misère et de ter­reur qui leur furent impo­sées pen­dant plus d’un siècle qui ont engen­dré cet esprit de sou­mis­sion chez quelques géné­ra­tions maghrébines.

Une pro­pa­gande efficace.

Les pré­ju­gés que chaque groupe humain nour­rit à l’en­contre de tout ce qui ne lui est pas inté­gré ne seraient, compte tenu des com­por­te­ments sociaux usuels dans les pays indus­tria­li­sés, sans doute pas suf­fi­sants pour rendre pos­sibles les crimes racistes et les pogroms s’ils n’é­taient soi­gneu­se­ment entre­te­nus par ceux qui en tirent pro­fit et en pre­mier lieu le Capi­tal et l’État. La pro­pa­gande est alors une arme redou­table qui insi­dieu­se­ment ou ouver­te­ment tend à déve­lop­per ou à inflé­chir les pré­ju­gés d’un peuple.

L’Al­le­magne nazie et la France pétai­niste ten­tèrent, avec suc­cès, d’ac­cré­di­ter la conscience d’ap­par­te­nir à la “race aryenne” et, par la presse, le film, les expo­si­tions, par­vinrent sans dif­fi­cul­té à impo­ser les dépor­ta­tions mas­sives et les géno­cides “raciaux” contre les juifs.

En Angle­terre, une pro­pa­gande est menée, et pas seule­ment par les fas­cistes de sir Oswald Mos­ley, pour encou­ra­ger le pré­ju­gé de cou­leur contre les Noirs, Antillais ou Afri­cains, au nom de la défense de “l’An­gle­terre Blanche”.

Il y a six ans, en France, afin de faire mieux accep­ter l’i­dée de répres­sion en Algé­rie, notam­ment à la suite de la résis­tance des rap­pe­lés, la presse gou­ver­ne­men­tale entre­prit une savante cam­pagne raciste. Ne pou­vant gagner l’en­thou­siasme des sol­dats par des argu­ments patrio­tiques, écu­lés et spé­cia­le­ment inap­pli­cables à la ques­tion algé­rienne, les “France-Soir”, “Figa­ro”, “Pari­sien Libé­ré”, “Aurore”, etc. entre­prirent la mise en valeur sys­té­ma­tique des méfaits de droit com­mun com­mis par des Nord-Afri­cains, afin de créer un réflexe d’hos­ti­li­té à leur égard. À chaque méfait la qua­li­té de Nord-afri­cain s’é­ta­lait en carac­tères gras, à la “une” alors que sou­vent ces crimes plus graves mais com­mis par des Fran­çais étaient relé­gués en page 3 ou 8. Quelques pho­tos d’a­tro­ci­tés com­mises par des Algé­riens aidèrent à retour­ner l’o­pi­nion publique fran­çaise qui, après février-mars 1956 (point culmi­nant de la cam­pagne), alla par­fois jus­qu’à pré­co­ni­ser le napalm pour en finir avec les “ratons”.

C’est grâce au fond raciste des Blancs que les bombes d’Hi­ro­shi­ma et Naga­sa­ki ne sou­le­vèrent pas vrai­ment d’in­di­gna­tion. Elles n’a­vaient tué “que” des Japo­nais. Il est per­mis de pen­ser que les Alliés mal­gré la guerre, n’au­raient jamais jeté, s’ils avaient été en mesure de le faire tech­ni­que­ment alors, la même bombe ato­mique sur Ber­lin ou Nuremberg.

Les Alle­mands sont “quand même” des hommes : ils sont Blancs…

Bien sûr, ces choses dites tout à trac heurtent et cha­cun ne se recon­naît pas dans ces comportements.

Le Racisme ouvrier.

On com­prend que les exploi­teurs, au hasard des conjonc­tures éco­no­miques ou poli­tiques, uti­lisent les armes telles que la xéno­pho­bie et plus faci­le­ment encore le racisme.

Ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment pénible pour le mili­tant révo­lu­tion­naire non raciste c’est la consta­ta­tion de l’exis­tence de ces pré­ju­gés au sein des masses laborieuses.

Si, géné­ra­le­ment, les Noirs ne sont pas trop mal vus des ouvriers, c’est para­doxa­le­ment on fonc­tion d’un pré­ju­gé de cou­leur : les ouvriers fran­çais n’en ont pas peur, puisque “ce sont de grands enfants” et que, de plus, ils parlent fran­çais. Ce qui n’empêchera pas les ouvriers de bap­ti­ser avec une incons­ciente cruau­té leur cama­rade de cou­leur “Blanche-neige” et d’en faire plus ou moins le “rigo­lo” de l’a­te­lier. À part ça, on est pas racistes, bien sûr.

À l’é­gard des Asia­tiques les ouvriers sont plus réser­vés. Ils s’en méfient le plus sou­vent, les épient et les res­pectent. (C’est que bien sou­vent les ouvriers asia­tiques que l’on ren­contre en France sont d’an­ciens étu­diants viet­na­miens, qui faute de res­sources durent entrer en usines. “On” se méfie donc car ils sont géné­ra­le­ment plus ins­truits que la moyenne des ouvriers fran­çais. Ils sont sou­vent des “pro­fes­sion­nels”.)

L’at­ti­tude à l’é­gard des Algé­riens a évo­lué, on l’a vu, du mépris hos­tile de naguère jus­qu’à une espèce de sta­tu-quo plu­tôt res­pec­tueux et méfiant. D’ailleurs, depuis la guerre, les Algé­riens sur­tout lors­qu’ils sont nom­breux évitent le contact avec les Fran­çais en usine.

Tou­te­fois on ver­ra que le “racisme” des tra­vailleurs est moins vif (tout au moins tant que des riva­li­tés d’in­té­rêt ne viennent enve­ni­mer les choses : chô­mage, heures sup­plé­men­taires, accep­ta­tion de sous-salaires, etc.) que leur antisémitisme.

En ce qui concerne les Noirs, les Jaunes et les Nord-Afri­cains, et sur­tout pour ces der­niers, les ouvriers fran­çais notam­ment dans les grandes usines ou dans le bâti­ment en côtoient quo­ti­dien­ne­ment sur le lieu de tra­vail. Même s’ils n’en n’ont géné­ra­le­ment pas pleine conscience ils sont tous com­po­sants d’un même groupe “les tra­vailleurs de l’en­tre­prise”, ils ont en face d’eux, contre eux la même direc­tion, le même patron. Ils passent leurs jour­nées entre les mêmes murs, sont libé­rés le soir par la même pen­dule poin­teuse. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont liés. Sans doute le seraient-ils bien plus si au sein même de l’en­tre­prise ils n’é­taient le plus sou­vent divi­sés par leurs fonc­tions, par la caté­go­rie. Des ouvriers nord-afri­cains n’ayant le plus sou­vent qu’une fonc­tion de manœuvre, faute d’a­voir eu l’oc­ca­sion de pou­voir apprendre un métier, les “sales bou­lots”, les plus mal payés leur sont réservés.

“Apar­theid” à Billancourt

Dans un but évident de divi­sion ouvrière, les patrons emploient géné­ra­le­ment le sys­tème qui a déjà por­té ses fruits pour mettre en échec le “À tra­vail égal – Salaire égal” qui devait en son prin­cipe sup­pri­mer la dis­cri­mi­na­tion entre le tra­vail mas­cu­lin et le tra­vail féminin.

Dans les entre­prises employant beau­coup de femmes, celles-ci au lieu d’être affec­tées à telle ou telle caté­go­rie en rap­port avec leurs com­pé­tences indi­vi­duelles, ce qui amè­ne­raient à ne pas tenir compte du sexe du tra­vailleur et réa­li­se­rait en fait le “tra­vail égal – salaire égal” dans chaque caté­go­rie, sont sou­vent grou­pées dans une seule caté­go­rie, OS1 par exemple, les hommes aptes aux mêmes tâches étant déli­bé­ré­ment clas­sés dans une caté­go­rie supé­rieure OS2 ou 3. Ain­si on conserve en fait, quoi qu’en disent les “lois sociales”, la pra­tique de sous-rénu­mé­ra­tion des femmes. Les “jeunes ouvriers de pro­duc­tion” connaissent aus­si, pour en être vic­times, ces com­bi­nai­sons patro­nales. En ce qui concerne les tra­vailleurs nord-afri­cains, le béné­fice patro­nal de ce sys­tème est double : 1°) ils sont moins payés et 2°) ils res­tent grou­pés, iso­lés des tra­vailleurs fran­çais. Leurs inté­rêts étant dif­fé­rents ils sont donc peu enclins à reven­di­quer ensemble.

Le “divi­ser pour régner” res­tant en tout domaine la tac­tique patro­nale il eût été éton­nant qu’elle mécon­naisse les avan­tages d’un “racisme” bien compris.

Anti­sé­mi­tisme ouvrier

L’an­ti­sé­mi­tisme est de loin le pré­ju­gé le plus pro­fon­dé­ment ancré en France, le plus dif­fi­ci­le­ment extirpable.

À cela plu­sieurs “rai­sons”. En pre­mier lieu bien sûr, la per­ma­nence des pro­pa­gandes réactionnaires.

Il existe chez beau­coup d’ou­vriers, un cer­tain sens d’être vic­times de machi­na­tion occulte, la croyance qu’une force invi­sible mais omni­pré­sente et machia­vé­lique est la vraie res­pon­sable de leurs malheurs.

Bien sûr le patron on ne l’aime pas, “il a la belle vie pen­dant qu’on se fait ch…”, mais pour beau­coup de tra­vailleurs la notion confuse de leur exploi­ta­tion et la pré­sence phy­sique du patron ne se super­posent pas exac­te­ment. Le patron ne suf­fit pas, il ne fait pas le poids dans la balance, ou le pla­teau ouvrier déborde de misères, de gros­sesses per­ma­nentes, de murs lépreux, de gosses malades, de sexua­li­tés asphyxiées, de chiottes au fond de la cour près des pou­belles. Il faut le dire : bien des ouvriers res­pectent leur patron, ne l’aiment pas, d’ac­cord, mais ils lui sont liés par d’obs­curs liens, par­fois ils en sont fiers et peut-être faut-il voir là un des élé­ments de l’in­croyable et pour­tant très répan­du “patrio­tisme de boîte”.

Ce res­pect explique sans doute aus­si la rare­té des crimes de classe dans les rubriques de faits divers. Il semble en effet curieux qu’on ne tue presque jamais son patron qui pour­tant vous vole tout au long de votre vie, vous vole votre vie, alors que l’on tue quo­ti­dien­ne­ment des femmes (ou des hommes) qui après vous avoir beau­coup don­né pré­tendent vous quit­ter et com­bler désor­mais une tierce per­sonne. Quoi qu’il en soit, beau­coup d’ou­vriers n’ont pas eu l’oc­ca­sion de com­prendre que le vrai res­pon­sable de leur misère c’est le sys­tème d’ex­ploi­ta­tion, l’hydre à deux têtes, Capi­tal et État. Connais­sant leur misère mais n’en com­prennent pas l’exacte cause, toute pro­pa­gande leur dési­gnant un res­pon­sable trouve en eux un ter­rain fertile.

Les pro­pa­gandes réac­tion­naires servent le patro­nat clé­ri­cal. En dési­gnant “le Juif” comme res­pon­sable de la misère ouvrière elles assurent au patro­nat clé­ri­cal une ombre pro­pice à la conti­nua­tion pai­sible de son exploitation.

Bien sûr on pro­po­se­ra “les Juifs“en tant que “Race : on dira “s’ils vous exploitent c’est parce qu’ils sont Juifs, ce sont donc eux vos vrais enne­mis” lais­sant ain­si faire son che­min à l’i­dée que seuls les Juifs exploitent… etc.

À cela l’ou­vrier conscient à beau jeu de répondre : “que mon exploi­teur soit blanc, vert, noir, jaune, catho­lique, juif, fran­çais, béri­chon m’im­porte peu, mes vrais enne­mis sont ceux qui m’ex­ploitent, parce qu’ils m’ex­ploitent”.

Pour­tant, il n’est pas rare d’i­den­ti­fier des séquelles d’an­ti­sé­mi­tisme même chez des ouvriers “com­mu­nistes”, et même chez des “anar­chistes”.

Si la pro­pa­gande anti­sé­mi­tique peut demeu­rer si vivace c’est qu’elle s’ap­puie sur une réa­li­té : il n’y a pour ain­si dire pas d’ou­vriers juifs en France, dans les usines, sur les chan­tiers. De là à y voir le fait que les Juifs ne sont qu’ex­ploi­teurs, il n’y a qu’un pas, fran­chit d’au­tant plus allè­gre­ment… qu’il y a pas mal de Juifs dans le Patro­nat, la haute Banque et la Finance.

Cepen­dant cette situa­tion est expli­quée par l’his­toire du peuple juif, par l’his­toire des condi­tions qui furent faites aux Juifs par les chré­tiens depuis près de 2.000 ans. On oublie trop sou­vent que l’an­ti­sé­mi­tisme théo­lo­gique accu­sant les Juifs d’être les assas­sins du Christ remonte au début du chris­tia­nisme, qu’il fut ensei­gné dans les caté­chisme et dans la litur­gie, que dès les pre­mières Croi­sades les grands mas­sacres de Juifs eurent lieu, que les Juifs, réduits par les Chré­tiens à l’é­tat de parias de l’Eu­rope, ne furent pro­cla­més égaux en droit par rap­port au reste de l’hu­ma­ni­té qu’au 18ème siècle, et non sans luttes. Si cette éga­li­té per­mit au peuple juif de se lan­cer dans l’as­cen­sion sociale, les pré­ju­gés accu­mu­lés contre eux pen­dant deux mil­lé­naires ne furent pas éteints pour autant. Bien au contraire, à l’an­ti­sé­mi­tisme théo­lo­gique dépas­sé, il fal­lut trou­ver un successeur.

Le 19ème siècle, siècle de la science, vit naître l’an­ti­sé­mi­tisme dit “scien­ti­fique” parce que fon­dé sur des théo­ries anthro­po­lo­giques que l’on tenait alors pour cer­taines – et qui étaient fausses, on le sait main­te­nant. Dès lors ce fut donc la “race” juive qui fut com­bat­tue, au nom de la science.

Et pour­tant, il est avé­ré à pré­sent que pas plus qu’il n’existe de race jaune ou noire, il n’existe de race juive. Il existe des Juifs, ayant leur reli­gion, leurs mœurs, leurs habi­tudes, leurs gestes façon­nés par 20 siècles d’op­pres­sion. Il existe un peuple juif, et même une nation juive pour­rait-on dire. Mais de race, mille regrets pour les racistes… (On se demande com­ment les racistes font pour s’y retrou­ver, eux pour les­quels le Juif, le “métèque” a obli­ga­toi­re­ment “le teint oli­vâtre, la bouche lip­pue, le nez cro­chu, les che­veux noirs et crê­pés”, en pré­sence des Juifs chi­nois jaunes, des Juifs nègres d’A­frique, d’A­mé­rique et de Mada­gas­car, noirs, des Juifs polo­nais aux lèvres minces, blancs, des Juifs à peau sombre de l’Inde…).

La dis­cri­mi­na­tion dont les Juifs furent vic­times jus­qu’au 16ème siècle leur inter­di­sait d’ap­par­te­nir aux cor­po­ra­tions, celles-ci étant chré­tiennes et pla­cées cha­cune sous le patro­nage d’un saint ou d’une sainte. Les Juifs n’a­vaient donc aucune pos­si­bi­li­té d’exer­cer les grands métiers cor­po­ra­tifs, chasse gar­dée des Chrétiens.

Par contre l’Église inter­di­sait aux Chré­tiens le prêt à inté­rêt depuis le Concile de Trente : les Juifs furent confi­nés dans ces fonctions.

Ces condi­tions impo­sées aux Juifs expliquent qu’au­jourd’­hui encore peu de Juifs soient occu­pés à des tâches pro­duc­tives et que la majo­ri­té des Juifs, dans un pays chré­tien comme la France, occupent des fonc­tions dis­tri­bu­tives (com­merce), ou artis­tiques ou “libé­rales”.

Le ban­quier ou le finan­cier juif d’au­jourd’­hui est des­cen­dant du “chan­geur d’argent”, du prê­teur à intérêt.

Le 20ème siècle avec la créa­tion d’Is­raël en Pales­tine vient brouiller les cartes de l’an­ti­sé­mi­tisme ouvrier.

Les kib­boutz de l’é­poque héroïque de l’entre-deux guerres méri­te­raient d’être tout par­ti­cu­liè­re­ment étu­diés par les ouvriers en géné­ral, et par les anar­chistes en particulier.

Ces fermes col­lec­tives, de struc­ture anar­chique, admi­nis­trées par leur conseil, par l’as­sem­blée des fer­miers, où l’argent était volon­tai­re­ment sup­pri­mé, étaient de nature, s’ils en avaient connu l’exemple, de faire chan­ger d’a­vis à pas mal d’ou­vriers antisémites.

En effet : ces pion­niers d’Is­raël, ces pay­sans vivant le com­mu­nisme inté­gral, qui étaient-ils ? Pour leur plus grande part des “intel­lec­tuels” juifs méde­cins, phi­lo­sophes, musi­ciens, pro­fes­seurs qui chas­sés d’Eu­rope par les pré­ju­gés anti­sé­mi­tiques y aban­don­naient par­fois des pro­fes­sions lucra­tives pour deve­nir de simples pay­sans, des tra­vailleurs manuels et construire avec quelques pay­sans juifs pales­ti­niens les cel­lules de base de ce qui aurait pu être un vrai communisme.

Quel démen­ti à la “race juive qui ne veut qu’ex­ploi­ter et méprise le tra­vail productif !

Aujourd’­hui, on sait que le magni­fique mou­ve­ment kib­bout­zim a été réduit par l’État d’Is­raël qui, comme tout État l’au­rait fait, a su voir le dan­ger que repré­sen­tait pour lui un tel réseau de col­lec­ti­vi­tés agraires.

Cepen­dant l’exis­tence de l’État d’Is­raël d’au­jourd’­hui peut faire ouvrir les yeux aux ouvriers fran­çais anti­sé­mites puis­qu’il offre le spec­tacle d’un pays qui comme tous les pays est basé sur le pro­fit, où le peuple (juif) tra­vaille et est exploi­té par le patro­nat et l’État (juifs) où le pro­lé­ta­riat (juif) observe de moins en moins les rites reli­gieux, tout comme à Billan­court ou Auber­vil­liers le “pro­lé­ta­riat” pré­fère le foot­ball à la messe ce que déplorent res­pec­ti­ve­ment les poli­ti­ciens, les natio­na­listes, les patrons d’Is­raël comme de France.

Mais Israël est loin et si les ouvriers fran­çais mangent des oranges de Jaf­fa, de Valence ou d’A­frique du nord, ils n’en sont pas infor­més pour autant de la lutte de classe des tra­vailleurs juifs d’Is­raël, des tra­vailleurs espa­gnols, des fellahs…

Y a‑t-il des remèdes ?

Quelles sont les mesures propres à faire dis­pa­raître les pré­ju­gés “racistes ?

De la part de l’État, on ne peut rien attendre en ce domaine : le peuple fran­çais doit res­ter apte à toute guerre colo­niale future, doit pou­voir com­prendre si besoin est que c’est le four­reur juif du coin qui est res­pon­sable de son exploi­ta­tion et non pas les action­naires ou le patron de la boîte où il s’échine.

Il faut que le peuple fran­çais, comme tous les peuples occi­den­taux (et même sovié­tique au besoin, puisque Blanc), reste en mesure de com­prendre un éven­tuel péril jaune afin de “cas­ser” du Chi­nois allè­gre­ment au nom de la “civi­li­sa­tion” blanche.

Du côté des exploi­teurs il n’y a rien à attendre. Et il ne faut pas non plus tom­ber dans le pan­neau de l’Église catho­lique, apos­to­lique et romaine qui se livre actuel­le­ment à une déma­go­gie anti­ra­ciste, notam­ment à l’é­gard des peuples noirs pour mieux sur­vivre à la déco­lo­ni­sa­tion et aus­si pour de pro­saïques ques­tions de “per­son­nel”. Il y a en effet de moins en moins de “voca­tions” chez les Euro­péens, les Bre­tons et les Basques pro­duisent moins de sou­tanes, moins de cor­nettes, alors qu’a­vec un peu de bara­tin les Pères Blancs vous fabriquent encore des sœurs de cha­ri­té noires sans trop de difficultés.

Non, comme en tout domaine, nous ne pou­vons comp­ter que sur nous-mêmes pour faire recu­ler les pré­ju­gés “racistes” des ouvriers. En expli­quant bien sûr, mais ce n’est pas suf­fi­sant. D’a­bord en fai­sant le ménage en nous-mêmes pour être sûr que ne sub­siste aucune réac­tion raciste. Cher­cher des réponses à des ques­tions comme : “que pen­se­rais-je si ma sœur (ou ma fille) se mariait avec un Juif, avec un Noir, avec un Arabe?” nous per­met par­fois de décou­vrir la trace d’un pré­ju­gé qui vivo­tait en nous, mal­gré toutes nos splen­dides prises de consciences maté­ria­listes, mar­xistes ou anarchistes.

Mais tout cela n’est pas suf­fi­sant. Comme tou­jours c’est l’i­gno­rance qui fait le lit des pré­ju­gés, qu’ils soient d’ordre racial, natio­nal, sexuel, etc. C’est donc prin­ci­pa­le­ment à l’é­cole et dans l’é­du­ca­tion fami­liale des enfants qu’on peut le plus pour empê­cher que s’a­grippe et se déve­loppe chez nos enfants le can­cer raciste.

Bien des ins­ti­tu­teurs font déjà un tra­vail magni­fique en ce domaine. Hélas les livres de Géo­gra­phie et d’His­toire qu’ils ont à leur dis­po­si­tion sont géné­ra­le­ment très orien­tés, de nature à don­ner à l’en­fant un pré­ju­gé de supé­rio­ri­té de la “race” blanche déten­trice de la “Civi­li­sa­tion”.

De même les lec­tures de loi­sirs des­ti­nées aux enfants sont empreintes des mêmes pré­ju­gés : les Indiens y sont cruels, les Noirs (bien que “pares­seux !) n’y sont que por­te­faix des Blanc, les Jaunes sont tou­jours aus­si per­fides dans la contre­bande et l’es­pion­nage… alors que les Jim la Jungle et autres super­men blancs y portent de très belles tenues “colo­niales”, accu­mulent les actes héroïques (où le colt, à force de cou­rage, vient à bout des arcs et des flèches!), de ravis­santes pin-up bot­tées, au teint de rose, avec des poi­trines conformes aux normes de la civi­li­sa­tion occi­den­tale font un contraste élo­quent auprès des négresses por­tant l’en­fant sur le dos et pilant le manioc.

Une édu­ca­tion a‑raciste doit avant tout être basée sur la véri­té. Le pro­blème n’est pas de faire aimer par l’en­fant blanc un loin­tain petit cama­rade jaune ou noir en lui disant “tu vois, il est comme toi, il aime jouer, il aime sa maman, il a la peau noire parce qu’il y a beau­coup de soleil et que ça le pro­tège, mais il est comme toi…etc.”

Beau­coup de parents anti­ra­cistes tiennent de sem­blables dis­cours à leurs enfants. Bien sûr c’est mieux que d’i­gno­rer le pro­blème ou d’en­sei­gner le mépris, mais il ne nous semble pas que le vrai pro­blème soit là. Moins que de cher­cher à nier les dif­fé­rences et à pro­cla­mer des simi­li­tudes sou­vent hypo­thé­tiques, que l’en­fant lui-même pour­ra par son obser­va­tion mettre plus ou moins en échec, il est néces­saire de pro­cla­mer ces dif­fé­rences, de les expli­quer par la vie, l’his­toire des peuples consi­dé­rés, de les faire com­prendre et admettre par l’en­fant. Le sen­ti­ment de fra­ter­ni­té humaine qui nous anime ne peut se fon­der sur l’u­ni­for­mi­té des hommes (ce qui por­te­rait en soi un néo-colo­nia­lisme par lequel tous les peuples pour être égaux devraient s’a­li­gner sur les peuples les “plus avan­cés” tech­ni­que­ment, et adop­ter leurs normes, leurs dogmes, leurs “huma­nismes”) mais doit trou­ver son expres­sion dans la recon­nais­sance de la diver­si­té et son accep­ta­tion. Notre concep­tion de l’é­ga­li­té des hommes n’a rien à y perdre.

Féli­ci­tons-nous du tra­vail accom­pli par cer­tains cinéastes qui n’hé­sitent pas à atta­quer les pré­ju­gés de cou­leur et l’an­ti­sé­mi­tisme. Plus que de longs dis­cours, le film qui émeut le spec­ta­teur en met­tant en scène des pro­ta­go­nistes de groupes eth­niques dif­fé­rents détruit à lui seul nombre de séquelles racistes. La liste serait trop longue des films qu’il faut don­ner à voir dans ce domaine, “d’Hi­ro­shi­ma mon amour” à “Étoiles”, d’ ”On n’en­terre pas le dimanche” à “Come back Afri­ka”, de “Moi un Noir” au “Jour­nal d’Anne Franck”, des “Tripes au Soleil” à “La chaîne“etc. De tels films, quelle que soit leur valeur sur le seul plan ciné­ma­to­gra­phique, du chef-d’œuvre au navet, agissent, et bien sûr sur­tout lors­qu’ils sont des chefs-d’œuvre, comme des contrepoisons.

Pour ter­mi­ner ces réflexions dont le seul but est d’at­ti­rer l’at­ten­tion sur la gra­vi­té du racisme qui ne dit pas son nom, il nous semble utile de citer le socio­logue Cyril Bib­by dont les très inté­res­sants tra­vaux dans ce domaine sont empreints d’un res­pect de l’homme que les anar­chistes ne sau­raient désavouer :

“Il y a, dans le monde moderne en géné­ral, une ten­dance trop répan­due à l’u­ni­for­mi­té et au confor­misme en toutes choses et nous ris­quons de perdre de vue l’é­norme pou­voir humain d’i­dio­syn­cra­sie et d’o­ri­gi­na­li­té. Nous ne savons pas quelles com­bi­nai­sons de carac­té­ris­tiques sou­hai­tables, quelles pos­si­bi­li­tés de diver­si­té cultu­relle nous attendent dans un monde qui ces­se­ra de mesu­rer tous les hommes à l’aune des “Blancs”, mais qui, en revanche, encou­ra­ge­ra les peuples de toutes cou­leurs à déve­lop­per au maxi­mum leurs qua­li­tés propres et à les appli­quer à des asso­cia­tions nou­velles.” (“Race, Pre­ju­dice and Education”).

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La Presse Anarchiste