Un des aspects positifs du bouillonnement de Mai-Juin 1968 a été l’apparition de la notion d’autogestion.
Ce fut une révélation pour beaucoup et nombreux sont ceux qui maintenant n’envisagent plus le socialisme autrement que basé sur l’autogestion.
Il y a là un début de prise de conscience d’une aspiration profonde et nous sommes persuadés que dans les pays occidentaux, la Révolution ne peut se faire qu’autour de cette idée force.
Mais en Mai 1968, cette idée était trop floue et trop faible pour indiquer une direction aux masses en grève.
Pour devenir une force matérielle déterminante, l’idée d’autogestion qui a contre elle aussi bien les préjugés de la mentalité de la classe dominante comme des couches dirigeantes de la classe ouvrière, que la complexité des techniques modernes et l’immensité des entreprises doit s’imposer et en particulier devenir crédible.
Autrement dit les ouvriers peuvent-ils gérer leurs entreprises et selon quelles modalités ; et sur cette base la société entière peut-elle constituer une trame vivante et renouvelée se libérant des contraintes artificielles que lui impose non seulement l’impérialisme capitaliste mais aussi l’État.
C’est dans ces conditions qu’il nous parait nécessaire d’attirer l’attention sur l’exemple durable et progressif de la Yougoslavie qui a proclamé avoir opté fondamentalement pour l’autogestion comme organisation sociale et a déjà en fait donné des réponses à beaucoup de questions.
Actuellement cette idée d’autogestion donne lieu à des recherches théoriques et études historiques fort intéressantes.
Nous, nous insisterions volontiers sur l’aspect politique du problème.
À tous les points de vue la Yougoslavie joue un rôle important qu’il s’agit d’apprécier correctement.
Il ne s’agit pas d’un modèle, cette notion étant de toute évidence contraire à toute pensée dialectique.
Pour nous il ne s’agit pas non plus d’un repoussoir ; position sur laquelle se retrouvent pour juger la Yougoslavie les tenants du centralisme étatique et ceux dont la démarche idéaliste les empêchera toujours de retrouver dans les manifestations de la vie les conceptions floues ou précises qu’ils ont élaboré dans l’abstrait.
Il ne s’agit pas non plus d’une expérience si on entend par là quelque chose de restreint, un essai sur un point particulier et qu’on peut toujours interrompre, mais bien d’une démarche globale. Si les débuts furent timides nous sommes maintenant parvenu à un point où il nous parait légitime de dire que la Yougoslavie est en marche vers l’autogestion, et c’est actuellement le seul lieu au monde dont on puisse en dire autant.
Dans le cadre de cette démarche globale, il y a effectivement une foule d’expériences pour essayer de résoudre les problèmes pratiques, mais dans le cadre de cette démarche globale qui elle n’est pas une expérience, mais un choix politico-social, choix qui, précisément, est le notre.
On peut penser d’un point de vue élémentaire, et beaucoup de gens qui s’intéressent à la Yougoslavie ne manquent pas de le faire, qu’il y a là bas de bonnes et de mauvaises choses, l’appréciation et la répartition étant évidemment fort variables suivant les différentes subjectivités.
Il faut distinguer les « inconvénients » de l’autogestion de ceux qui résultent précisément de l’insuffisance de son développement et des obstacles antiautogestionnaires.
Le propre des systèmes autoritaires et centralistes c’est de résoudre les problèmes en les supprimant jusqu’à ce qu’ils fassent à nouveau irruption et qu’on tente à nouveau d’écraser ceux qui incarnent la contradiction.
Si on n’agit pas de la sorte, c’est à dire si on opte pour l’autogestion, il faut s’attendre à l’expression de multiples problèmes, qu’il faut résoudre au fur et à mesure. Et la question pour une société en autogestion est de trouver les moyens de résoudre les problèmes d’une manière objective sans intervention arbitraire d’une force extérieure.
Or les remèdes aux maux dont souffre la société Yougoslave selon certains camarades se disant partisans de l’autogestion impliquent des mesures draconiennes qui nécessitent précisément tout un appareil répressif qui ne manquera pas non seulement de prendre des mesures mais encore de secréter toute une idéologie antiautogestionnaires.
Or précisément la Yougoslavie ne sort qu’à peine d’un tel système. Mais si elle en est bien sortie du point de vue terroriste et policier, il n’en reste pas moins que la volonté de restructuration de la société de bas en haut doit compter avec la persistance d’une certaine bureaucratie qui dans certains cas se conjugue à la passivité des masses pour la survie des anciennes méthodes et des anciens rapports sociaux.
Toute la question est évidemment d’apprécier ce qui est essentiel et de juger la dynamique, en connaissance de cause.
Il est des gens qui croient qu’il y a en Yougoslavie quelques expériences d’autogestion mais qui se limitent à un petit secteur, comme comme en Algérie par exemple. D’autres sont mieux informés, mais leurs informations datent. C’est ainsi que Noir et Rouge republiait il y a 1 an ou 2 un article de notre camarade Paul Zorkine (révolutionnaire yougoslave qui avait lui même subi la répression stalinienne) vieux de près de 10 ans, et qui considérait que les Conseils Ouvriers en Yougoslavie avaient à peu près autant de pouvoirs que les comités d’entreprise en France. Ce qui était parfaitement exact à l’époque. Et nous avons longtemps partagé cette opinion ; jusqu’au jour où de réforme en réforme, il nous est apparu évident qu’un type de société qualitativement tout différent s’était dégagé.
Les éléments sur lesquels nous nous basons sont la notion de propriété sociale se substituant à celle de propriété d’État pour les organes et moyens de production essentiels, à l’intérieur desquels les changements de rapports déterminent le changement de rapports de la société tout entière. Voilà qui nous parait essentiel dans ce domaine et non la persistance de la petite propriété artisanale ou agricole, dont par contre les différentes formes de coopératives et de coopération pourraient fort intéresser nos paysans.
Même si la pratique réelle est souvent en retard, le, travailleur gère son entreprise, c’est à dire que ce sont les travailleurs associés qui collectivement le font et se répartissent le revenu sans qu’un patron ou l’État et sa bureaucratie accaparent une plus-value ou imposent une direction. Mais ces producteurs associés sont responsables devant la collectivité, cette notion de collectivité n’étant plus une fiction masquait les intérêts de la classe dirigeante comme en régime bourgeois capitaliste ou bureaucratique d’État, puisque la collectivité avec laquelle l’entreprise est le plus directement articulée est la Commune dont le travailleur est membre actif en tant que citoyen et également membre en tant que travailleur.
Cette Commune, avec notamment son conseil des habitants et son conseil des travailleurs, nous parait un élément déterminant de l’autogestion, qui entre autres permet une intégration des entreprises à la collectivité, cette intégration nous paraissant l’emporter sur la concurrence en économie de marché qui selon certains transformerait la Yougoslavie en jungle capitaliste.
Il y a donc non seulement autogestion des unités de travail mais également autogouvernement, le terme yougoslave qu’on traduit habituellement par le mot autogestion signifie d’ailleurs tout cela si bien que le développement des forces productives se fait dans de toutes autres conditions qu’ailleurs du fait de cette autogestion entendue au sens large, même si certaines choses viennent choquer, dont les moindres ne sont pas le chômage et l’émigration. Nous pensons que l’autogestion dont les bases paraissent solides en Yougoslavie doit hâter la désaliénation du travail, car le producteur qui intervient de plus en plus dans l’organisation de son travail et dans la répartition des fruits du travail collectif est également un citoyen qui peut intervenir directement dans la vie publique.
Mais ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’il s’agit non pas d’un état de fait à prendre ou à rejeter mais d’une dynamique à apprécier.
La façon la plus correcte de juger la situation nous parait être de considérer l’autogestion en Yougoslavie comme un nouveau système social (impliquant déjà par lui même une restructuration incessante) ayant à se substituer aux anciens rapports de production et modes de gouvernement.
Mais, et c’est encore un des points de critique, l’autogestion se développe dans une économie de marché. Les théoriciens yougoslaves pensent que c’est la seule méthode pour permettre aux contradictions de se manifester, d’être détectées scientifiquement et finalement dénouées de façon réelle. Les associations de travail se développent actuellement sur les bases de la production de marché mais elles ne peuvent être rapidement, étant donné leur principe et leur structure, que la seule véritable négation de cette même production. Dès maintenant en tous cas elles représentent une négation réelle et absolue des rapports capitalistes ou étatistes de fonctionnalisation de la production de marché qui eux tendent à la perpétuer.
Ce serait une erreur d’opposer comme on le fait souvent schématiquement économie de marché et planification. Le néo capitalisme se sert de l’État pour planifier ; dans les États socialistes la planification centraliste vient fausser les lois d’une économie où la production conserve cependant un aspect de marchandise. Dans les 2 cas il s’agit bien d’une fonctionnalisation de cette production au profit d’une classe qui s’approprie une part énorme du revenu. C’est pourquoi la Yougoslavie qui avait connu une telle planification à l’époque du communisme administratif n’a plus actuellement qu’un plan indicatif. Il semble s’agir là d’un point essentiel du processus de désétatisation. Par contre l’autogestion étant maintenant fondée économiquement et étant suffisamment développée une planification d’un tout autre type est prévue basée sur les organisations de travail et les communes, puis les républiques et enfin la Fédération. La planification réparait donc comme coordination de l’autogestion et apparaît ainsi comme son perfectionnement puisque partant des groupements sociaux élémentaires.
Il n’en reste pas moins qu’actuellement l’autogestion n’intervient pas directement dans un certain nombre de domaines dont les manifestations sont celles de l’État classique. Ainsi en est-il de la politique étrangère, s’il est facile de réfuter le grossier argument selon lequel la Yougoslavie serait entièrement vendue aux U.S.A., il n’en reste pas moins qu’elle n’apparaît pas comme étant à l’avant garde de la lutte anti-impérialiste. Si la politique de non alignement peut paraître faible à cet égard, ce qui mériterait d’être discuté, certains arguments ne sont guère convaincants. C’est ainsi que Fidel Castro à propos d’histoires de brigands a réglé des comptes avec la Ligue des Communistes de Yougoslavie en les amalgamant avec les gens du « printemps de Prague » et en sacrifiant par la même occasion la Tchécoslovaquie à l’ordre de la Russie soviétique.
Le rapprochement est d’ailleurs légitime – Et il faut rappeler que la sécession titiste a constitué la première brèche dans le monolithisme étouffant du communisme de l’époque.
Un reproche souvent fait dans le même genre est celui d’absence de vie politique. Certains ne conçoivent pas un pays socialiste sans mobilisation de masse, discours fleuves devant des foules enthousiastes, défilés, meetings monstres, campagnes pour ceci ou pour cela, mots d’ordre. La question est de savoir si tout est dans le style. On voit mal la Yougoslavie à l’étape actuelle inondée de slogans du type « Producteur tu es maître de ton destin », justement parce qu’il s’agit d’autogestion.
Il nous parait au contraire qu’il y a une vie politique bien réelle mais qui n’est pas systématiquement animée par le pouvoir et elle nous parait précisément essentiellement centrée sur notre sujet : la base de la vie politique en Yougoslavie est justement le développement de l’autogestion, en tous lieux et à tous les niveaux, à l’occasion d’élections, de prises de décisions importantes comme dans la vie quotidienne, dans les multiples instances de démocratie directe, et dans les organes de gestion comme au sein des organisations socio-politiques.
Mais bien entendu l’autogestion étant l’idée dominante c’est aussi en son nom et sous son couvert que les groupes sociaux qui lui sont hostiles vont s’exprimer et agir pour tenter de la freiner, la dévier, et la récupérer en la transformant en participation sans contenu. Il y a donc une lutte incessante qui se traduit aussi bien par des conflits que par des discussions jusqu’au sein de la Ligue des Communistes entre les tendances autogestionnaires et les tendances bureaucratiques ou technocratiques.
Nous en arrivons à un point qui nous parait primordial. Le parti communiste yougoslave après avoir été au pouvoir pendant de nombreuses années et s’être confondu avec l’État a entamé une évolution qui l’a amené d’abord à considérer que l’autogestion était l’antagoniste de l’État, le principe qui devait entraîner son dépérissement, et que l’organisation d’avant garde ne pouvait agir alors à partir du pouvoir d’État mais directement aux seins des masses, dans les organes de gestion et de démocratie politique et cela simplement à partir de positions militantes. Cet abandon des notions devenues classiques du communisme et en particulier du rôle directeur absolu se matérialisa par le changement de nom : la transformation du Parti en Ligue.
Allant plus loin, la ligue qui affirme maintenant clairement lutter pour le socialisme libertaire a été amenée à se restructurer en fonction de l’autogestion et à fonctionner elle même comme un organe en autogestion. Cela a constitué les thèmes du dernier congrès de la Ligue.
Nous comprenons que de nombreux camarades aient de la peine à admettre toute cette évolution de la Yougoslavie et de son parti communisme. Il s’agit en fait d’un véritable réformisme au sein d’un État socialiste.
Mais pour nous le problème est tout différent. Il n’y a pas de réformisme possible dans le cadre d’un État bourgeois. Nous avons à faire la Révolution c’est à dire d’abord à exproprier les capitalistes. Toute la question est de savoir si la collectivité va récupérer directement les moyens de production ou si ceux-ci deviendront propriété d’État. Notre rôle est de faire en sorte que l’autogestion succède directement au régime capitaliste bourgeois ce qui nous éviterait précisément les détours et contradictions de la Yougoslavie.
Il vaut donc envisager le rôle de l’organisation révolutionnaire d’une manière nouvelle en fonction de l’autogestion généralisée. Mais il nous parait légitime de considérer que la Yougoslavie fait partie d’une démarche générale vers l’autogestion et qu’elle y occupe peut-être la position la plus importante en tous cas à l’heure actuelle.
Cet article sera sans doute considéré par certains comme un schéma apologétique. Nous répondrons qu’il ne s’agit que d’une tentative pour situer le problème et que dans ces perspectives nous sommes prêts à faire la critique de la Yougoslavie et de son autogestion, mais dans ces perspectives, pour permettre à cette critique d’être fructueuse et non chaotique.