La Presse Anarchiste

De l’anarchisme aberrant

L’A­nar­chisme com­mu­niste dont nous nous récla­mons et que nous pen­sons être un apport irrem­pla­çable dans la tra­di­tion révo­lu­tion­naire est un ensemble de démarches nées dans le mou­ve­ment ouvrier et dans le mou­ve­ment de lutte de classe. Il consti­tuait une ten­dance solide au sein de la Ière Inter­na­tio­nale et, comme tel, appar­tient non seule­ment à l’his­toire des luttes des tra­vailleurs mais consti­tue une expé­rience pra­tique propre que les révo­lu­tion­naires de nos jours se doivent d’é­tu­dier au même titre que les expé­riences bolcheviques.

L’en­semble des études de ce bul­le­tin a pour but de renouer la dia­logue entre les anar­chistes com­mu­nistes et l’en­semble du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Notre pré­sence au sein du C.I.M.R. est l’une des concré­ti­sa­tion de ce dialogue.

Il existe, certes, de nom­breux mili­tants révo­lu­tion­naires qui se réclament de l’A­nar­chisme et n’é­pousent pas pour­tant la tota­li­té des posi­tions de ceux qui ont rejoint le C.I.M.R. Nous res­tons en contact avec eux et ce bul­le­tin se veut aus­si un organe de liai­son entre le mou­ve­ment anar­chiste révo­lu­tion­naire et le reste du mou­ve­ment communiste.

En ce sens, nous consi­dé­rons que l’ar­ticle paru dans le der­nier numé­ro d’unir sous le titre « Anar­chisme et Bol­che­visme » est émi­nem­ment positif.

Com­men­taire du livre de Voline, « La Révo­lu­tion Incon­nue » qui vient d’être réédi­té, cette ana­lyse lucide contri­bue à remettre en ques­tion le juge­ment tout fait et la plu­part du temps sec­taire, des mili­tants du P.C. vis à vis de l’A­nar­chisme. Ceux de nos amis qui ont essuyé pen­dant des années les pires calom­nies et les pires insultes du par­ti sta­li­nien seront émus par les pro­pos fra­ter­nels du cama­rade Pierre Teruel qui écrit de Voline et Makh­no : « Leur nom s’ins­crit dans l’his­toire ouvrière et révo­lu­tion­naire et il n’y a pas entre nous et eux d’oppo­si­tion de classe… »

La posi­tion des cama­rades d’unir est conver­gente à la notre et, croyons nous, c’est cet état d’es­prit qui for­ge­ra l’U­ni­té idéo­lo­gique de la Révolution.

Mais pour conti­nuer le dia­logue, il est néces­saire de pré­ci­ser des points qui nous semblent fon­da­men­taux. Et c’est pour cela que le livre de Voline n’est pas for­cé­ment le mieux choi­si pour concré­ti­ser un dia­logue actuel entre les anar­chistes com­mu­nistes et les léni­nistes. En effet, Teruel écrit que Voline pense que « les soviets seuls et non un par­ti » pou­vaient don­ner la vic­toire a la Révo­lu­tion d’Oc­tobre. « C’est dire – ajoute-t-il – que les bol­che­viks sont d’a­vance condamnés ».

Or, le cou­rant anar­chiste com­mu­niste n’a pas tou­jours dans la suite de son déve­lop­pe­ment, nié le rôle de l’A­vant-Garde révo­lu­tion­naire et du par­ti (terme qui était employé par Mala­tes­ta lui-même).

C’est sc>Archinov, com­pa­gnon de Makh­no qui a pré­ci­sé­ment défi­ni ce rôle dans un sens anar­chiste et ce sont ses idées que nous pen­sons valables pour la construc­tion du par­ti révo­lu­tion­naire de demain qui devra avoir une tâche pré­cise dans la construc­tion de la socié­té auto­ges­tion­naire. C’est ce rôle qu’a retrou­vé la Ligue Com­mu­niste You­go­slave. Cet apport d’Ar­chi­nov est impor­tant à un moment où nombre de mili­tants mar­xistes léni­nistes com­mencent à reje­ter la concep­tion for­melle du cen­tra­lisme démocratique.

Mais le débat est mal­ai­sé pour autant qu’il existe des concep­tions aber­rantes du mar­xisme que les révo­lu­tion­naires dénoncent (posi­tions de la direc­tion du P.C.F. ou du Par­ti S.F.I.O. réfor­miste) et des concep­tions aber­rantes de l’A­nar­chisme révo­lu­tion­naire qui, loin d’être dénon­cées, sont sou­vent assi­mi­lées par le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire général.

Ces concep­tions aber­rantes poussent nombre de grou­pus­cules mar­xistes à refu­ser le dia­logue avec les anar­chistes et contri­buent à ce que des mili­tants du P.C.F. par ailleurs proches de nous condamnent en bloc l’en­semble des idées du mou­ve­ment de mai. La chose est donc sérieuse.

De tous temps, de nom­breux far­fe­lus (main­te­nant mis en vedette par une nou­velle vogue de l’A­nar­chisme) se sont récla­mé de l’i­déal liber­taire en pro­fes­sant les concep­tions les plus folles et les plus aventuristes.

Nous avons déjà cité Mala­tes­ta qui dénon­çait ceux qui sou­te­naient qu’on devait par­ve­nir à l’har­mo­nie dans la socié­té en fai­sant cha­cun ce qui nous passe par la tête. Cer­tains anars l’ont sou­te­nu en Mai sous le pré­texte que « l’I­ma­gi­na­tion » était « au pouvoir ».

On disait autre­fois que la poste n’é­tait pas néces­saire et qu’on avait qu’à por­ter les lettres soi-même. Un organe anar­chiste espa­gnol publia même un article affir­mant que le Socia­lisme devrait sup­pri­mer les che­mins de fer parce au’ il est anti-anar­chiste d’o­bli­ger les gens à par­tir à heure fixe. Mala­tes­ta disait déjà que ces bêtises ont été accueillies par une grande par­tie du public comme les idées anar­chistes et qu’elles servent tou­jours à nos adver­saires pour gagner une vic­toire facile.

Ain­si, la concep­tion « spon­ta­néiste » affir­ma que les masses étant en mou­ve­ment, tout s’ar­ran­ge­rait tout seul sans orga­ni­sa­tion : l’A­nar­chisme révo­lu­tion­naire qui recon­naît la valeur de la « spon­ta­néi­té » n’a jamais affir­mé qu’il ne faut pas d’or­ga­ni­sa­tion et Voline lui même écri­vait dans la Révo­lu­tion Incon­nue déjà citée : « Toute Révo­lu­tion com­mence néces­sai­re­ment d’une manière plus ou moins spon­ta­née, confuse et chao­tique. Il va de soi – et les anar­chistes le com­prennent aus­si bien que les autres – que si une Révo­lu­tion en reste là, à ce stade pri­mi­tif, elle échoue. Aus­si­tôt après l’é­lan spon­ta­né, le prin­cipe d’or­ga­ni­sa­tion doit intervenir… »

Ce qui rejoint on ne peut mieux notre ana­lyse de mai 68 !

Mais cer­tains pro­fessent une concep­tion encore plus extra­or­di­naire du « spon­ta­néisme » affir­mant que la Spon­ta­néi­té est actuel­le­ment bonne abso­lu­ment dans tous les actes de la vie humaine. Il est donc « anar­chiste » de faire abso­lu­ment tout ce qui passe par la tête et dans tous les domaines. Cela devient alors une affir­ma­tion de la liber­té indi­vi­duelle dans sa tota­li­té. Il suf­fi­rait donc d’a­voir une atti­tude ori­gi­nale et en dehors de la morale bour­geoise pour se dire anar­chiste et être taxé comme tel.

Or, l’A­nar­chisme consi­dé­ré en tant qu’é­thique future de la socié­té com­mu­niste cor­res­pond à une atti­tude rigou­reuse et sa concep­tion de la liber­té (amou­reuse ou autre) est une recherche d’une morale supé­rieure aux tabous de la socié­té actuelle dont nous avons tant de mal, les uns et les autres à nous libérer.

On peut, certes, être anar­chiste en se dro­guant, en s’al­coo­li­sant, en étant les­bienne ou pédé­raste. L’in­di­vi­du doit être libre. Mais nous refu­sons d’ad­mettre et de pro­cla­mer que ces atti­tudes consti­tuent le « sum­mum » de l’A­nar­chisme et de la pen­sée révo­lu­tion­naire. Cette atti­tude est d’au­tant plus ridi­cule quand cer­tains jeunes s’o­bligent à faire cer­taines actions de cet ordre pour prou­ver qu’ils sont libérés.

Alors que l’A­nar­chisme révo­lu­tion­naire est essen­tiel­le­ment d’es­sence ouvrière et pense avec Bakou­nine que la classe ouvrière en se libé­rant « libère l’Hu­ma­ni­té toute entière », ce qui signi­fie que la libé­ra­tion de l’Homme ne peut inter­ve­nir que par un pro­ces­sus col­lec­tif, cer­tains anar­chistes pensent que la libé­ra­tion, indi­vi­duelle n’est pas moins impor­tante et qu’il est vain de cher­cher à libé­rer les autres si on ne sait se libé­rer soi-même. Cette posi­tion indi­vi­dua­liste, pour chré­tienne qu’elle soit par cer­tains côtés, est respectable.

Mais que dire de ceux qui affirment que pour se libé­rer de l’ex­ploi­ta­tion il suf­fit de ne pas tra­vailler sous pré­texte qu’on tra­vaille pour les capi­ta­listes ? De fait, quand on mange dans notre socié­té sans tra­vailler, c’est qu’on a pris sur le tra­vail d’un autre et qu’on a rejoint le camp des exploi­teurs. Au nom de cette théo­rie, on pro­fesse un beau mépris pour les ouvriers qui « sont assez cons » pour se faire exploi­ter. On retrouve d’ailleurs cette idée dans un cha­pitre de « L’é­cume des jours » de Boris Vian (livre par ailleurs si beau…). En appli­ca­tion de cette thèse et comme on ne s’ap­pelle pas Gun­ther Schass, qui semble bien être un grand anar­chiste en ce domaine, on se pro­cure sa pitance jour­na­lière en cha­par­dant dans les maga­sins. C’est cette « Anar­chisme » là que pro­fes­sait Liber­tad et les gens regrou­pés au début de ce siècle autour du jour­nal l’Anar­chie. La fameuse bande à Bon­not était issue de ce groupe dont l’ef­fi­ca­ci­té poli­tique peut être dis­cu­tée. Cha­cun a certes le droit d’être fei­gnant. Mais qu’on ne cherche pas à jus­ti­fier cette ten­dance par des ali­bis « politiques ».

En matière de « cha­par­dage », cer­tains anar­chistes du début de ce siècle étaient des adeptes de ce qui a été appe­lé la « reprise indi­vi­duelle » qui consis­tait à dire que ce n’est pas voler que de voler un exploi­teur. Il ne s’a­gis­sait alors que de « récu­pé­rer » ce qui avait été volé aux ouvriers. Cette récu­pé­ra­tion était des­ti­née à ali­men­ter l’ac­tion révo­lu­tion­naire ou à aider les déshé­ri­tés. Cela a été pra­ti­qué depuis par d’autres révo­lu­tion­naires en période vio­lente. Les anar­chistes aber­rants d’au­jourd’­hui déforment cette théo­rie et se contentent sou­vent de vivre sur le dos des autres quand ils n’en sont pas tout bon­ne­ment réduits à l’ap­pli­quer en fau­chant les ser­viettes et les cou­verts dans les restaurants…

On voit qu’à ce niveau, on en arrive au « canular ».

Une autre forme d’A­nar­chisme aber­rant a été appe­lé dans nos milieux, le « vasisme » (de l’ad­jec­tif « vaseux ») ou le « nul­lisme ». Cette forme est plus sérieuse et aus­si beau­coup plus répan­due : c’est la mala­die infan­tile de l’A­nar­chisme et chaque anar­chiste doit lut­ter contre elle non seule­ment poli­ti­que­ment, mais encore au sein de son « moi » propre. Déjà, Paraf-JAval, le fou­gueux anar­chiste de 1900 qui se signa­lait par ses posi­tions outran­cières les défi­nis­sait comme des « abru­tis ».

Paraf-Javal écri­vait cette défi­ni­tion en 1906 :

« Un indi­vi­du est anar­chiste quand il pense a pos­te­rio­ri, après exa­men sans pré­ju­ger, en uti­li­sant seule­ment les connais­sances scien­ti­fiques. La morale anar­chiste ne peut être déter­mi­née qu’en dehors de l’ar­bi­traire impo­sé a prio­ri par cer­tains humains à d’autres humains.

Cette Morale, comme toutes les autres règles scien­ti­fiques doit être déter­mi­née a pos­te­rio­ri, après exa­men, en uti­li­sant seule­ment les connais­sances scientifiques ».

Dès lors, toute idée échap­pant à l’exa­men est arbi­traire, donc auto­ri­taire. Pré­ci­sons encore que les anar­chistes com­mu­nistes ont tou­jours été des adeptes du maté­ria­lisme dia­lec­tique qu’ils ont d’ailleurs conçu sou­vent d’une manière plus large et moins « éco­no­miste » que les mar­xistes de leur époque.

Or, bien qu’ils s’en défendent ou bien (et c’est le plus grave) qu’ils ne s’en rendent pas tou­jours compte, les « vaseux » se conduisent la plu­part du temps comme si l’A­nar­chisme était un ensemble de concep­tions immuables. Ils ont donc une concep­tion idéale de la Révo­lu­tion posée a prio­ri. Ils savent d’a­vance com­ment la Révo­lu­tion doit se faire et condamnent comme « impos­sible » ou « contre-révo­lu­tion­naire » tout pro­ces­sus réel qui ne cor­res­pond pas à leurs sché­mas pré-éta­blis. C’est ain­si qu’ils sont tou­jours en dehors de la Révo­lu­tion qui existe et ont contri­bué à main­te­nir l’A­nar­chisme dans une tour d’ivoire.

Il est pos­sible que des condi­tions objec­tives et la dyna­mique du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire (comme en mai 68) les rendent pour un cer­tain temps à l’A­nar­chisme vivant. Ils peuvent alors prendre des posi­tions ou des options cor­rectes et consti­tuer un apport béné­fique pour tout le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, Mais ils ont, en géné­ral, une inca­pa­ci­té chro­nique à tra­duire leurs concep­tions les plus valables en termes poli­tiques car ils sont bien « idéa­listes » dans le sens ou Marx l’en­ten­dait : ils ne recherchent que l’abso­lu dans le domaine des idées et sont les adeptes du « tout ou rien ».

Dès que l’eu­pho­rie du mou­ve­ment est pas­sée (après mai !), ils retournent à leur petit groupe de « copains » ou à leurs vieilles habi­tudes parce qu’ils sont tou­jours déçus par le déca­lage qui existe inévi­ta­ble­ment entre toute théo­rie et la réa­li­té. Ils aban­donnent en route ceux qu’ils ont entraî­nés dans de grandes expé­riences sou­vent valables et sont prêts à sabo­ter ce qu’ils ont suscité.

Il existe enfin une der­nière norme de l’A­nar­chisme aber­rant qui semble avoir subit un sérieux coup depuis mai 68, mais est encore vivante dans cer­tains de nos milieux. Il s’a­git de l’anar­chisme auto­ri­taire (en quelque sorte, la thèse et l’anti-thèse).

Si le mou­ve­ment anar­chiste fran­çais a lais­sé se déve­lop­per en son sein des concep­tions étran­gères, c’est sur­tout parce qu’il n’a jamais été capable de faire son uni­té autour d’un grand mou­ve­ment popu­laire : c’est le cas aus­si des autres grou­pus­cules. Mais dans la forme anar­chiste, cette divi­sion se tra­duit par l’exis­tence de mul­tiples cha­pelle pré­ten­dant reflé­ter une ten­dance propre. C’est alors que l’on voit appa­raître le « lea­de­risme ». Chaque groupe a ten­dance a se for­mer autour d’un lea­der qui est cen­sé pos­sé­der la « science infuse ». Les ten­dances anti-orga­ni­sa­tion­nelles contri­buent alors sou­vent à don­ner la vedette à des lea­ders qui exercent une véri­table auto­ri­té morale et doc­tri­nale. La mani­fes­ta­tion la plus aigre de cette aber­ra­tion a consis­té à « déi­fier » de son vivant un vieux mili­tant par ailleurs fort courageux.

Tout cela n’a rien à voir avec l’anar­chisme révo­lu­tion­naire et nous devions le dire.

(Une pro­chaine étude sera consa­crée aux anar­chistes réformistes). 

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